LE DERNIER FANTÔME
par Stephen Goldin
On parle de mourir d'amour ; Sellings et Lafferty nous ont montré que les immortels peuvent être particulièrement vulnérables à ce mal sans remède. Mais on peut aussi mourir de solitude, de regret, d'occasions manquées. On peut avoir tout oublié et avoir envie de communiquer. Il y a immortel et immortel. Imagine-t-on le sort d'un immortel qui tombe en désuétude ? Peut-on rester une personne quand on n'a plus personne ? Peut-on seulement appeler quelqu'un quand il n'y a plus de mots ? Celui qui échappe au monde des vivants échappe à sa propre famille ; il esquive la mort, mais il n'a plus d'interlocuteurs. En fait, il n'a plus personne à nommer.
L'ÉTERNITÉ est une atrocité quand on est seul à la supporter.
Il est le dernier de son espèce, s'il est bien un « il ». (Le genre n'est qu'une différence arbitraire. Tout finit par être pareil… et dans l'éternité c'est inéluctable.) Il a dû avoir autrefois un nom, clef de son âme, mais c'était avant l'éternité, alors qu'il existait sous une forme corporelle. Il s'efforce de penser aux choses qu'il a connues et s'aperçoit qu'il ne le peut pas. Il veut penser aux choses telles qu'elles sont et découvre qu'il n'y parvient pas tout à fait. Le futur dépasse de loin ses pouvoirs contemplatifs.
Il existe (si c'est bien le mot) dans un présent sans fin, un néant moins substantiel que le vide, plus petit que l'infini, plus vaste que la pensée. L'éternité s'étend aussi loin derrière lui que devant. Il dérive à travers cette absence de tout, infiniment plus vite que la non-vitesse même. Il voit sans yeux. Il entend sans oreilles. Des pensées vides de pensée tournent en rond en laissant de petits remous dans le vide presque total de son esprit.
Il cherche une
Il voudrait un
Il désire des
Il aime à
Nul objet ne lui reste en l'esprit. Les mots ont été lentement corrodés par l'acide du temps. Tout ce qui reste, c'est la recherche, le besoin, le désir, l'amour.
Elle apparaissait peu à peu, simple clignotement aux limites de sa non-perception. (Impossible d'élucider pourquoi il l'envisageait comme « elle ». Il sentait seulement en elle un aspect qui était son complémentaire, à lui.) Il y eut une accélération dans son vide de pensée, un étonnement. Elle constituait une nouveauté dans un cosmos affadi où rien ne changeait jamais. Il la regardait assumer une forme encore moins substantielle que la sienne propre. Il l'examinait, effrayé de l'approcher, encore plus effrayé de s'enfuir loin d'elle sous l'effet de la peur. (Du moins s'il existait un endroit quelconque où s'enfuir dans l'éternité.)
Elle prit soudain conscience des choses et sursauta devant l'étrangeté de son nouvel environnement. L'infini effarant déclenchait en elle une onde de stupéfaction mêlée de peur. Elle ne pouvait encore appréhender que le stérile continuum autour d'elle.
Elle parla. (Ce n'était pas un son mais cela pouvait s'interpréter comme une forme de communication.) « Où suis-je ? »
C'était élémentaire. Il trouvait cependant la chose totalement neuve, mais quelque part au sein des fragments de sa mémoire, elle éveillait un vague sentiment de connu. Il se mit à trembler.
Elle sentit qu'il existait et porta son attention vers lui. « Qu'êtes-vous ? Que m'est-il arrivé ? »
Il connaissait les réponses à ces questions… ou plutôt il les avait connues. Comme tout le reste, l'infini avait grignoté ces bribes de savoir dans ce qui lui restait d'esprit. Tout avait eu tant d'importance en un temps ! Tant d'importance ! C'est pourquoi il était devenu ce qu'il était.
« Je vous en prie ! le supplia-t-elle sur un ton d'affolement. Dites-moi ! »
À travers les brumes qui tournoyaient dans les méandres poussiéreux de sa mémoire, les mots jaillirent d'eux-mêmes : « Vous êtes morte.
— Non ! C'est impossible ! Je ne peux pas ! »
Le silence écrasant.
« Je ne peux pas, insista-t-elle. La mort est vaincue depuis plus de cinq mille ans. Une fois nos esprits transplantés dans les réserves des ordinateurs, nous sommes devenus immortels. Nos corps peuvent faillir, mais nos esprits survivent. Personne ne meurt plus… » Sa voix s'éteignit.
« Vous êtes morte, répéta-t-il sans émotion.
— Seriez-vous… êtes-vous un fantôme ? » demanda-t-elle.
Bien que le sens du mot lui eût été dérobé, il lui restait ce lambeau d'identité. « Oui. »
Elle demeura songeuse et morose, et des quantités massives de non-temps s'écoulèrent. Il attendait. Il s'accoutumait à son existence à elle. Elle n'était plus une chose étrangère à son univers de vide. Elle avait acquis une semi-présence et il l'acceptait comme il en était venu à admettre tout le reste.
Elle finit par dire : « J'imagine qu'une panne quelconque du matériel a dû déloger momentanément le schéma de ma personnalité des mémoires en réserve. Mais ce n'est que provisoire. Je ne suis qu'à moitié morte. Dès qu'on aura réparé le système, je serai de nouveau moi-même. N'est-ce pas que je redeviendrai moi-même ? »
Il ne répondit pas. Il ignorait tout des pannes de matériel. Ou, s'il en avait eu quelque connaissance, il l'avait oublié.
« Les pannes de matériel sont en principe impossibles, débita-t-elle, s'efforçant avec désespoir de se convaincre qu'elle allait retrouver sa réconfortante réalité. Pourtant, en des milliers d'années, il peut bien y avoir un risque sur quelques milliards. Mais on y mettra vite bon ordre. Il le faut. Ils le doivent. N'est-ce pas ? N'EST-CE PAS ? »
Elle regardait fixement son compagnon impassible, avec panique. « Ne restez pas là ! Secourez-moi ! »
Secourir. Le mot se fraya un passage dans la caverne hantée de son esprit. Il devait secourir… secourir… Qui ou quoi ou comment, cela lui échappait. Si du moins il l'avait jamais su.
Ils continuaient à dériver ensemble à travers le vide, côte à côte, le fantôme et le presque fantôme. Les non-pensées de l'esprit plus ancien étaient plus embrouillées qu'à l'ordinaire, en raison de cette présence après une telle période de solitude dans l'absence de temps. Mais cette confusion n'était pas désagréable ; en réalité il trouvait plutôt sympathique d'avoir de nouveau quelqu'un avec qui partager l'univers. Il émanait d'elle une aura aimable qui brillait près de lui dans un monde autrement inerte.
Ils existaient tous les deux depuis plus de cinq mille années. Il était sans nul doute le plus âgé des deux ; mais la véritable différence était qu'il régnait seul depuis des siècles dans cette solitude qui lui avait taraudé l'esprit, alors qu'elle avait passé ces mêmes siècles avec d'autres personnes, d'autres esprits… circonstance qui, si elle ne détériore pas complètement un être, lui apporte une stabilité presque absolue. Ce dernier cas s'appliquait à elle, si bien que sa panique du début se calmait peu à peu et qu'elle revenait à l'attitude rationnelle dont elle avait fait preuve durant des milliers d'années.
« Bon. On dirait bien que je suis ici pour un temps, alors autant me renseigner sur le lieu. Et comme vous êtes la seule chose présente aux environs, je commence par vous. Qui êtes-vous ?
— Un mort.
— C'est évident. » Elle parvenait à manier joliment l'ironie, même avec sa non-voix. « Mais n'auriez-vous pas un nom ?
— Aucun. »
Elle perdit patience. « C'est impossible ! Vous avez bien eu un nom autrefois. Quel était-il ?
— Je ne… je ne… je ne… » Cette tentative avortée de réponse était si pathétique que les instincts maternels qu'elle croyait depuis longtemps éteints en elle furent réveillés.
« Je suis désolée, dit-elle avec un peu plus de tendresse. Parlons d'autre chose. Où sommes-nous ?
— Nous sommes...
— Morts », acheva-t-elle en même temps que lui.
Oh ! Seigneur, accordez-moi la patience. Il est pire qu'un enfant. « Oui, je le sais. Mais je parle de notre position matérielle. Peut-elle se définir ?
— Non. »
Échec, de nouveau. De toute évidence, son compagnon ne goûtait guère la conversation, mais avec son esprit analytique elle éprouvait un vif besoin de parler, de se cramponner à sa santé mentale dans une situation si néfaste. « Bon. Même si vous ne tenez pas à parler, voyez-vous des objections à ce que je le fasse ?
— Non. »
Elle s'y mit donc. Elle lui raconta les débuts de sa vie, à l'époque où elle avait un corps, tout ce qu'elle avait fait, les enfants qu'elle avait eus. Elle expliqua la réussite du transfert des esprits qui avait enfin permis à l'Homme de vaincre la Mort. Elle lui parla du premier millier d'années qu'elle avait passées dans la mémoire de l'ordinateur et durant lesquelles, exaltée par l'idée de l'immortalité, elle avait occupé et animé des carcasses de robots pour se livrer à des sports où elle défiait la mort et à d'autres activités enivrantes. Puis elle lui fit comprendre que même ces jeux étaient devenus ennuyeux avec le temps et qu'elle avait alors abordé sa phase actuelle de maturité, la recherche de la connaissance et de la sagesse. Elle lui conta qu'on avait construit des vaisseaux pour emmener jusqu'aux étoiles les humains intégrés dans les ordinateurs et lui décrivit tout l'inconnu merveilleux qu'ils y avaient découvert.
Il écoutait. La plus grande partie de ces propos lui était incompréhensible car les mots lui étaient inconnus ou il les avait oubliés. Mais il écoutait et c'était l'essentiel. Il baignait dans l'expérience extatique de se trouver en communication avec un autre pseudo-être.
Elle s'arrêta enfin, incapable de dire autre chose.
« Aimeriez-vous parler à présent ? » demanda-t-elle.
Quelque chose brûlait en lui. « Oui.
— Bien, fit-elle. Et de quoi voudriez-vous parler ? »
Il fit de grands efforts pour penser à quelque chose, à n'importe quoi, mais cette fois encore son esprit se déroba.
Elle devina ses difficultés. « Parlez-moi de vous, lui souffla-t-elle.
— Je suis mort.
— Oui, je sais. Mais quoi d'autre ? »
Il réfléchissait. Qui était ce « vous » dont il eût pu dire quelque chose ?
« Je cherche une...
« Je voudrais un...
« Je désire des
« J'aime à...
— Quoi, quoi, quoi, quoi ? » le pressait-elle. Mais il n'y avait aucune réponse. Dépitée, elle reprit :
« Essayons d'une autre façon. Est-ce que… tous ceux qui sont morts sont devenus des fantômes comme vous ?
— Oui.
— Alors où sont-ils tous ?
— Partis.
— Partis où ?
— Partis. »
Elle faillit de nouveau perdre patience, mais ses milliers d'années d'entraînement l'en empêchèrent.
« Ils sont tous partis ?
— Oui.
— Tous sauf vous ?
— Oui.
— Depuis combien de temps ?
— Longtemps. »
Elle ne s'était plus sentie si proche de la crise de larmes depuis près de cinq mille ans tant par sympathie envers cet être pathétique que par dépit de ne pouvoir résoudre l'énigme qu'il posait. « Pourquoi n'êtes-vous pas allé avec eux ?
— Je… On m'a laissé derrière.
— Pourquoi ? »
Sa réponse fut beaucoup plus lente à venir, cette fois, arrachée au fond fangeux de sa petite mare de conscience. « Pour… pour… pour montrer le chemin à Ceux Qui Suivent.
— Vous êtes donc un guide ? demanda-t-elle d'un ton incrédule.
— Oui.
— Pour quelle destination ?
— Pour… pour… partir.
— Pouvez-vous me montrer où ? »
De la tristesse se manifesta pour la première fois dans sa voix. « Non. »
Avec lenteur, une grande lenteur, en faisant appel à toutes les réserves de patience et de logique accumulées au cours des siècles, elle lui arracha les morceaux qu'il fallait pour reconstituer le puzzle. Il y avait longtemps (combien de temps, c'était indéfinissable, le temps n'ayant aucune signification dans l'éternité), les fantômes avaient découvert un nouveau stade d'existence plus élevé. Tous étaient passés à ce nouvel état d'évolution ; tous sauf un. Un dernier fantôme pour indiquer la voie montante à tous les nouveaux fantômes qui se présenteraient.
Seulement la réussite du transfert des esprits avait tout changé. Soudainement, il ne s'était plus présenté de fantômes nouveaux. Et le dernier fantôme était resté tout seul. Son devoir le retenait à l'état de fantôme et la solitude le condamnait à la stagnation.
Elle sentit la pitié exploser en elle comme une nova, pendant que la partie analytique de son esprit observait que l'instinct maternel ne disparaît pas même s'il ne sert plus. Elle enferma ce pathétique non-être au plus profond de son propre moi ombreux pour lui murmurer de tendres mots chargés de sollicitude.
Et, tout d'un coup, il se sentit enveloppé d'une chaleur qu'il ne connaissait plus depuis des ères. Ses sens inexistants éprouvèrent d'exquis picotements au contact magnifique de cette autre créature. Tout heureux, il se blottit contre elle.
À ce moment un choc la traversa. Puis un autre. Et un autre encore. « Mon Dieu ! Ils réparent le matériel. Bientôt, ils auront remis en état le circuit de mémoire et je retournerai à la vie. »
Dans le triste calme qui suivit, il prononça : « Ne le soyez pas. »
Elle fut surprise. C'était la première fois qu'il avait une pensée personnelle, la première fois qu'il exprimait une préférence quelconque. « Qu'avez-vous dit ?
— Ne soyez pas vivante.
— Pourquoi pas ?
— J'ai envie.
— Comment ? » Elle sentait qu'elle commençait à disparaître de ce non-endroit. « J'ai envie.
— Oui ? Dites-moi. Dites-moi de quoi vous avez envie.
— J'ai envie.
— DE QUOI ? » Elle disparaissait rapidement. « Je n'ai plus beaucoup de temps à passer ici. Je vous en prie, dites-moi de quoi !
— J'ai envie. »
Elle disparut à jamais de son non-univers, sans laisser la moindre trace.
Le dernier fantôme erre. Il est un poteau indicateur qui n'a rien à indiquer. Un guide sans personne à guider. Alors il va à la dérive, l'esprit vide, avec un but à demi oublié, impossible à atteindre. Et de temps à autre :
J'AI ENVIE
J'AI ENVIE
J'AI ENVIE
Comme toujours, l'objet de son envie lui échappe.
Traduit par BRUNO MARTIN.
The Last Ghost.
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© Casterman, 1973, pour la traduction. Extrait de « Espaces inhabitables 2 ».