LES CIRCUITS DE LA GRANDE ÉVASION
par Kit Reed
À la fin de l'envoi, je touche ! Nous venons de lire une nouvelle plus ou moins optimiste, et, il faut bien le dire, ça commençait à nous manquer. Nous avons besoin de certitudes simples. Abolir le vieillissement, c'est un piège. La voie royale, c'est le rajeunissement. À condition, bien sûr, de rajeunir à Saint Petersburg, en Floride, quand on s'appelle Kit Reed et qu'on y a passé toute son enfance : l'espace, comme le temps, doit être propice. La régression aussi doit être dosée : nous devons être capables d'affronter nos peurs d'enfant, nos vieux croquemitaines, notre surmoi. Nous devons refuser de rentrer à la maison, et livrer à nouveau une bataille autrefois perdue. Nous devons conquérir le présent pour y trouver l'éternité. Ce n'est pas très facile. Mais c'est notre seule chance.
JOUR après jour, Dan Radford et ses amis, qui ne pouvaient réunir assez d'argent pour le voyage, restaient assis sous les arbres de Williams Park, à St. Petersburg, en Floride, et se perdaient en conjectures pendant tout le temps où les autres étaient absents. Ce n'est pas qu'ils souhaitassent vraiment que ces riches touristes tombent malades – simplement parce que certaines gens avaient assez d'argent pour ce genre de bêtises, alors que d'autres étaient obligés de vivre aux crochets de la Sécurité sociale et des pauvres petits chèques des enfants – mais parce que cela leur faisait une peine infernale de voir ces quelques élus se rendre jour après jour au kiosque des Circuits de la Grande Évasion, et puis, par Dieu, d'en revenir.
« Sacrés imbéciles ! disait Dan, claquant des dents de rage. On pourrait penser qu'une fois arrivés là où ils vont, ils auraient le bon sens d'y rester ! »
Theda, sa femme, essayait toujours de le calmer.
« Peut-être, disait-elle, y a-t-il une raison pour laquelle ils ne peuvent pas...
— Et alors ? » Dan serrait ses lèvres l'une contre l'autre, irrité par ce nouveau dentier qu'on lui avait mis et qui n'allait jamais bien. « Je vais te dire quelque chose, Theda, si jamais moi, je réussis à faire un de ces circuits, ils iront me siffler en enfer avant que je ne revienne ! »
Tous les matins, ils se réunissaient sur des bancs en demi-cercle et regardaient le signe de néon s'allumer en rouge, vert, et jaune : GRANDE ÉVASION. Depuis le temps, ils se connaissaient tous assez bien : ils étaient assis là, toute la vieille équipe : les Radford, Hickey Washburn avec sa visière de soleil et sa chemise en filoselle, la Grande Margot, Tim et Patsy O'Neill (qui, à quatre-vingt-deux et quatre-vingts ans, où qu'ils aillent, se tenaient encore les mains) et cet homme bien connu dans la ville, le spirituel gigolo des films noir et blanc, Iggy le Noceur.
Ils venaient des pensions de famille et des hôtels bon marché du côté de Mirror Lake, marmonnant des bonjours dans la lumière du matin et prenant toujours exactement la même place sur les bancs.
Quelquefois, Iggy amenait une fille, une séduisante septuagénaire, mais le reste d'entre eux le tolérait. Peu importait qui elle était, elle ne durerait pas longtemps ! Occasionnellement, un étranger mal inspiré s'asseyait là en toute innocence, mais il y avait alors un tel raffut, un tel froissement de journaux et de tels raclements de gorge intentionnels que personne ne commettait deux fois la même erreur.
Il était important d'être sur place avant que les premiers touristes arrivent, parce qu'ainsi ils pouvaient les compter quand ils entraient dans le kiosque ; il fallait aussi qu'ils puissent les compter très exactement quand ils revenaient dans l'après-midi. Et ils voulaient voir chacun d'eux d'assez près pour qu'une fois le circuit terminé, quand ils ressortaient à la queue leu leu, ils puissent voir si cela les avait changés, ou non. Toute la bande apportait son déjeuner dans des filets ou des sacs en papier, mais habituellement, ils commençaient à grignoter dès neuf heures, par pure nervosité, et à dix heures, quand la lumière au sommet du kiosque signalait l'heure du départ, ils avaient généralement mangé tout leur déjeuner dans un accès de frustration et ils restaient à, avec plein de miettes sur les genoux et des papiers à sandwich, et pas grand-chose d'autre à faire que de se brosser et d'attendre le concert de deux heures de l'après-midi, qui pouvait être annulé s'il pleuvait.
À cinq heures, quand les circuits rentraient, la bande était généralement très excitée, après avoir passé la partie la plus ennuyeuse de l'après-midi à discuter sur ce que les riches touristes étaient probablement en train de faire en ce moment, où ils étaient, de quoi cela avait l'air, et d'affirmer que EUX, ils ne reviendraient sûrement jamais comme le faisaient ces gogos-là. Comme le bruit avait couru qu'une fois là-bas, peu importe OU, on était jeune, personne ne pouvait comprendre pourquoi ces gens revenaient toujours et pourquoi ils n'avaient pas l'air différent. Ou pourquoi, quand ils réussissaient à prendre un touriste à part et essayaient de lui tirer les vers du nez, ils n'obtenaient pas de réponse, ou pire… La façon dont ils se comportaient rappelait à Theda le temps où elle avait réussi à voir sa sœur Rhea juste après son voyage de noces. Theda la pressait de questions : « Alors ? Comment était-ce ? » Et Rhea, ou bien essayait de le lui dire et n'y parvenait pas, ou bien essayait d'avoir l'air de vouloir répondre et de ne pouvoir trouver la bonne manière d'expliquer.
Peut-être parce qu'elle trouvait difficile de penser à l'endroit où allaient les touristes au cours de ce Circuit de la Grande Évasion, ou à ce qu'ils faisaient quand ils étaient au loin, Theda s'attachait toujours aux vêtements que portaient les femmes : bleu d'eau, la plupart du temps, ou rose, parce que cela « faisait quelque chose » à leurs teints desséchés. Elles avaient toutes les cheveux bleu argent, ces femmes riches, et peu importait la chaleur qu'il pouvait faire là où elles allaient, elles portaient toutes des étoles de vison bleu pastel. Elle leur en voulait de leurs visons et de leurs diamants et de leurs bracelets tintinnabulant de monnaies d'or et d'argent ; elle ressentait le fait que Dan et elle avaient travaillé dur toute leur vie et avaient abouti à cela : un banc à Saint Petersburg en Floride, avec deux petites chambres dans une maison qui n'était pas à eux et des enfants qui ne venaient jamais les voir. Ils ne pouvaient même pas se payer une voiture. Tout cela avait semblé pas mal quand ils étaient rentrés chez eux dans Boise enneigé, faisant des projets d'avenir. Mais naturellement, ils avaient compté sans le fait d'être vissés là été comme hiver, et ils avaient pensé que les chèques de Dan iraient plus loin qu'ils ne le faisaient et, de plus, aucun des deux ne s'était attendu à se sentir si incroyablement vieux.
Cela ne lui importait pas tellement pour elle-même, mais pour Dan : elle détestait être couchée dans son lit, à écouter le râle de sa respiration ; elle détestait la demi-heure qu'il lui fallait passer chaque matin dans la salle de bain, toussant et crachant, avant d'être prêt à affronter la journée ; elle détestait le voir marcher un peu plus lentement chaque jour, et plus que tout, elle détestait voir son visage s'affaisser, sa poitrine se creuser de plus en plus. Elle pouvait se rappeler le temps où il avait le visage carré et musclé. Et elle ne parvint jamais à être certaine exactement du moment où il avait commencé à se ratatiner sur lui-même et où ses mains s'étaient mises à trembler. Et elle ne se rappelait pas non plus exactement quand il l'avait réveillée la nuit pour la première fois en criant : Maman ! Ils disaient que les Circuits de la Grande Évasion vous emmenaient dans un endroit où on était JEUNE. Mais il devait y avoir quelque chose, parce que personne ne semblait vouloir y rester. Cependant, si Dan voulait y aller, peu importe l'endroit, elle voulait bien y aller aussi, et pendant qu'elle le regardait, ce matin-là, marcher d'un pas chancelant autour du kiosque, elle se rendit compte que s'ils devaient y aller, il valait mieux que ce soit maintenant et pas plus tard, parce qu'il devenait de plus en plus difficile à vivre, de plus en plus tremblotant maintenant, et elle-même avait commencé à se réveiller la nuit avec un sentiment de vertige, comme si tout allait s'effondrer sous elle, de sorte qu'elle se demandait combien de temps il leur restait à vivre à l'un et à l'autre.
C'est pourquoi quand, ce jour-là, il revint de son circuit matinal vers le kiosque, pour annoncer : « Je pense que nous pouvons le faire », et qu'Iggy et les autres se réunirent autour de lui pour écouter son projet, Theda sentit qu'elle allait le suivre. C'est Iggy qui serait à l'intérieur. Mais ils avaient tous leur rôle à jouer dans ce projet magistral. Une fois que la nouvelle et riche amie d'Iggy aurait payé son entrée, Hickey Washburn créerait une diversion en simulant une crise cardiaque dans la poussière juste devant le kiosque. Quand le préposé aux billets se précipiterait au-dehors pour lui porter secours, les O'Neill se jetteraient sur lui, lui piégeraient la tête dans le fourre-tout de Patsy, pendant que la Grande Margot lui tiendrait les mains dans le dos et que les Radford le ligoteraient avec l'écharpe bleue de Theda. Alors Iggy ouvrirait la porte de l'intérieur et après...
« Eh oui ! dit Patsy O'Neill, et après, qu'est-ce qui se passera ? »
Dan haussa les épaules, plus ou moins pris de court.
« Je pense qu'il faudra qu'on joue par cœur… » Le premier problème à résoudre, c'était la riche amie d'Iggy. Il fallait en trouver une : par conséquent, entre neuf heures du matin et cinq heures du soir, ils arpentèrent le Parc Soreno et le Vinoy Park, allant même jusqu'au nouveau Hilton dans la basse ville. Quand ils pensèrent avoir trouvé la fille adéquate, Iggy s'approcha et s'assit sur un banc à côté d'elle, pendant que les autres restaient en retrait. Ils avaient mis en commun tout leur argent du mois suivant pour qu'Iggy puisse inviter la fille à dîner et quand Iggy en fut arrivé au point de l'emmener danser, Hickey Washburn était tellement mordu par le projet qu'il sacrifia une veste de smoking jaunissante et que Tim O'Neill, les mains tremblantes, produisit une paire de boutons de manchettes en diamants qui semblaient n'être jamais sortis de leur boîte de faux cuir craquelé de vieillesse.
Bien qu'ils aient tous du respect pour « la ligne » suivie par Iggy, Theda et Patsy lui dispensèrent tout de même quelques conseils pour le moment où il serait seul avec la fille. Ils se jetèrent tous corps et âme dans cette entreprise, excepté la Grande Margot, qui ne voulut même pas venir dans le parc pour voir Iggy partir pour son grand rendez-vous.
Après que Patsy l'eut embrassé sur la joue et que Theda lui eut glissé un œillet rouge à la boutonnière, les « garçons » le conduisirent vers le cabriolet décapotable qu'il avait loué pour l'occasion à Budget Rent a Car, et après, excepté Margot, ils revinrent tous et restèrent assis dans le parc à discuter jusqu'à ce qu'il fasse nuit. Tour à tour, ils se retrouvèrent tout tristes à l'idée de ce qu'ils allaient laisser derrière eux pour le Circuit de la Grande Évasion et effrayés, parce qu'ils ne savaient pas ce qu'ils allaient trouver, une fois qu'ils y seraient, peu importe l'endroit où cela pouvait être. Ils se demandaient ce qu'Iggy et sa fille étaient en train de faire. Le reste du temps, leurs souvenirs allaient et venaient comme des lucioles. Ils se sentaient submergés de nostalgie pour des choses qu'ils n'avaient même pas possédées. Quand enfin, ils se levèrent pour partir, leurs vieux os étaient raides, quelques-unes de leurs jointures bloquées, de sorte que Patsy fut obligée d'aider Tim à se lever et Theda dut taper deux ou trois fois dans le dos de Hickey Washburn pour lui permettre de se remettre en route.
Ils savaient qu'ils auraient dû rentrer pour dormir, se mettre en beauté, et se reposer pour le grand voyage, mais ils traînaient sur le trottoir à l'extérieur du parc jusqu'à ce que Dan dise fermement : « Allons ! Demain, c'est un grand jour ! » et ils approuvèrent tous, même sans avoir de vraie raison pour y croire, parce qu'ils pensaient tous qu'en effet, c'en serait un.
Et effectivement, de la manière dont cela se passa, ce fut un grand jour.
Iggy avait marqué un but dans son coupé, sur une plage au clair de lune, avec une combinaison de douces paroles et de caresses adéquates dans le cou de la dame – ce qui lui rappela des choses qu'ils avaient plus ou moins dépassées l'un et l'autre – et en lui affirmant que ces choses se passeraient sur l'herbe à la minute même où elle aurait payé son entrée pour le Circuit de la Grande Évasion. Quand il rentra de son rendez-vous, il était tellement excité qu'il appela tout le monde et leur raconta tout, bien que ce fût au milieu de la nuit. La seule qui dormait, ou fit semblant, fut la Grande Margot qui bâilla bruyamment dans le téléphone et dit que oui, elle pensait être là le lendemain matin, et que oui, elle se rappelait ses instructions. Mais elle ne lui demanda pas une seule fois s'il avait passé une bonne soirée avec sa bonne femme. Aucun d'eux ne dormit cette nuit-là. Ils restèrent éveillés dans la lumière de la lune, rêvant, faisant des projets, tirant des plans. La Grande Margot fit des exercices d'assouplissement sur les ressorts de son sommier et jura qu'avant tout autre chose, elle commencerait par se débarrasser de la fille d'Iggy, pour l'avoir à elle seule. D'abord elle le ferait ramper, et ensuite elle lui pardonnerait et l'aimerait pour toujours. Hickey Washburn était couché dans sa chambre meublée et pensait à ce que ce serait d'avoir vingt et un ans, ce qui, il en était convaincu, était l'âge qu'il aurait dans ce nouvel endroit. Il ne se rappelait plus très bien comment ç'avait été autrefois, mais il pensait qu'il saurait s'en sortir. Les O'Neill joignirent leurs mains décharnées pardessus l'espace entre leurs minables lits jumeaux. Tim pensait que si tout le monde était jeune là où ils allaient, peut-être que Patsy et lui reviendraient au même point qu'avant leur mariage. Alors il pourrait la regarder de près et toutes les autres jeunes poulettes aussi, qui seraient là roses et bondissantes. Iggy pensait à toutes les filles, également, mais ses pensées étaient beaucoup plus précises. En écoutant tousser Dan, Theda s'efforçait de rester aussi tranquille que possible, retenant sa respiration pour ne pas l'agacer et empirer les choses.
En fait, Dan se leva avec une énergie surnaturelle avant même qu'il ne fasse jour, entraînant Theda dans ses préparatifs fiévreux. Il fallait que tous les deux se baignent et s'habillent avec autant de soin que s'ils allaient être présentés à quelque reine. Dan s'assit sur le bord du lit et s'agita pendant que, sur sa demande, Theda essayait une robe après l'autre, pour s'arrêter finalement sur celle qui était si jolie en mousseline lavande, juste la couleur de la robe qu'elle portait quand il l'avait rencontrée pour la première fois. Ils arrivèrent au parc trop tôt, mais les autres aussi. La Grande Margot était affalée à sa place habituelle avec un sac en macramé entre les jambes et quand Theda lui demanda ce qu'il y avait dedans, elle le dissimula rapidement et refusa de répondre. Les O'Neill avaient mangé tous leurs sandwichs et Hickey Washburn passait son temps à marcher de long en large comme s'il avait oublié quelque chose et essayait de toutes ses forces de s'en ressouvenir. Quand le clocher de l'église sonna huit heures, ils étaient tous remontés à bloc et agités comme des marionnettes, et quand il sonna neuf heures et qu'au-dessus du kiosque le signal lumineux : s'alluma « CIRCUITS DE LA GRANDE ÉVASION », ils étaient tous affalés sur les bancs comme des enfants fatigués, épuisés et nerveux. Quand Iggy apparut avec sa riche amie, c'est à peine s'ils purent répondre à son petit salut de conspirateur. Peut-être la richesse évidente de sa nouvelle amie les avait-elle déroutés : l'étole de vison blanc sur un ensemble rose, les chaussures à semelles de lucite, la perruque blonde platine en vrais cheveux, ou peut-être était-ce l'air d'Iggy lui-même, frais et pimpant, tellement sûr de lui. Il s'excusa auprès de sa belle et vint vers eux, leur mettant à chacun de petites pilules dans la main, en leur disant :
« Sucez ça !
— Qu'est-ce que c'est ? demanda Theda.
— T'occupe pas ; dit hâtivement Iggy. Ça va vous remonter !
— Comment on le saurait ? » demanda Tim O'Neill. Iggy cligna de l'œil et roula les épaules :
« Pour moi, ça marche ! »
Donc, ils avalèrent tous les pilules, sans se soucier de ce que cela pouvait être. Hickey Washburn était convaincu que c'était des glandes de bouc, et se mit à s'ébrouer et à taper du pied. Pour les O'Neill, elles avaient le goût d'Aspergum et pour les Radford, de Feenamint. La Grande Margot les prit pour de la benzédrine. Peu importe ce que c'était, elles firent leur effet. Hickey fit son numéro de crise cardiaque, tout le monde était galvanisé. Le kiosque fut attaqué exactement comme prévu : ils sortirent à coups de pied les clients furieux, en train de payer, et le guide du circuit lui-même, puis ils fermèrent les portes à clef. Ils bouclèrent leurs ceintures dans des fauteuils de peluche et entendirent la machinerie se mettre à ronronner, les enlevant juste au moment où des sirènes et des voix s'élevaient à l'extérieur et où le premier agent se mit à taper contre les portes fermées avec son bâton.
« Et maintenant, par-dessus les toits, à travers les couloirs du temps, pour une expérience unique et inoubliable. Soyez les bienvenus dans notre grande évasion ! » Tournoyant dans l'obscurité, Theda fixa son attention sur l'enregistrement de cette voix onctueuse, rassurée par des souvenirs de la Foire Mondiale de 1939, où elle avait été transportée dans un confortable fauteuil de peluche, écoutant une voix qui ressemblait à celle-ci. Elle se rappelait qu'elle pouvait à peine attendre d'arriver en 1942, et maintenant...
« Le guide de votre circuit va vous expliquer les règles à l'arrivée », disait la voix, et Theda se souvint avec une pointe de remords que Dan avait tapé sur la tête du guide juste avant de le jeter dehors et de claquer les portes. Enfin ! Iggy était un homme du monde et Dan aussi, ils devaient être capables de faire leur chemin sans trop de difficultés et s'ils décidaient de rester là où ils allaient, peu importe où, il n'y aurait pas un chef de groupe qui les forcerait à revenir.
« Rendez-vous sur la place du gymnase, concluait la voix, à 16 h 55, pour un retour rapide et sûr. Une cloche sonnera au cas où vous n'auriez pas l'heure. »
« Quoi ? Aidez-le à tomber… » Plouf !
Theda était assise par terre, clignant des yeux dans le clair soleil. Elle était tombée et avait atterri sur les mains et les genoux et maintenant, elle était assise dans la poussière, ses culottes étaient sales et elle s'était éraflé les genoux. Elle savait que sa maman allait lui donner la fessée quand elle rentrerait à la maison, parce que sa robe toute neuve était sale et dégoûtante. Elle était trop grande pour pleurer, mais elle se sentait tellement mal qu'elle se mit à pleurer tout de même.
« Poule mouillée ! Poule mouillée ! »
Il était pendu au portique, la tête en bas, avec la figure juste en face d'elle et elle pensa qu'il devrait être beaucoup plus gentil avec elle, mais elle ne put se souvenir pourquoi. Jusqu'à ce qu'elle vit la verrue sur son nez et la ligne sinueuse de sa bouche. C'est alors qu'il cria :
« Poule mouillée ! Poule mouillée ! »
Et elle s'imagina que cela signifiait qu'il l'aimait bien, sinon il ne l'aurait pas taquinée. C'est pourquoi elle s'accrocha à son bras et le tira sur le sol à côté d'elle. Et pendant qu'ils roulaient tous deux dans tous les sens, elle comprit tout à coup et dit :
« Dan ? C'est toi, Dan ? »
Il loucha vers son visage :
« Theda ? Qu'est-ce qui s'est passé ? »
Elle se releva, brossa sa robe et regarda autour d'elle les autres gosses qui se balançaient furieusement sur le trapèze ou étaient assis par terre et pleuraient. Celle-là avec son gros ventre devait être la Grande Margot et celui-là, avec une casquette de base-ball, probablement Hickey Washburn. Il faudrait qu'elle demande aux autres qui était qui, parce que, quelle qu'ait pu être leur apparence, avant qu'ils ne montent dans cette « chose » et ne fassent ce circuit, ils ne se ressemblaient plus maintenant. Ils étaient tous des gosses ensemble et elle se dit qu'après tout, ce n'était pas plus mal, parce qu'ils pourraient grandir ensemble et quand ils auraient grandi, ils seraient des hommes et des femmes jeunes, sains et forts, et elle n'aurait plus jamais besoin de se réveiller et d'écouter Dan cracher le sang au milieu de la nuit.
« Dan, dit-elle, je pense que nous y sommes. »
Celle qui était probablement l'amie d'Iggy était en train de faire la roue, mais Iggy lui-même était assis dans la poussière se tâtant de partout, le visage, les bras et l'aine. Comprenant soudain, il se leva et s'approcha en courant :
« C'est épouvantable ! Qu'est-ce qu'on va faire ? »
Ils auraient voulu réunir les autres gosses pour en parler, mais Timmy O'Neill courait après l'amie d'Iggy et Patsy et Hickey Washburn se battaient pour la casquette de Hickey, tout le monde criait et hurlait et les seuls qui faisaient attention à Theda étaient Danny, parce qu'il l'aimait bien, et Iggy, qui, pour une raison ou une autre, avait toujours sa moustache, bien qu'ils n'aient tous, les uns et les autres, que six ans.
Il y avait un tableau vissé au portique avec un tas de règles écrites dessus, mais bien que Theda ait appris à lire très rapidement, elle ne put rien déchiffrer. Ils se trouvaient sur un terrain de jeux, mais ils ne pouvaient voir aucune école, simplement beaucoup d'herbe tout autour, et déjà, elle avait peur d'aller de l'autre côté de la clôture pour voir, parce qu'ils pourraient se perdre, et en plus, personne ne savait ce qu'il y avait là dehors, des lions ou des tigres, ou des vilains bonshommes qui pourraient leur offrir des sucres d'orge et les enlever.
Iggy grimpa au sommet du portique et regarda tout autour.
« Hé ? Et si tout ça, c'était tout ce qu'il y a ?
— Quand nous serons grands, dit Dan qui n'arrêtait pas de se trifouiller le nez, nous pourrons être des cowboys et Theda pourrait faire la cowgirl. »
Theda savait qu'elle devrait être en train de penser à des choses à faire, mais elle ne parvenait pas à fixer son esprit ; elle se sentait tellement bien, elle se mit à courir en rond et en rond autour du portique et bientôt Dan se mit à lui donner la chasse, et Iggy courait derrière lui ; ils couraient tous en rond et en rond, riant et criant, jusqu'à ce que la Grande Margot fasse un croc-en-jambe à Iggy, ce qui les fit tous tomber. Danny et Theda luttaient ensemble, roulant de part et d'autre ; il était assis sur sa poitrine et lui maintenait les poignets avec les mains, elle levait les yeux vers son visage et pensait : « Oh ! Dan ! », mais elle ne savait pas d'où venaient tous ces sentiments, ni ce qu'ils signifiaient, si ce n'est que le plus fort d'entre eux était très très triste.
Quelqu'un se mit à taquiner la Grande Margot et ils l'appelèrent la Grosse. Elle avait ce drôle de sac en ficelle qu'elle avait apporté avec elle et Hickey le lui prit et il s'avéra que, dedans, il y avait un fusil. Ils eurent tous une peur terrible, de sorte qu'ils creusèrent un trou et l'enterrèrent du côté des balançoires. Ils jouèrent longtemps. Ils jouèrent et jouèrent jusqu'à ce que Patsy O'Neill trébuchât sur un bâton et s'écorchât les genoux et se mît à pleurer. Puis Hickey se fatigua de faire des glissades et la Grande Margot se mit à pleurer sans raison et finalement l'amie d'Iggy sortit des rangs, s'assit plouf ! par terre au beau milieu de la poussière et déclara :
« J'ai faim !
Tout le monde dit : « Moi aussi ! » mais quand ils regardèrent autour d'eux pour leurs paniers repas il n'y en avait pas. Il n'y avait pas non plus d'arbres fruitiers dans les environs, et même pas quelques pieds de pissenlit. Il y avait bien une fontaine, et c'était tout. Peut-être y avait-il un magasin quelque part à l'extérieur, mais aucun d'eux n'avait d'argent et, de plus, ils avaient peur de sortir de l'autre côté de la clôture pour voir. Quelqu'un pourrait venir sur le terrain de jeux pour les chercher et ils n'y seraient pas, ou ils pourraient se perdre et ne jamais retrouver le chemin du préau, et le maître avait dit qu'il valait mieux qu'ils soient là vers cinq heures. Ils essayèrent de ne pas parler de saucisses chaudes, ils burent tous beaucoup d'eau puis tentèrent de s'amuser encore un peu, mais ils avaient épuisé tous les jeux et en plus il y en avait qui pleuraient sans raison. Finalement, Iggy dit :
« Ce n'est pas drôle ! »
Tous les autres, un par un, entonnèrent une litanie :
« Je suis fatigué !
— J'ai faim !
— Je m'ennuie !
— J'ai faim ! »
Et puis Theda le dit tout net :
« Je veux rentrer à la maison ! »
Elle était assise à une extrémité de la balançoire et Danny était à l'autre bout. Il se leva et elle se tapa contre le sol.
« Moi, dit-il, je ne rentrerai jamais à la maison.
— Et si tu n'as pas de dîner ? demanda Theda.
— Je m'en moque ! »
Quelque chose en Theda se souvint.
« Et si tu dois rester comme tu es ? » Il se campa les jambes écartées dans la poussière et leva le menton.
« Ça m'est égal ! »
Puis il sembla se rappeler, lui aussi.
« Je déteste, dit-il, ce qu'il y avait là-bas, derrière moi.
— Et s'il y a du tonnerre ? Et s'il pleut ?
— Je m'en moque, répéta Dan
— Qui va prendre soin de toi ? »
Il haussa les épaules et remonta sur l'autre extrémité de la balançoire. Ils restèrent assis là longtemps, dans une sorte de balancement. Elle ne savait pas combien de temps cela avait duré, mais la lumière commença à changer, comme elle le faisait quand il était l'heure de dire au revoir aux autres gosses et de rentrer à la maison pour un bon dîner bien chaud. Tout le monde avait cessé de jouer et ils étaient tous en train de faire semblant de faire des choses tout seuls, chantonnant sur les balançoires, faisant des trous dans la boue, chantant une chanson avec mille millions de couplets, empilant des bâtons, puis les jetant par terre et attendant. Finalement, la cloche sonna. Sur le terrain de jeux, tous se levèrent et lâchèrent ce qu'ils étaient en train de faire. Theda descendit de la balançoire sans même regarder et ils coururent tous vers le portique et grimpèrent dessus. Ils entendirent quelqu'un dire quelque chose qui ressemblait à ce que disait leur mère :
« L'heure du dîner ! »
Theda se sentit bien en y pensant. Elle allait rentrer à la maison et manger de la soupe au poulet et du pâté de viande et peut-être un pudding et ensuite, elle irait se coucher avec son nouveau livre sur Billy Whiskers et à sept heures, Maman viendrait l'embrasser et lui dire bonne nuit, ensuite, elle retournerait à la maison des invités et après le dîner, elle regarderait l'émission à la télé dans leur chambre, et Dan l'embrasserait pour lui dire bonne nuit, et il commencerait à tousser… Dan...
Elle le chercha du regard partout et vit qu'il n'était pas près du portique, mais de l'autre côté du terrain, debout au milieu de la balançoire, un pied de chaque côté, en train de se balancer. Il pouvait ne pas se rappeler pourquoi il ne revenait pas avec elle. Mais il ne revenait pas. Il préférait rester là et mourir de faim, s'il le fallait, aurait six ans pour toujours. Ainsi il n'aurait pas à retourner vers son vieux moi dans son vieil âge, et plus elle y pensait, plus elle savait qu'elle devait le laisser. Si elle rentrait, elle allait mourir bientôt, ce qui serait très bien pour elle, mais elle ne pouvait pas le laisser, c'était Dan, et il fallait qu'elle… Elle sauta juste avant que la cloche ne sonne une seconde fois. De nouveau, elle atterrit sur les mains et les genoux, ses écorchures se rouvrirent, et maintenant sa robe était vraiment sale. Cela n'avait probablement pas d'importance. Mais quand elle s'assit et qu'elle regarda le portique, elle eut envie de pleurer, car maintenant, les enfants avaient disparu, il n'y avait plus personne, tout le monde était parti, sauf le gosse là-bas sur la balançoire. Danny. Il n'était pas toujours gentil avec elle, mais c'était son meilleur ami. Alors elle se leva et se dirigea vers l'endroit où il était encore en train de se balancer en faisant semblant de ne pas la voir.
Au bout d'un moment, il finit par baisser les yeux et elle lui dit :
« Tu veux jouer ? » Il sauta sur le sol.
« Qu'est-ce que tu veux faire ?
Elle regardait la clôture du terrain de jeux, on aurait dit qu'au-delà, à l'extérieur, il n'y avait que de l'herbe. Peut-être que c'était de l'herbe jusqu'au bord, et on pouvait tomber, ou quelque chose pouvait vous saisir, mais elle savait que Danny et elle ne pouvaient pas rester là, parce que quelqu'un pourrait venir et les ramener de force à la maison.
Alors, elle partit vers la barrière en essayant d'être brave.
« Viens ! dit-elle, allons voir ! »
Traduit par DOROTHÉE TIOCCA.
Great Escape Tours, Inc.
© Kit Reed, 1974.
© Librairie Générale Française, 1983, pour la traduction.