INVARIANT

par John Pierce

 

L'histoire de l'immortel qui n'avait pas d'avenir, vous venez de la lire sous une forme très drôle. Parce que c'est du Macintosh et que tout se ramène, en fin de compte, à une conversation de café du commerce. Mais ça peut être beaucoup moins gai quand ça se réalise : tel est le créneau choisi par John Pierce pour cette nouvelle qui aux États-Unis a marqué des générations de lecteurs et qui est probablement, dans ce pays, la plus célèbre des nouvelles sur le thème de l'immortalité. On le comprend en la lisant : l'auteur a fait une petite marque au crayon, il a placé son clou et il a cogné fort. Très fort. Vous avez encore envie d'être immortel ? Bien, bien. Alors lisez donc.

 

 

VOUS connaissez dans ses grandes lignes le cas d'Homer Green, je n'ai donc pas besoin de vous l'exposer, ni de décrire son cadre de vie. Je connaissais tout cela, et même un peu plus, mais le fait de m'être vêtu selon cette mode primitive et de pénétrer dans cet environnement insolite pour le voir en personne me procurait un sentiment bizarre qu'on n'éprouve pas à la simple lecture des faits.

La maison n'est pas plus étrange qu'elle n'apparaît sur les photographies. Entourée d'autres bâtiments du vingtième siècle, elle doit être indiscernable de la construction originale et de son environnement. Y entrer, fouler des tapis, évoluer parmi des fauteuils revêtus de tissu velouté, voir des ustensiles de fumeur, écouter un appareil de radio primitif, même s'il fonctionnait en réalité à partir d'une gamme d'enregistrements authentiques, et par-dessus tout voir un feu dans un âtre ouvert – tout cela, bien que j'y fusse préparé – provoquait en moi un sentiment d'irréalité. Green était assis dans un fauteuil près du feu, avec un chien à ses pieds, position dans laquelle on le trouve presque invariablement. Voilà peut-être l'homme le plus précieux au monde, pensai-je, sans pouvoir me défaire de l'impression d'irréalité que me procurait la substance même du décor. L'homme lui-même semblait irréel, et il me fit pitié.

Le sentiment d'irréalité se prolongea dans ma façon de me présenter. Combien l'avaient fait avant moi ? Il m'aurait évidemment suffi de consulter les archives pour connaître la réponse.

« Je m'appelle Carew, de l'Institut, dis-je. Nous ne nous sommes jamais rencontrés, mais on m'a dit que vous seriez heureux de me voir. »

Green se leva et me tendit la main. Je la pris docilement, répondant à ce geste inhabituel pour moi.

« Heureux de vous connaître, dit-il. Je somnolais. Le traitement m'a provoqué un certain choc, et je me suis dit que j'allais me reposer quelques jours. J'espère que l'effet sera vraiment permanent.

« Asseyez-vous donc », ajouta-t-il.

Nous nous assîmes devant le feu. Le chien, qui s'était levé, s'étendit contre les pieds de son maître.

« Je suppose que vous voulez tester mes réactions ? demanda Green.

— Plus tard, répondis-je. Rien ne presse. Et c'est tellement confortable, chez vous. »

Green se laissait facilement distraire. Il se détendit, les yeux fixés sur le feu. C'était l'occasion rêvée, et je lui adressai la parole d'une voix résolue.

« Le temps, ici, semble plus propice à la politique, dis-je. Les intentions des Suédois et celles des Français...

— Bercent nos pensées d'allégresse… » répondit Green.

D'après les archives, j'avais pensé que la citation aurait un certain effet.

« Mais on ne laisse pas la politique bercer ses pensées d'allégresse, poursuivit-il. On l'étudie… »

Je n'entrerai pas dans le détail de la conversation. Vous l'avez lue dans l'Appendice A de ma thèse : Un aspect de la politique et du discours au XXe siècle. Elle fut brève, comme vous le savez. J'avais eu beaucoup de chance de pouvoir rencontrer Green. J'eus plus de chance encore de trouver directement la bonne voie. Il ne m'était jamais venu à l'esprit auparavant que les politiciens du vingtième siècle avaient pensé – ou croyaient avoir pensé – ce qu'ils disaient, qu'ils avaient en fait attaché sincèrement une signification ou une intention quelconque à des expressions qui nous en paraissent totalement dépourvues. Il est difficile d'expliquer une idée aussi peu familière ; un cas concret nous aidera peut-être.

Croiriez-vous, par exemple, qu'un homme auquel on reprocherait d'avoir fait une certaine déclaration répondrait sérieusement : « Je n'ai pas pour habitude de tenir de tels propos » ? Croiriez-vous que cela pût même signifier qu'il n'avait pas fait cette déclaration ? Ou iriez-vous jusqu'à croire qu'au cas où il aurait fait la déclaration incriminée, il penserait l'avoir ainsi définie comme un cas particulier, et ne pas avoir donné une réponse franchement évasive ? Je trouve ces conjectures plausibles ; du moins quand je m'efforce de m'immerger dans le vingtième siècle. Mais je n'aurais jamais pu l'imaginer avant d'en avoir parlé avec Green. Cet homme a véritablement une valeur inestimable !

J'ai dit que la conversation rapportée dans l'Appendice A était très courte. Il n'était pas nécessaire de poursuivre plus avant dans la veine politique dès que j'en eus saisi les idées fondamentales. Les archives du vingtième siècle sont beaucoup plus complètes que les souvenirs de Green, et ceux-ci ont eux-mêmes été soigneusement répertoriés. Ce qui est utile et évocateur, ce ne sont pas les informations en elles-mêmes, mais le contact personnel, l'infinie variété des combinaisons, la stimulation chaleureuse des nuances humaines.

J'étais donc en compagnie de Green, et nous avions la plus grande partie de la matinée devant nous. Vous savez qu'il a tout son temps libre à l'heure des repas et qu'on ne lui impose qu'une seule entrevue entre deux repas de façon à éviter les télescopages. J'éprouvais à la fois de la reconnaissance et de la compassion pour cet homme, et je me sentais quelque peu ému en sa présence. Je voulais lui parler de ce qui lui tenait le plus au cœur. Rien ne m'en empêchait. J'ai enregistré le reste de la conversation, mais je ne l'ai pas publié. Ça n'a rien de nouveau et c'est peut-être insignifiant ; pourtant j'y attache une grande importance. Sans doute n'est-ce que le souvenir personnel que j'en ai, mais j'ai pensé que vous aimeriez peut-être le connaître.

« Qu'est-ce qui vous a conduit à cette découverte ? lui demandai-je.

— Les salamandres, répondit-il sans hésitation. Les salamandres. »

Le compte rendu que j'entendis de ces expériences de régénération parfaite fut évidemment conforme à l'histoire qu'on en a publiée. Combien de milliers de fois a-t-il été répété ? Et pourtant, je jure que j'ai décelé certaines variations par rapport aux archives. Les combinaisons possibles sont virtuellement infinies ! Mais les points essentiels furent abordés dans l'ordre habituel. Comment la régénération des membres des salamandres lui donna l'idée d'une régénération parfaite des organes humains, Comment, par exemple, une coupure peut guérir en laissant non pas une cicatrice, mais une réplique parfaite du tissu endommagé. Comment, avec un métabolisme normal, le tissu peut être remplacé indéfiniment avec perfection, et non pas de façon approximative comme dans un organisme vieillissant. Vous l'avez vu chez des animaux, en cours obligatoire de biologie – le poussin dont le métabolisme remplace les tissus –, mais toujours sous une forme exacte et invariable qui ne se modifie jamais. Il est troublant d'imaginer la même chose chez un homme. Green avait l'air jeune, aussi jeune que moi – depuis le vingtième siècle...

 

Lorsque Green eut achevé son récit, y compris celui de sa propre inoculation le soir précédent, il se hasarda à émettre une prédiction.

« Je pense que ça marchera, dit-il. Indéfiniment.

— Mais ça marche, docteur Green, lui affirmai-je. Indéfiniment.

— Il ne faut pas anticiper, dit-il. Après si peu de temps...

— Savez-vous quel jour nous sommes, docteur Green ? demandai-je.

— Le onze septembre, dit-il. Mil neuf cent quarante-trois, si vous voulez tout savoir.

— Docteur Green, nous sommes aujourd'hui le quatre août deux mille cent soixante-dix, lui dis-je d'une voix persuasive.

— Écoutez, dit Green, si c'était vrai, je ne serais pas habillé de cette façon, et vous ne seriez pas là, habillé comme vous l'êtes. »

Le malentendu aurait pu se prolonger indéfiniment. Je sortis mon transmetteur de ma poche et le lui montrai. J'en fis une démonstration avec projection et son stéréophonique, qu'il suivit avec émerveillement et un plaisir grandissants. Ce n'était pas un gadget des plus simples, mais c'était exactement le genre de progrès technologique qu'un homme de l'époque de Green associait à l'idée qu'il se faisait du futur. Green semblait avoir perdu tout souvenir de la conversation qui m'avait amené à lui montrer le transmetteur.

« Docteur Green, dis-je, nous sommes en l'an deux mille cent soixante-dix, au vingt-deuxième siècle. »

Il me regarda d'un air déconcerté, mais dépourvu cette fois d'incrédulité. Son expression reflétait une étrange terreur.

« Un accident ? demanda-t-il. Ma mémoire ?

— Il n'y a pas eu d'accident, dis-je. Votre mémoire est intacte, dans les limites de sa portée. Écoutez-moi. Concentrez-vous. »

Je lui fournis des explications simples et brèves, de manière à ne pas dépasser ses processus de pensée. Tandis que je lui parlais, il me fixait d'un regard inquiet en réfléchissant apparemment de toutes ses forces. Voici ce que je lui dis :

« Votre expérience a réussi, au-delà de tous les espoirs que vous pouviez raisonnablement avoir. Vos tissus ont acquis la faculté de se reformer exactement selon la même configuration d'une année sur l'autre. Leur forme est devenue invariante.

« Ceci est prouvé par des photographies et des mesures précises enregistrées d'une année à l'autre, et même d'un siècle à l'autre. Vous êtes exactement tel que vous étiez il y a plus de deux cents ans.

« Votre vie n'a pas été dépourvue d'accidents, mais les blessures bénignes, ou même plus graves, ne vous ont laissé aucune cicatrice. Vos tissus sont invariants.

« Votre cerveau est lui aussi invariant – du moins en ce qui concerne l'organisation de ses cellules. On peut comparer un cerveau à un réseau électrique. La mémoire est le réseau – les bobines, les condensateurs, et leurs connexions. La pensée consciente est la configuration de leurs différences de potentiel et des courants qui circulent entre eux. Cette configuration est complexe, mais elle est transitoire, éphémère. Les souvenirs modifient le réseau interne du cerveau en affectant toute pensée subséquente, c'est-à-dire la structure même du réseau. La structure de votre cerveau ne change jamais. Elle est invariante.

« On peut aussi comparer la pensée au fonctionnement complexe d'un central téléphonique de votre siècle, la mémoire étant figurée par l'interconnexion des différents éléments. Les interconnexions du cerveau d'une personne ordinaire changent selon le processus de la pensée ; elles se rompent, se créent, engendrent de nouveaux souvenirs. La structure des interconnexions de votre cerveau ne change jamais. Elle est invariante.

« Les autres peuvent s'adapter à un nouvel environnement, apprendre où se trouvent les objets dont ils ont besoin, la disposition des pièces, s'habituer inconsciemment et sans conflit. Vous ne le pouvez pas ; votre cerveau est invariant. Vos habitudes sont accordées définitivement à une certaine maison : la vôtre, telle qu'elle était le jour où vous vous êtes administré votre traitement. Elle a été préservée et reconstruite depuis deux siècles, de façon que vous puissiez y vivre sans perturbations. Et vous y vivez, jour après jour, depuis le traitement qui a rendu votre cerveau invariant.

« Ne croyez pas que vous ne donnez rien en échange du soin que l'on prend de vous. Vous êtes sans doute l'homme le plus précieux au monde. Le matin, l'après-midi, le soir – vous avez trois entretiens par jour avec les quelques privilégiés qu'on a jugés mériter ou nécessiter votre aide, et qu'on a autorisés à vous rencontrer.

« J'étudie l'histoire. Je suis venu voir le vingtième siècle par les yeux d'un homme intelligent de cette époque. Vous êtes un homme très intelligent, brillant même. Votre esprit a été analysé plus en détail qu'aucun autre. Il y en a peu qui soient meilleurs que le vôtre. Je suis venu apprendre de cet esprit profondément observateur ce que signifiait la politique pour un homme de votre siècle. Je l'ai appris d'une source toute fraîche – de votre cerveau, dont rien n'est venu recouvrir les souvenirs au cours des ans, et qui n'a pas changé depuis mil neuf cent quarante-trois.

« Mais je ne suis pas très important. Des gens dont la fonction est importante viennent vous voir : des psychologues. Ils vous posent des questions, puis les répètent un peu différemment pour observer vos réactions. Une expérience n'est jamais altérée par votre souvenir d'une expérience précédente. Quand le cours de vos pensées est interrompu, celles-ci ne laissent aucun souvenir derrière elles. Votre cerveau demeure invariant, Sans vous, ces hommes devraient se contenter de tirer des conclusions générales d'expériences simples faites sur des multiples d'individus différents par leurs constitutions et leurs conditionnements divers.

Grâce à vous, ils peuvent observer des différences indéniables de réaction dues à des modifications infimes du stimulus. Certains de ces hommes vous ont poussé à bout, sans que vous vous fâchiez. Votre cerveau ne peut pas changer ; il est invariant.

« Vous êtes si précieux qu'on a l'impression que le monde serait virtuellement incapable de progresser sans votre cerveau invariant. Et pourtant, nous n'avons demandé à personne d'autre de faire ce que vous avez fait. Nous l'avons fait avec des animaux ; votre chien en est un exemple. Ce que vous avez fait, vous l'avez fait de votre plein gré, sans en connaître les conséquences.- Vous avez rendu au monde le plus grand service qui fût, sans le savoir. Mais nous, nous savons. »

Green avait incliné la tête sur sa poitrine. Son expression était préoccupée, et il semblait chercher un réconfort dans la chaleur du feu. Le chien bougea contre ses pieds ; il abaissa les yeux, le visage soudain éclairé d'un sourire. Je savais que le cours de ses pensées s'était interrompu. Les relations transitives s'étaient effacées de son cerveau. Tout souvenir de notre entretien avait disparu de ses pensées.

Je me levai et m'éclipsai discrètement avant qu'il ne lève les yeux. Peut-être ai-je gaspillé la dernière heure de la matinée.

 

Traduit par JACQUES POLANIS.

Invariant.

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© Librairie Générale Française, 1983, pour la traduction.