LE PRIX À PAYER
par Algis Budrys
Dans la nouvelle qu'on vient de lire, il y avait un sacré choc en retour. Le pacte est plus loyal quand ceux qui le concluent savent d'avance à quoi ils peuvent s'attendre. Et puis l'immortalité ne peut pas avoir de valeur marchande en pleine fin du monde. Mais il y a quelquefois des clauses un peu dures. Et on n'a pas forcément le choix...
ILS étaient trois. Le premier était gros, le second était maigre et le troisième était très vieux. Ils étaient assis derrière un grand bureau ; il y avait devant eux des bloc-notes couverts de gribouillages et des crayons. Ils échangeaient des notes tout en interrogeant le prisonnier.
C'était le plus vieux qui parlait le plus souvent et la mort, déjà, frémissait dans sa voix.
« Votre nom ? »
L'horrible bossu tout de gris vêtu, assis sur une inconfortable chaise de bois, leur adressa un regard flamboyant.
« Je n'en ai pas », grommela-t-il.
Ses mains aux doigts noueux étaient posées sur ses genoux. Même au repos, sa mâchoire saillait. Pour le moment, ses muscles contractés faisaient de petites boules derrière ses oreilles, son cou épais se tendait en avant et ses dents étaient découvertes. « Vous êtes obligé d'avoir un nom.
— Je ne suis obligé à rien du tout. Donnez-moi une cigarette. »
Le gros homme murmura dans un soupir :
« Vous en aurez une si vous nous dites votre nom.
— Rumpelstiltskin (28) », fit le bossu d'une voix sifflante. Et il tendit la main. « La cigarette… »
Le maigre fit glisser de l'autre côté de la table un étui en argent. Le bossu s'en empara d'un geste vif, prit une cigarette dont il arracha le filtre d'un coup de dents avant de le recracher avec un mouvement sec de la tête. Il fourra l'étui dans sa tunique et décocha au maigre un regard indigné. « Du feu… »
Le maigre s'humecta les lèvres, fourragea dans sa poche et en sortit un briquet d'argent assorti à l'étui à cigarettes. Mais le vieillard posa la main sur la sienne.
« C'est moi qui dirige cet entretien. Je suis le Président.
— Il y a trop longtemps que vous l'êtes. Du feu ! »
Réduit à l'impuissance, le Président lâcha la main de l'homme maigre. Le briquet glissa à son tour sur le bureau. Le bossu alluma l'extrémité déchiquetée de sa cigarette et relança le briquet avec un sourire dépourvu de gaieté. Le maigre baissa les yeux sur l'objet mais il ne fit pas mine de le reprendre.
« Je ne suis pas aussi vieux que vous, dit le Président. Vous êtes plus âgé que n'importe qui.
— Que vous dites.
— Les archives en font foi. On vous a trouvé en 1882 dans le gouvernement de Minsk et l'on vous a conduit auprès du tsar. Vous ne lui avez rien dit de plus que vous ne nous en direz et l'on vous a enfermé dans un cachot sans lumière ni chauffage pour vous faire parler. On vous en a sorti en 1918, on vous a interrogé, et votre silence vous a valu d'être à nouveau traité de la même façon. En 1941, vous avez été présenté à une commission d'enquête. En 1956, vous avez été envoyé dans un camp de travail à Vorkouta. En 1963, une autre commission d'enquête s'est occupée de vous, à Berlin, cette fois. Il ressort de l'ensemble des documents vous concernant que vous en avez plus appris sur le compte de ceux qui vous ont interrogé qu'eux-mêmes n'en ont appris sur vous. »
Le bossu sourit à nouveau. « A égale π r2. Judex ergo cum sedebit, quidquid latet apparebit, nil inultum remanebit.
— Ne vous donnez pas de coups de pied, fit doucement le maigre.
— En 1967, poursuivit le Président, vous avez été conduit à Genève. En 1970, vous avez trouvé asile chez les moines bénédictins de Berne et vous êtes resté avec eux pendant presque toute la durée de la Guerre des Sept Décades. Maintenant, vous êtes ici. Vous êtes ici depuis huit mois et vous avez été bien traité. »
Le bossu écrasa sa cigarette à même le bureau d'acajou verni.
« Nous avons besoin de vous, dit le maigre. Vous devez nous aider.
— Je ne dois rien du tout. »
Le bossu sortit l'étui de sa tunique pour en extraire une nouvelle cigarette qu'il décapita d'un coup de dents. « Du feu », ordonna-t-il sans lâcher l'étui.
Le maigre lui lança le briquet. Le bossu alluma la cigarette et rendit le briquet, puis il l'écrasa et en prit une troisième. « Du feu. » L'homme maigre lui renvoya le briquet et le bossu émit un ricanement d'allégresse.
Le Président fit soudain un geste et le maigre écarta les lourds rideaux qui voilaient les fenêtres.
La pièce s'illumina à la lueur des incendies que, par moments, obscurcissait l'ambre des volutes de fumée. « C'est partout la même chose. Nous ne pouvons pas éteindre les feux. Mais si nous savions comment vous avez réussi à franchir le brasier de l'Europe »
Le bossu eut un sourire rusé. Il avala la braise de sa cigarette puis considéra chacun des trois hommes avec un air de profonde satisfaction.
« Je vous écartèlerai avec des chaînes et des crochets, fit le gros d'une voix douce.
— Jadis, j'étais grand et j'étais droit, dit le bossu.
— Au nom du Ciel ! s'exclama le Président. Nous ne sommes plus qu'une centaine de survivants !
— Que voulez-vous ? demanda le maigre. De l'argent ? Des femmes ? »
Le bossu saisit l'étui à cigarettes et l'écrasa entre ses paumes, puis le lança sur le bureau. Alors, il se rassit et sourit. « Je vais vous dire comment avoir la vie sauve.
— Que voulez-vous en échange ? haleta l'homme maigre.
— Rien ! répondit le bossu en pouffant. Rien. Je vais vous le dire par bonté d'âme.
— Eh bien, parlez, s'écria le gros. Parlez !
— Attendez ! » C'était le Président que l'inquiétude faisait bégayer. « Attendez… Cette chose, ce procédé… Ce traitement… Nous transformera-t-il en nous faisant devenir comme vous ? »
Le bossu éclata de rire. « Oui. Il vous transformera. Intérieurement et extérieurement. »
Le Président enfouit son visage dans ses mains. Enfin, il adressa un geste d'impatience au maigre. « Fermez les rideaux ! Vite ! » L'émoi qui l'habitait rendait sa voix gutturale.
Mais le gros l'obligea à se lever et le maintint de force devant la fenêtre ouverte. « Regardez, lança-t-il avec rudesse. Regardez ! »
Au bout d'un moment, le Président bredouilla : « Soit. Parle, bossu. »
À ces mots, le bossu sauta à bas de sa chaise et bondit sur le bureau qu'il piétina, en poussant à pleins poumons une clameur triomphale. Ses bottes égratignaient le plateau verni et dispersaient les blocs griffonnés. Les crayons voltigeaient dans tous les coins de la pièce et force fut aux trois hommes d'attendre que le bossu se fût calmé.
Traduit par MICHEL DEUTSCH.
The price.
Mercury Publications, 1960.
© Éditions Opta, pour la traduction.