67
Crépuscule
« On ne meurt jamais que de n’avoir
pas vécu ni aimé. »
Angelo Rinaldi
Même au paradis, il serait insupportable
de vivre seul. À l’Élysée, c’est encore pire. Le chef de
l’État tue ses soirées en regardant la télévision, mais sans
enfiler les bières ou les punchs comme avant, régime oblige.
« La mort ? s’inquiétait Jean Paulhan. Pourvu que je vive
jusque-là... »
Vit-il encore ? L’ennui, quand on
vieillit longtemps, c’est qu’il vaut mieux ne pas regarder trop
souvent par-dessus son épaule si l’on ne veut être, soudain, saisi
de mélancolie. Tout se dépeuple derrière soi. On n’a pas intérêt à
demander des nouvelles des vieux amis, car ils sont morts dans bien
des cas, et on n’a plus personne ou presque à qui parler des
bonheurs ou des chagrins passés.
C’est son cas. Jacques Chirac avait deux
meilleurs amis. Le premier, Michel François-Poncet, est mort. Un
joyeux drille avec qui il avait souvent fait la fête quand ils
étaient à Sciences po. Malgré sa légendaire nonchalance, il
était devenu l’un des grands banquiers de la place. Le chef de
l’État n’a pu assister à son enterrement. Il avait autre chose à
faire.
Le second ami, Jacques Friedmann, est
encore vivant. Mais il lui a manqué. Un inspecteur des Finances,
ironique et subtil, qu’il a connu lui aussi à Sciences po et
qui a vécu la plus grande partie de sa carrière dans son sillage.
C’était son alter ego. Aujourd’hui, il est mort dans sa tête :
quand il avait fallu choisir entre Balladur et lui, en 1995,
il s’était défilé.
Le déclin est, pour l’homme d’État, une
épreuve de vérité. La plupart des amis partent longtemps avant
qu’il n’ait expiré son dernier souffle. Les amis qui voulaient des
places. Les amis qui, au fond, le haïssaient. Alors que son règne
arrive à son couchant, Jacques Chirac n’a plus grand monde autour
de lui. On peut compter ses amis sur les doigts d’une seule main,
et encore, une main à trois doigts suffirait.
Jérôme Monod, le dernier des fidèles,
qui a commis l’erreur d’accepter de travailler à ses côtés, à
l’Élysée, où il subit les vexations de Claude qui ne souffre pas
l’ascendant qu’il a encore sur son père.
François Pinault, l’ami des bons et des
mauvais jours, qui entretient avec le président une camaraderie que
rien n’entamera jamais. Même s’il exerce sur lui cette impitoyable
lucidité qu’autorisent les vieux compagnonnages, surtout quand ils
ne sont pas politiques.
Line Renaud, qui est entrée dans sa vie,
il y a longtemps, comme un ouragan, le cœur sur la main, la main
sur le cœur, pour n’en plus ressortir et ne se déplace jamais sans
ce grand rire rabelaisien qui la précède. Une « mamma »
qui a fini par faire partie de la famille.
Après ces trois-là, c’est le désert.
Pour preuve, les invités des dîners d’anniversaire que lui organise
Claude chaque année. On n’y retrouve que des chanteurs, des acteurs
ou des comiques qu’il n’aura jamais fait que croiser, un verre à la
main : Johnny Hallyday, Muriel Robin, Patrick Sébastien ou
Michèle Laroque. Des amis de passage ou d’un soir.
N’était le petit Martin dont il empile
les dessins sur son bureau de l’Élysée, Jacques Chirac serait un
handicapé de la famille et de l’amitié. Pour la première, il peut
plaider coupable. Pour la seconde aussi. À quelques exceptions
près, il a toujours plus pris qu’il n’a donné, réduisant, comme
tous les gens de pouvoir, l’amitié à la définition de
Montesquieu : « Un contrat par lequel nous nous engageons
à rendre de petits services à quelqu’un afin qu’il nous en rende de
grands. »
L’Élysée n’est plus qu’un grand palais
vide où le président vit comme un mort, retranché de tout. Comme
Pompidou ou Mitterrand à leur couchant, il ne reçoit plus personne
ou presque. Il n’a jamais aimé le système des audiences à la chaîne
qu’il a si longtemps pratiqué. Il les accorde désormais au
compte-gouttes à quelques habitués, triés sur le volet par Claude
qui barre de l’agenda présidentiel tous les fâcheux, solliciteurs
ou mauvais esprits.
Chaque entrevue est un martyre. Chaque
sortie à l’extérieur aussi. Chirac se sait ausculté par tout le
monde et peine, malgré tous ses artifices, à dissimuler le mélange
de langueur et de tristesse qui, depuis le soir du
2 septembre 2005, a envahi son cerveau. Il cherche ses
mots. Il ne se sépare plus de ses pense-bêtes.
Ce soir-là, alors qu’il travaille à son
bureau, le chef de l’État éprouve, soudain, une forte migraine et
constate qu’il a pratiquement perdu la vision d’un œil. Il n’est
pas du genre à s’affoler mais prévient quand même Claude, la
« chambellanne » et Jack Dorol, le chef du service
médical de l’Élysée.
Ils décident que le chef de l’État doit
partir d’urgence subir des examens à l’hôpital du Val-de-Grâce.
Claude Chirac est aux cent coups. Mais elle ne perd pas le
nord : contrairement à l’habitude, la voiture présidentielle
ne sera pas accompagnée par un détachement de gendarmerie,
discrétion oblige.
Après que les médecins du Val-de-Grâce
ont diagnostiqué un accident vasculaire cérébral, ils demandent au
président de prolonger son séjour pour une semaine, afin de
procéder à des examens complémentaires. Ils se font du mauvais
sang : ce genre de symptôme est souvent le signe avant-coureur
d’un infarctus cérébral. À partir de ce soir-là, Chirac ne sera
plus jamais Chirac.
Passons sur le culte du secret qui a
conduit Claude à dissimuler l’information aux Français, y compris
au Premier ministre, jusqu’au lendemain matin : les Chirac
restent d’indécrottables cachottiers. Passons aussi sur les
séquelles laissées par le « petit accident vasculaire »
du président, pour reprendre la terminologie du service de santé
des armées : elles sont bénignes et ne se traduisent que par
de légers troubles de mémoire qui l’empêcheront, par exemple, de
retrouver le nom d’une vieille connaissance. Rien de grave. Chirac
sait sauver les apparences.
Ce qui a changé, c’est que le président
a enfin compris, à près de 73 ans, qu’il n’était pas immortel
et qu’il ne pourrait pas toujours forcer le destin. Jusqu’à
présent, il aimait dire en rigolant qu’il était une « insulte
à la médecine ». Gros mangeur, grand buveur et pétant le feu.
Depuis le temps qu’il tirait sur la bête, elle ne s’était pas
encore vengée de tout ce qu’il lui avait fait avaler. C’est fait.
D’où la mélancolie qui, désormais, tourne dans sa tête et alourdit
sa démarche. Il semblait naguère monté sur des ressorts ; il a
des boulets aux pieds. Il préparait toujours la prochaine
élection ; il sait qu’elle se jouera sans lui.
Dans son Dictionnaire incorrect[1],
Jean-François Kahn a donné plusieurs définitions, souvent drôles,
de Jacques Chirac. Par exemple : « Personne ne sait où il
est : lui non plus. » Ou encore : « Beaucoup de
gens l’aiment, nul ne l’admire : vrai démocrate ! »
L’une des plus pertinentes est celle-ci : « Depuis
Lazare, personne n’avait aussi spectaculairement
ressuscité. »
Chirac-Lazare a toujours dit qu’il
n’avait pas peur de la mort qu’il a, au demeurant, souvent
fréquentée, notamment pendant la guerre d’Algérie. Mais pour être
mort, il faut mourir pour de bon. C’est ça qui le tue, le regard
faussement compatissant des autres. Leur façon de l’autopsier
vivant. Déjà, il avait été vexé quand, quelque temps auparavant, la
rumeur avait couru qu’il était malade parce que, après s’être fait
brûler une verrue, il portait un pansement à l’index. Ou quand la
presse avait spéculé sur sa surdité après que Paris-Match[2] eut
publié une photo du profil présidentiel où apparaissait clairement
une prothèse auditive. Claude Chirac était passée par là.
Longtemps, Chirac a cru qu’il pourrait
toujours dominer les éléments. Il s’attribuait même volontiers des
dons de sorcier. Un jour, par exemple, il apprend que la femme de
Darcos : « Je tiens de mon père un don qui me permet de
savoir si les gens sont en bonne santé, rien qu’en leur serrant la
main. Ta femme est sauvée. »
C’est tout Chirac : croyant,
fataliste et rustique. Passablement superstitieux aussi. Il a passé
sa vie à se démener sans compter pour les malades, à se ruer au
chevet des agonisants ou à embrasser le front des morts. Son tour
est arrivé. Il l’attend tristement, les jambes flageolantes, non de
peur mais de fatigue, au terme d’une si longue marche. On le
verrait bien dire, comme une de ses anciennes fréquentations,
François Nourissier, dans Bratislava[3] : « Patience, sentinelle ! La
guerre est perdue, mais il faut continuer de guetter
l’ennemie. »
Et après ? « Je suis
catholique comme mon père, dit-il[4]. Je
crois donc à l’immortalité de l’âme, ce qui explique sans doute que
je n’ai pas d’angoisses métaphysiques quand je pense à la mort. On
la compare souvent à un naufrage. Quand son heure arrivera, je
souhaite juste que ce naufrage se fasse le plus rapidement
possible, sans trop de souffrance ni, surtout, de
déchéance. »
S’il croit à l’immortalité, pense-t-il à
la postérité ? « Restons modeste, répond-il. Ceux qui
laissent quelque chose, ce sont les grands artistes, les grands
penseurs ou les grands scientifiques. Rarement les hommes
politiques. Il y a bien de Gaulle, l’exception, mais tout ce qu’on
peut apporter, nous autres les successeurs, comme petite
contribution, c’est un peu de tolérance et de respect de
l’autre : la France en a bien besoin. »
Il ne croit cependant pas à la vanité de
la politique : « Chacune de nos actions finit par avoir
une conséquence sur l’ensemble de l’humanité. C’est l’histoire du
battement d’aile de papillon... »
Encore faut-il battre les ailes...