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Les canards de l’Élysée
« La mort, c’est tellement
obligatoire
que c’est presque devenu une
formalité. »
Marcel Pagnol
Le lendemain de son élection, l’Élysée
fait savoir au nouvel élu que le président sortant souhaiterait
rester encore quelques jours dans son palais avant de déménager.
Mitterrand est fatigué, il ne faut pas le bousculer.
« Naturellement, dit Chirac, j’ai répondu qu’il pouvait
prendre son temps et que je n’étais pas à huit jours près. Je lui
ai même donné deux semaines[1]... »
Et puis un beau jour, Mitterrand fait
dire à Chirac qu’il partira le surlendemain. Quand le nouvel élu
est introduit par l’huissier dans le bureau présidentiel, pour la
passation de pouvoir, il roule de gros yeux étonnés :
« Mais qu’est-ce qui se
passe ? demande Chirac en jetant un regard circulaire. Vous
avez tout changé.
— J’ai remis le bureau dans l’état où il
était quand le général de Gaulle l’a quitté. »
Après avoir consulté les photos
d’époque, Mitterrand a fait disposer aux mêmes places toutes les
pièces du mobilier national de l’ère gaullienne. Une délicate
attention qui émeut le président élu. « Il était très content
de son coup, se souvient Chirac. Je le voyais dans son
œil... »
Pour commencer, les deux hommes parlent
des modalités techniques d’une éventuelle riposte nucléaire. Puis
la conversation roule sur des sujets plus anodins. D’abord, le
« testament » de Mitterrand, c’est-à-dire la liste des
quelques collaborateurs qu’il faudra reclasser, « une liste
très courte, rien à voir avec celle que m’a, ensuite, laissée
Lionel Jospin, Premier ministre, se sera opposé à sa nomination,
Jacques Chirac s’entendant dire : « Je ne suis pas tenu
par les engagements que vous avez pris envers votre
prédécesseur. »
Dernière question à l’ordre du
jour : les canards de l’Élysée. Leur sort inquiète François
Mitterrand qui avait introduit dans le parc de la présidence cinq
ou six canards dont les petits étaient sans cesse attaqués par les
pies des Champs-Élysées. Elles leur perçaient le crâne à coup de
bec avant de leur ouvrir le ventre. Les corbeaux n’étaient pas en
reste. Cela désolait le président sortant qui avait demandé qu’ils
soient abrités sous un grillage. Ce n’était certes pas joli, mais
bon, il s’agissait d’une question de vie ou de mort...
Quelque temps plus tard, Chirac
téléphonera à Mitterrand pour lui annoncer que ses canards vont
bien et que toutes les précautions ont été prises. C’est dire s’il
sera aux petits soins, jusqu’au bout.
Pourquoi les deux hommes ne se sont-ils
pratiquement rien dit pendant cette passation de pouvoir qui a duré
une petite heure ? Ils se connaissent trop. « Mitterrand
partait avec sérénité, dit Chirac[2]. Nous
avions de surcroît des relations très cordiales, même si elles
n’étaient pas intimes, et je ne me souviens pas que nous ayons eu
un mot plus haut que l’autre lors de nos nombreux tête-à-tête,
avant la cohabitation, pendant ou après. Si, une fois, au début des
années quatre-vingt, quand il m’avait montré ses maquettes des
Grands Travaux, à l’Élysée. Je n’avais pas pu me retenir. Je lui
avais dit : “Sur le plan culturel, je suis satisfait. En tant
que maire de Paris, je suis aux anges. En tant que député de
Corrèze, je suis terrifié : ça veut dire que la totalité des
moyens disponibles à la Culture sera dévolue à la capitale. En tant
que contribuable, enfin, je suis horrifié : tout ça va nous
coûter excessivement cher.” Il n’avait pas bien pris cette sortie.
Mais nous sommes toujours restés dans les limites de la courtoisie.
En plus de ça, il savait ce que je pensais sur tous ces
sujets.
— Ce jour-là, vous n’avez même pas parlé
de l’Europe ?
— Non. Juste avant la campagne, alors
que nous avions une conversation de fond sur l’Europe, il m’avait
dit combien étaient essentiels à ses yeux les liens entre la France
et l’Allemagne. Ça correspondait tout à fait à ma vision des
choses. Il avait aussi insisté sur la relation de confiance qui
doit s’instituer entre le président français et le chancelier
allemand, comme Schröder. Une relation sans commune mesure avec
celle que l’on peut avoir avec un autre dirigeant étranger, une
relation consubstantielle à la bonne marche de
l’Europe. »
Mitterrand est un Européen de cœur, et
Chirac, de raison, mais c’est assez pour rassurer le président
sortant. Retiré dans un appartement de la rue Frédéric-Leplay, près
de l’École militaire, à Paris, pour son dernier face-à-face avec la
mort, il ne distillera jamais de venin contre son successeur. Il
lui arrivera, au contraire, de célébrer ses mérites avant de
s’apitoyer sur le sort qui lui est fait par Le Monde, journal que les deux hommes vouent
aux mêmes gémonies.
Tout juste Mitterrand recevra-t-il
Giscard. » Mais c’est pour l’Histoire. Ou plus précisément
pour les mémoires que prépare VGE.
Quand Mitterrand s’éteint, le
8 janvier 1996, vers 6 heures du matin, Chirac est
la première personnalité à se rendre, alors que la nouvelle n’est
pas encore publique, dans la petite chambre monacale de la rue
Frédéric-Leplay où repose le corps amaigri de son prédécesseur. Il
est très ému. Le soir, dans une allocution à la télévision, où l’on
sent sa patte, il évoque son « respect pour l’homme
d’État » et son « admiration pour l’homme privé qui s’est
battu contre la maladie avec un courage remarquable, la toisant en
quelque sorte. »
Chirac s’incline aussi devant ce qui fut
le message et reste l’héritage de Mitterrand :
« L’Europe, une Europe dans laquelle la France réconciliée
avec l’Allemagne et travaillant avec elle occuperait une place de
premier rang. Mais aussi une façon de vivre notre démocratie. Une
démocratie moderne, apaisée, grâce notamment à l’alternance
maîtrisée, qui a montré que changement de majorité ne signifie pas
crise politique. »
Enfin, il se livre à une sorte
d’autoportrait. Quand il dit, par exemple, que Mitterrand
« débordait sa vie » et « connaissait notre pays
jusque dans ses villages ». « Partout, ajoute-t-il, il
avait une relation, un ami. » Si Chirac n’est pas son
héritier, il est au moins un cousin...