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Les malheurs de Gribouille
« Un cheval ! un cheval !
mon royaume pour un cheval ! »
Shakespeare
En mai 1981, François Mitterrand
disait aux siens : « Profitez-en. Vous ne reverrez jamais
cela. » Le 1er juin 1997,
Lionel Jospin serait en droit de répéter la même chose. La vague
rose qui a déferlé sur la France donne, au soir du second tour,
320 députés à la gauche contre 256 pour la droite et 1 au
Front national.
Le PS ne peut cependant pas gouverner
seul. Certes, il compte 246 députés, 190 de plus qu’en 1993.
Mais pour atteindre la majorité absolue à l’Assemblée nationale,
soit 289 voix, il lui faudra l’appoint de plus de quarante élus,
communistes et écologistes.
C’est à peu près la seule bonne nouvelle
pour la droite, après ce désastre programmé qui a balayé pas moins
de sept ministres, à commencer par Alain Lamassoure, le ministre du
Budget, dans les Pyrénées-Atlantiques.
Sans doute ce camouflet est-il
imputable, en partie, au Front national qui s’est maintenu au
second tour dans 78 triangulaires afin de faire battre la droite,
ce qui sera chose faite dans 49 cas. Il permettra à Lionel Jospin
Premier ministre ».
Mais la droite a montré, au cours de
cette campagne, qu’elle n’avait plus de ressort ni de projet, tout
juste bonne qu’elle était à rabâcher des vieux slogans contre
« les socialistes d’hier ». Elle est K-O, et pour
longtemps. En attendant, elle aimerait bien se payer une
tête.
Pas celle de Dominique
de Villepin.
Tout le monde ou presque pousse le chef
de l’État à se débarrasser du secrétaire général de l’Élysée, si
abrupt et si emphatique, d’où serait venu tout le mal. D’abord,
Bernadette Chirac qui, à juste titre, reproche à
« Néron » d’isoler son mari. Elle l’accuse, surtout,
d’avoir mis dans la tête présidentielle cette absurde idée de la
dissolution et d’avoir ensuite empêché tout débat avec ces formules
à l’emporte-pièce dont il a le secret. Pour la conseillère générale
du canton de Meymac, Corrèze, l’esbroufe et la boursouflure ne
sauraient, de surcroît, tenir lieu de ligne politique.
Les vieux grognards du chiraquisme ne
disent pas autre chose. Outre son « hystérie » ou son
« exaltation », ils mettent aussi en question la
« courtisanerie » de Villepin qui, selon le mode de
fonctionnement du flagorneur professionnel, diabolise le reste du
monde, comme si le chef de l’État n’avait que des ennemis partout
et que son secrétaire général était là, le brave soldat, pour le
sauver de tous les affreux complots ourdis, jour et nuit, contre
lui. Passe encore qu’en prince de la métaphore, « Néron »
parle de l’aventure chiraquienne avec les mêmes mots sonores qu’on
emploierait pour l’épopée de Napoléon ou d’Alexandre le Grand. Il
est avant tout coupable d’avoir fait le vide autour du
président.
Quand il entend ce discours, Jacques
Chirac hoche la tête. Il n’est pas dupe. Enfin, pas toujours. Il
sait bien que Lionel Jospin, le nouveau Premier ministre, qui n’y
fera pas obstacle.
En bon limier de cour, Dominique
de Villepin suit le chef de l’État à la trace. Il sait qui il
voit et ce qu’il dit. Même s’il a vent des rumeurs sur sa
« démission » à venir, le secrétaire général est
convaincu qu’il restera à son poste : « Le président ne
peut pas me virer. Il ne pourra jamais. Il m’a introduit dans le
saint des saints. Je sais beaucoup trop de choses. À l’extérieur de
son système, je deviendrais une bombe à retardement[1]. »
Forfanterie ? Tout Villepin est là.
À peine l’a-t-on pris pour un hussard romantique, prêt à se faire
massacrer pour son dieu vivant, que perce soudain chez lui un gros
cynisme de maquignon. Rien ne permet de penser que Chirac ait à
céder à un éventuel chantage personnel : ce n’est pas son
genre. Mais quand il rentre de vacances, cet été-là, le président
est bien décidé à garder son secrétaire général et le dit sans
ambiguïté à l’auteur : « Quel homme serais-je si je
faisais payer à un subordonné une décision que j’ai prise moi-même,
en conscience ? J’exige la loyauté de mes collaborateurs. Je
leur suis toujours loyal en retour. C’est la moindre des choses.
Rien ne m’est plus étranger que la culture du bouc
émissaire. »
Jacques Chirac meurt souvent. Déjà, il
avait failli mourir en 1981 quand l’échec de la droite lui fut
imputé, non sans raison, après la victoire de la gauche. Mais il
est vraiment mort pour la première fois après sa défaite historique
contre François Mitterrand en 1988. À peine ressuscité
en 1993, avec le triomphe de son camp aux législatives, il
mourait une deuxième fois en 1994, assassiné par son
ex-dauphin, Édouard Balladur, avant de renaître à l’élection
présidentielle de 1995.
Après la dissolution de 1997, il
vit donc sa troisième mort. Il a fini par prendre l’habitude. Sa
vie est devenue un rêve dont la mort le réveille de temps en temps,
pour lui remettre les idées en place. L’expérience aidant, il ne
s’inquiète pas et travaille tranquillement à sa résurrection, qu’il
juge inéluctable. Il laisse donc courir le vent par-dessus les
tuiles et suit le précepte du Nouveau Testament que ce catholique
de convenance ne lit jamais, pas plus que l’Ancien :
« Celui qui, ayant la main à la charrue, regarde en arrière
n’est pas propre au royaume de Dieu. »
Déjà, les rivaux s’avancent, le couteau
à la main, pour l’échéance présidentielle de 2002. Jacques
Chirac aime bien Alain Madelin, moins que sa fille Claude qui a
longtemps roulé et roucoulé pour lui, mais il sait bien que cet
homme est une blague, une vieille blague. Il a beau déambuler et
gesticuler, il est tout sauf électoral, avec sa voix de scie et ses
lubies idéologiques.
Jacques Chirac ne supporte pas Nicolas
Sarkozy qu’il accuse, en petit comité, d’avoir balancé des affaires
contre lui pendant la campagne présidentielle de 1995. Mais il
pense qu’il est encore trop tendre pour devenir menaçant.
« C’est vrai qu’il les a longues, a-t-il dit un jour, mais il
faut qu’il se fasse encore les dents. »
Comme il est convaincu que Alain
Juppé... »
Alain Juppé à la présidence du RPR. Il
parle comme un présidentiable, se disant prêt à
« rassembler » tous ceux qui partagent sa
« conception de la France ». Jacques Chirac, désormais,
ne le quitte plus des yeux.