Épilogue
Avec tous ses kilos perdus, il ressemble de nouveau au jeune homme qu’il était, le grand échalas à lunettes aux airs d’oiseau de proie. Sauf qu’il a une moitié de siècle en plus sur ses épaules et que des lambeaux de peau pendent sous son menton comme du linge à sécher. Sauf, surtout, qu’il ne cesse de se ménager. Il quitte précipitamment les déjeuners pour aller « piquer un roupillon » et même s’il a encore de l’allant marche souvent à pas comptés, comme un futur petit vieux.
Il y a quelque chose de crépusculaire en lui qui était, il n’y a pas si longtemps, la joie de vivre en personne. Parfois, il semble comme anéanti par sa propre déchéance. C’est peut-être pourquoi il va plus souvent à la messe qui est toujours pour lui « un moment de bonheur où l’on rentre un peu en soi pour essayer de se retrouver ».
À soixante-treize ans, Jacques Chirac ne s’est pas retrouvé. Il eût déjà fallu qu’il se fût trouvé. Il a passé sa vie à se fuir, comme quelqu’un qui, dans son enfance, aurait subi un grand traumatisme psychologique. C’est au demeurant la thèse de Valéry Giscard d’Estaing qui, pour l’avoir beaucoup fréquenté, imagine qu’il a pu se passer quelque chose dans le cercle de famille à trois que ce fils unique formait avec une mère toute dévouée et un père très coureur. Si tel fut le cas, c’est encore un secret avec lequel il mourra.
Cet homme est « très gardé », pour reprendre une formule de Philippe Seguin. Sur son tableau de chasse, ils sont dix, comme les dix petits nègres. Sans parler de tous ses lieutenants pressés comme des citrons et jetés comme des pelures quand il n’en avait plus l’usage.
Hormis Dominique de Villepin, un homme qui, comme Fouché jadis, sait créer, autour du prince, une « terreur factice » ou supposée de « dangers imaginaires[1] » pour parvenir à ses fins en écartant qui bon lui semble. Jacques Chirac ne fait plus peur, désormais.
Le jour où il acceptera de se retourner pour regarder derrière lui, il apercevra des monceaux de cadavres, à perte de vue. Telle est la fatalité du survivant. Encore que celui-là n’est pas du genre à faire de quartier. À la guerre, il aurait laissé ses blessés derrière lui. Il ne se serait pas non plus embarrassé de prisonniers. S’il a une morale personnelle, c’est bien celle du darwinisme : que le plus fort l’emporte, surtout si c’est lui. Après ça, pas de pitié. Jadis, il aimait citer un proverbe qu’il disait oriental mais qui était sans doute de son invention : « Rien ne sert de blesser le chat dont on veut se débarrasser, il faut le tuer. » Cet exécuteur professionnel laissera cependant derrière lui une droite en état de marche, avec au moins deux héritiers : Nicolas Sarkozy. Ce n’est pas rien.
Pour le reste, que restera-t-il de lui ? Son musée des Arts premiers et quelques grands discours. Celui du Vel d’Hiv où, après cinquante ans d’amnésie officielle, il reconnaissait les fautes de l’État français pendant l’occupation nazie. Celui du 17 décembre 2003 où il a défendu le principe d’une « laïcité ouverte et généreuse » dans une France qui assume sa « diversité », principe qui, à ses yeux, « n’est pas négociable ». Deux textes fondateurs qui ont posé des bornes et marqué leur temps. Ils continueront à parler aux Français longtemps après qu’il aura tiré son rideau.
Sur le plan des valeurs, il a tenu son rang et bien rempli la fonction symbolique de président. Mais hormis plusieurs adresses au peuple et une diplomatie dégourdie, il est clair que Chirac n’aura pas laissé un héritage substantiel aux générations futures. Pas de grand monument, bien sûr, mais pas non plus de réforme digne de ce nom, n’était l’avancée décentralisatrice que lui a imposée Raffarin. En dépit de ses postures, il a veillé, surtout, à ne jamais troubler l’air du temps. Si l’on excepte sa position en faveur de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, il s’est même contenté, pour l’essentiel, de suivre la pente des Français.
Un homme qui le connaît bien, Jean-François Lamour, ministre de la Jeunesse et des Sports, dit que Jacques Chirac aime « la transgression, voire la provocation ». Sans doute, mais en privé. Sur le plan international, il a pu être inspiré et même prophétique. Depuis des décennies, par exemple, il est obsédé par le développement économique de la Chine où il est l’une des personnalités étrangères les plus populaires. Il est mêmement convaincu de la déstructuration sinon du déclin de l’empire américain. Concernant la politique française, en revanche, il fut un accompagnateur, parfois un escamoteur. Jamais un innovateur ni un dérangeur. L’économiste Alain Minc[2], ce fut bien lui. Il a été un pilier de cette église. Une sorte de cagot de la pensée dominante. Y compris quand il a combattu fièrement l’intervention américaine en Irak, en 2003 : les Français aussi y étaient hostiles, dans leur grande majorité.
Si sa filiation fut gaullienne, il reste, la nonchalance en moins, un avatar d’Aristide Briand. La même fausse naïveté. Le même sentimentalisme républicain. Le même idéalisme roué mais de bon aloi. De cet homme de gauche qui, avec le « Tigre », a surplombé les trois premières décennies du xxe siècle, Georges Clemenceau disait : « Il ne sait rien mais comprend tout. » De Jacques Chirac, il eût dit sans doute : « Il ne fait rien mais comprend tout. »
Prince du lieu commun et « monstre de souplesse », à en croire Maurice Barrès, Aristide Briand a toujours été un bénisseur qui jouait l’apaisement, fût-il rapporteur de la loi de 1905, instituant la séparation de l’Église et de l’État. Après la guerre de 14-18, il a œuvré pour la réconciliation avec l’Allemagne avant de recevoir le prix Nobel de la paix. Ce ne fut pas un homme médiocre, même s’il attirait sur lui les quolibets de toutes sortes, comme ceux de Léon Bloy, le traitant de « sans-culotte qui a perdu son pantalon ».
Jacques Chirac non plus n’est pas médiocre. S’il ne semble pas nobélisable, c’est parce que, contrairement à Aristide Briand, il n’a pas su attacher son nom à une grande cause. Il s’est dispersé dans l’humanitaire et la compassion en donnant l’impression, là aussi, de surfer sur la vague. Ce fut le cas, notamment, quand il a proposé la taxe sur les billets d’avion pour financer les achats de médicaments dans les pays pauvres. Une mesure gadget et populaire, autant dire chiraquienne.
Reste qu’en matière d’aide au développement, la France a encore beaucoup à faire, qui ne dépense sur ce plan que 0,4 % de son PIB. Mais bon, ce n’est pas le sujet. Chirac a toujours eu un faible pour les symboles et les effets d’annonce. C’est ainsi qu’il faut interpréter aussi l’introduction du principe de précaution dans la Constitution. Si les Français redemandent de la sécurité, pourquoi ne pas leur en donner en paroles ?
Il est leur chef, donc, il les suit : ç’aura été sa devise. Il a donc fini par incarner une société rétive au risque qui prétend soigner ses maux et trouver le salut grâce aux cellules de soutien psychologique, la nouvelle religion. Il s’est mis à l’unisson des Français qui, à en croire un sondage du Figaro[3], mettent plus bas que tout, parmi les qualités demandées à un président, le franc-parler (35 %), le courage (32 %) ou la conviction (25 %). Au tribunal de l’Histoire, l’héritier du « ninisme » bénéficiera de circonstances atténuantes. À l’heure des comptes, il ne faudra pas exonérer la gauche, la droite et la presse qui, à quelques exceptions près, ont célébré pendant des années le soi-disant modèle social français. Un « modèle » qui a conduit les Français à signer, pour sauvegarder certains acquis, des traites sur l’avenir en endettant leur descendance.
Avec l’autorité de l’autosatisfaction, tout le monde s’y est mis, à commencer par les socialistes, pour enfanter cette tragédie française, sur fond de chômage, d’exclusion et d’illettrisme, avec son million d’enfants pauvres et ses banlieues à la dérive. Sans parler du décrochage économique : la richesse nationale par habitant était 15 % plus élevée en France qu’en Grande-Bretagne, il y a dix ans ; elle est tombée à 5 % de moins. Chirac ne saurait être le seul accusé de ce procès en impéritie qu’il faudra bien instruire un jour.
En attendant, à force d’avoir été abusée par les uns et les autres, la France souffre désormais d’acédie, affection de l’âme que saint Thomas d’Aquin définissait ainsi : « Une tristesse qui produit dans l’esprit une dépression telle qu’il n’a plus envie de faire quoi que ce soit, à la manière de ces choses qui, mordues par l’acide, deviennent toutes froides. Et c’est pourquoi l’acédie produit un certain dégoût de l’action. »
Français jusqu’à la moelle des os, le président est lui aussi atteint d’acédie. L’aveuglement n’étant pas son fort, il ne se fait aucune illusion sur lui-même. D’où ses troubles psychosomatiques. Moins cynique qu’on le croit, il est parfois si rempli de nausée qu’il lui faut se lever, en pleine nuit, pour aller vomir, oui, mais quoi ? Une certaine haine de soi ? Claude Chirac se souvient de son effarement devant un costume qu’il avait reçu en cadeau d’anniversaire : « Mais je ne pourrai jamais le porter, il est trop beau pour moi ! » Tout semble trop beau pour lui, désormais. Sauf ses vacances mortelles dans des hôtels cinq étoiles avec Bernadette. Il s’est donc retranché de la vie, avec son souffle au cœur, et puni dans la solitude de l’Élysée : emmuré dans son palais, il y tue le temps qui, à la longue, s’est vengé en l’enterrant vivant.
Il est comme la France, dont il incarne si bien la tragédie. Il en a vu d’autres. Il sortira donc un jour de son sépulcre. Chirac est le genre d’homme que la mort attrape vivant et debout. Il n’a certes plus l’âge des résurrections. Mais ces gens-là ne meurent jamais vraiment.
1-
Chateaubriand à propos de Fouché, dans Les Mémoires d’outre-tombe, tome II, livre 23e, chapitre 20.
2-
Le crépuscule des petits dieux, Grasset, 2006.
3-
Le Figaro, le 30 janvier 2006.
La Tragédie du Président
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