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Le sacre du printemps
« On gagne et puis on
voit. »
Napoléon
Il a soixante-deux ans et tout pour être
heureux. Désormais en tête des sondages, il voit fondre de nouveau
sur lui, le succès appelant le succès, des nuées de journalistes
louangeurs, de politiciens flagorneurs et d’encenseurs de toutes
sortes. Après le temps des faux derches, voici celui des
lèche-culs. Belle revanche après des mois de solitude.
Chirac ne savoure pas cette revanche. Il
a tendance à serrer les mâchoires et son regard, souvent, se ferme.
Il est coincé, nerveux et même agressif. Peut-être à cause de
l’angoisse qui le noue : il a bien trop promis et sait qu’il
tiendra peu. Sans doute à cause de toutes les désertions et
félonies des derniers mois qui, malgré les retournements, lui
restent sur l’estomac.
Quand l’auteur lui demande, à cette
époque, s’il éprouve le moindre ressentiment à l’égard de Balladur,
Chirac dément bien sûr, avec la fermeté de la langue de
bois :
« Je devrais, au contraire, lui
être reconnaissant. S’il avait respecté nos accords et si j’avais
été élu à la présidence, je l’aurais confirmé à Matignon comme nous
en étions convenus ensemble avant mars 1993. Et qu’est-ce qui
se serait passé dans le pays ? Rien. On n’aurait rien fait du
tout. Nous nous serions plantés.
— Allons, vous lui en voulez quand même
un peu, de n’avoir pas tenu parole ?
— Mais comment pourrais-je lui en
vouloir ? La démocratie exige la compétition et la compétition
entre nous m’a obligé à approfondir ma réflexion. J’ai été à la
rencontre des Français. Finalement, ç’aura été excellent pour moi,
sa candidature. Si je suis élu, ce sera grâce à lui...
— ... Mais contre lui.
— Et comment ! Comme je connaissais
bien Édouard Balladur et son équipe, je savais bien qu’ils
sauraient utiliser, dès qu’il se déclarerait, tous les leviers de
l’État contre moi. L’argent, la justice, la police. Sans parler des
médias qui auront été contrôlés comme jamais, ni de la campagne du
Monde en sa faveur. Pour résister à
Radio-Balladur, à Télé-Balladur et à tout le reste, il fallait que
je passe en force, en prenant mon élan depuis les tréfonds du pays.
C’est pourquoi je me suis présenté si tôt en travaillant tout de
suite le terrain, pour essayer de comprendre ce qui se passait dans
le fin fond de nos régions[1]. »
C’est à peine si Chirac supporte encore
l’approbation. En tout cas, il ne souffre pas la contradiction. Ne
lui demandez surtout pas comment il compte satisfaire les
espérances qu’il a soulevées pendant la campagne. Il prend tout de
suite la mouche :
« Il faut quitter Paris, mon vieux.
Vous vivez sur une autre planète, dans un monde virtuel. Avec ce
genre de questions, vous me faites penser à un archéologue chinois
que m’avaient envoyé les autorités de Pékin pour évoquer des
recherches que je faisais. On aurait dit qu’il était sourd et
aveugle à tout ce qui se passait autour de lui. Une momie. Je ne
comprenais rien de ce qu’il me disait. Finalement, le gouvernement
chinois m’en a envoyé un autre. »
N’insistez surtout pas. Si vous parlez à
Chirac des foules qui viennent à ses réunions publiques, un mélange
improbable de jeunes, de bourgeois et d’ouvriers, comme celles de
Mitterrand en 1981, et que vous osez le questionner sur ce
qu’il a prévu pour les garder tous ensemble, avec lui, une fois
qu’il sera au pouvoir, le feu lui monte au visage :
« Vous ne comprenez rien, vous
n’avez jamais rien compris. Je ferai ce que j’ai prévu de faire. Je
mettrai en œuvre le changement, un changement dont on n’a pas idée.
Tout le reste, c’est du ratiocinage et du saucissonage de cheveux.
Bref, de la connerie de journaliste[2]. »
L’auteur aura droit à une autre colère
de ce genre quand il dira au chef de l’État, l’avant-veille du
second tour, que la logique politique devrait le conduire à nommer
Philippe Seguin à Matignon. N’est-ce pas le président de
l’Assemblée nationale qui lui a fourni ses principaux thèmes de
campagne ? N’incarne-t-il pas mieux que personne le nouveau
chiraquisme ? « Je n’ai encore jamais entendu une
connerie pareille, s’étrangle Jacques Chirac. Je savais bien que le
parisianisme est une maladie qui permet de raconter n’importe quoi
avec l’autorité de la suffisance, mais à ce point[3]... »
Le nouveau Chirac est cassant. Il est
aussi à cran. Il y a de quoi. Il n’ignore pas que son
positionnement social-républicain est aussi culotté que
problématique pour l’avenir de sa présidence. Il a conscience, de
surcroît, d’avoir rompu avec une partie de la droite. Pour preuve,
son score du premier tour, assez maigrelet : à peine plus de
20 % contre 18,5 % à Balladur et 23,3 % à Jospin,
qui a créé la surprise.
« C’est la malédiction de Jacques
Chirac, commente avec bienveillance François Mitterrand. Il aura
toujours du mal à passer la barre des 20 %. Mais il
l’emportera quand même, vous verrez. Je crois que ça fera
53/47[4]. »
Ça les fera, ou à peu près. Entre les
deux tours, Jacques Chirac opère un virage stratégique à droite et
recolle les morceaux avec Édouard Balladur. « La seule chose
que je vous demande, dit le Premier ministre battu, c’est de
traiter correctement ceux qui ont été mes partisans.
— Mais, Édouard, proteste Chirac, vous
me connaissez...
— Justement, Jacques, c’est parce que je
vous connais que je vous le demande... »
Si elle n’est pas toujours la plus bête
du monde, la droite française est, à coup sûr, l’une des plus
divisées. Elle est ainsi capable – et l’a montré – de
perdre les élections où elle a obtenu la majorité. Après le duel
Chirac-Balladur, il n’y a pas seulement des caisses entières
de porcelaine à réparer mais aussi beaucoup de sang à laver sur les
murs.
Jospin s’est révélé, de surcroît, un
candidat coriace. Comme la plupart des connaisseurs de la chose
politique, le président du RPR a d’abord cru que l’ancien ministre
de l’Éducation nationale s’était présenté pour prendre le contrôle
du PS. Il a fait mieux. Il a créé la surprise et redonné de
l’espoir à la gauche. L’Élysée semble à sa portée. C’est en tout
cas ce que croit Chirac. Superstition ou pas, il ne cesse de
pronostiquer son échec, notamment dans les trois ou quatre jours
qui précèdent le second tour.
« Je crois que c’est fichu, dit
Jacques Chirac à l’auteur, dans un moment d’abandon, le
5 mai 1995, alors qu’il rentre d’une tournée dans la
région Rhône-Alpes qui s’est terminée en apothéose à Lyon, avec une
réunion publique où Raymond Barre et lui ont fait un tabac. À
l’heure qu’il est, j’ai plus de chance d’être battu que d’être
élu : je le sens, ça fout le camp de tous les
côtés. »
Il faut se méfier de ce genre de propos.
Chirac est comme les femmes orientales qui disent, devant un
nouveau-né, pour éloigner les mauvais esprits : « Oh
qu’il est affreux ! Comme il a l’air bête ! » Il est
si près du but qu’il a peur, soudain, de tout perdre. C’est
pourquoi il sonne le tocsin contre Jospin et le « danger
socialiste ».
À tort. Le 7 mai, Jacques Chirac
est élu président par 52,7 % des suffrages exprimés contre
47,3 % à Lionel Jospin. Un score confortable. Une vague de
joie dévale alors sur Paris que l’heureux élu parcourt dans sa
vieille Citroën CX. Pour un peu, on se croirait en
mai 1981. À ceci près : la grande fête se déroule place
de la Concorde et non place de la Bastille.
Chirac va faire la sienne chez François
et Maryvonne Bernard Bled, administrateur à la mairie de Paris, qui
était avec lui, se souvient : « On aurait dit qu’il était
en lévitation. C’était le roi qui revenait du sacre de Reims. J’ai
eu un choc physique. » Mais Chirac se reprend vite. Il sait
bien que les « ennuis commencent », comme l’avait dit
Mitterrand après sa première élection : plus l’espérance est
grande, plus la déception est violente.
Il n’y a plus aucune jubilation sur son
visage ni dans sa voix quand le vingt-deuxième président de la
République française se prononce, dans sa première déclaration
officielle, pour un État « vigoureux, impartial, exigeant pour
lui-même et soucieux de la bonne utilisation des fonds publics, un
État qui n’isole pas ceux qui gouvernent du peuple qui les a
choisis ».
Une profession de foi qu’il est cruel de
rappeler, des années plus tard, tant il est vrai que Chirac aura
laissé l’État dans la situation où il l’avait trouvé, après
quatorze ans de présidence mitterrandienne : ni vigoureux ni
impartial, ni exigeant pour lui-même.
Avec les hommes politiques en général et
Chirac en particulier, l’avenir n’est souvent que du passé qui
recommence...