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Les cimetières parisiens
« Je suis un cimetière abhorré de la lune
Où comme des remords se traînent de longs vers. »
Charles Baudelaire
Il a toujours mené grand train. À la mairie de Paris, dans son appartement de mille mètres carrés, Chirac avait à son service un maître d’hôtel à l’allure d’un Grand d’Espagne, trois cuisiniers et deux femmes de ménage. Sans parler du reste. À l’Élysée, ce sera encore mieux : le voici passé du stade artisanal à la phase industrielle. Impossible de faire un pas sans qu’un huissier accoure, aux petits soins.
S’il célèbre l’« État modeste », Chirac ne le mettra pas plus en œuvre à l’Élysée qu’ailleurs. Il faut ce qu’il faut et, pour lui, ce sera toujours le meilleur vin ou le meilleur champagne. En dix ans, les crédits de la présidence de la République passeront, sous son règne, de 3,3 millions à 31,9 millions d’euros, soit une hausse de 867 %[1].
Sans doute faut-il imputer une partie de cette augmentation à la suppression par le gouvernement Jospin des « fonds spéciaux » que versaient naguère les ministres à l’Élysée. Désormais, c’est la présidence de la République qui assure elle-même ces dépenses. Mais à lui seul, ce changement de règles ne suffit pas à expliquer la dérive. C’est que Jacques Chirac, pour ses palais comme pour le reste, n’a jamais répugné à débourser l’argent des autres.
Il vit depuis trop longtemps dans un monde virtuel, loin des réalités. Depuis 1977, date de son accession à la mairie de Paris, il a toujours été nourri et logé aux frais de la princesse. Enfin, logé. Tous les soirs ou presque, vers 20 heures, son chauffeur, Jean-Claude Laumond, l’attendait dans sa CX, dans la cour de l’Hôtel de Ville, pour l’emmener Dieu sait où.
Pour joindre Chirac, à partir de cette heure-là, il fallait passer par Laumond. Un joyeux drille qui incarnait, avec son grand rire franc, la célèbre formule d’Alphonse Allais : « Ne nous prenons pas au sérieux, il n’y aura aucun survivant. » Un as du volant qui roulait à tombeaux ouverts dans Paris et s’entraînait, pendant ses congés, sur les circuits professionnels. C’était la tête de Turc de Bernadette.
On pouvait la comprendre. Ils faisaient une drôle de paire, son mari et lui. Avec leurs airs de conspirateurs, on voyait bien, quand ils partaient pour leur tournée nocturne, qu’ils allaient se donner du bon temps. Chacun de son côté, bien entendu. Sauf que le chauffeur tenait souvent le chandelier tout seul dans la voiture. Sitôt Jacques Chirac élu, Laumond.
Elle avait longtemps fait chambre à part. Elle faisait désormais domicile à part. Dans l’année qui a suivi l’élection de son époux à la présidence, elle a souvent dormi toute seule dans l’appartement de l’Hôtel de Ville, en attendant que soient achevés les travaux d’aménagement à l’Élysée. Pendant ce temps, son ire se concentrait sur Laumond.
Sans succès. Du moins pendant deux ans. En 1997, la nuit de l’accident de voiture de Lady Di dans le tunnel de l’Alma, le ministre de l’Intérieur ne put avoir le président au téléphone : Bernadette chargea Laumond qui, dans un livre[2], assurera qu’« elle se garda bien » de le faire appeler. C’est à la suite de cet incident et de quelques autres que Bernadette, enfin soutenue par Claude, obtint la tête de celui que l’on surnommait le « chauffeur des plaisirs ».
Jacques Lafleur, naguère maître après Dieu de l’île. Les yeux embués de nostalgie, il fait alors la tournée des bars où il raconte ses souvenirs, tandis que sa femme est au bord de la dépression.
« Humainement, ça n’était pas terrible, résume Bernard Bled, l’homme-orchestre de la ville de Paris. Politiquement, c’était très dangereux. » Il lui a donc trouvé un emploi : inspecteur des cimetières parisiens.


Les cimetières se remplissent vite, après l’arrivée de Jacques Chirac à l’Élysée. Certains de ses proches ont la sensation que doit éprouver le marchepied quand la semelle chérie les a quittés pour sa destination finale : une sensation de vide, sinon de trahison. Ils découvrent enfin la vraie nature de cet homme qui prend plus qu’il ne donne. Sauf quand on est dans la peine.
Jean-luc Lagardère, a fait florès. Pour caricatural qu’il soit, il en dit long sur l’aptitude au camouflage du chef de l’État.
« Avec lui, ajoutera Jacques Toubon, on finit toujours par se sentir un peu blousé quand on a cru avoir une grande proximité. » Lorsqu’il les reçoit, il a en effet la capacité de faire croire à ses visiteurs qu’ils sont, pour lui, les êtres les plus importants au monde avant de les oublier sitôt qu’ils auront franchi la porte de son bureau. Stratagème dont il use plus que la moyenne des politiciens.
C’est pourquoi les cocus du chiraquisme prolifèreront, après son accession à l’Élysée. Bernard Murat, le maire de Brive-la-Gaillarde, s’étonnera, comme beaucoup de Corréziens, que Jacques Chirac ne mette pratiquement plus les pieds dans ce département où il prétendait naguère se ressourcer. Il leur faisait même croire qu’il était l’un des leurs. Les aurait-il abusés pendant les trois décennies où il les représenta à l’Assemblée nationale ? C’est ce qu’ils semblent penser, à en juger par les revers électoraux de la droite dans son ex-fief.
Tibéri : ç’aurait été, selon lui, une trouvaille de Chirac...
Les Parisiens eux-mêmes ont fini par rompre avec le chiraquisme en donnant, en 2001, la mairie aux socialistes. Jacques Chirac leur a laissé un héritage qui n’est pas négligeable, loin de là. Des finances gérées au carré. La belle machine du Samu social. Une vie commerçante très active grâce à l’interdiction des grandes surfaces, maintenue envers et contre toutes les pressions ou tentatives de subornation. Comptant dix-huit ans de règne sans partage où, après les « grands chelems » de 1983 et 1989, il avait tous les arrondissements à sa main, il n’a, en revanche, rien laissé pour l’Histoire.
Pas un monument, rien. C’est tout lui. Tant il est vrai qu’à ses yeux, pour reprendre la formule de Céline, « invoquer la postérité, c’est faire un discours aux asticots ». Même si Paris continue de nous parler du baron Haussmann...
1-
Le Grand Gaspillage, de Jacques Marseille, Plon, 2002.
2-
Vingt-cinq ans avec lui, de Jean-Claude Laumond, Lattès, 2001.
La Tragédie du Président
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