52
La jouvence de Le Pen
« À force d’aller au fond de tout,
on y reste. »
Hippolyte Taine
Il avait commencé sa carrière politique
en « Facho-Chirac », la bave aux lèvres, stigmatisé par
les bien-pensants. Le chef de l’État finit en rempart de la
démocratie contre l’homme qu’il considère depuis longtemps comme
son pire ennemi : Jean-Marie Le Pen.
Certes, Chirac accuse le coup :
« La France est blessée, confie-t-il aux siens, après le
premier tour. Je le suis aussi. C’est une tache et c’est dramatique
pour l’image de la France dans le monde[1]. » Mais il a compris qu’il est l’unique
rescapé du désastre du 21 avril, seul au milieu des décombres,
comme de Gaulle en 1958. C’est une chance historique. Il ne
lui reste plus qu’à être à la hauteur de sa tâche.
Il ne le sera pas. Il ne pouvait pas
l’être. À moins de se remettre totalement en cause et de rompre
avec le radical-socialiste, toujours branlant au manche, qu’il n’a
jamais cessé d’être sous des déguisements variés. C’est plus de
vingt ans de « ninisme » qui ont conduit la France dans
cette sorte d’apocalypse. Vingt ans de mitterrandisme, de
chiraquisme et de jospinisme, trois variantes d’une même politique
où l’on traite le peuple comme un grand malade à qui l’on ne doit
pas dire la vérité et qu’il faut, surtout, ne pas déranger.
C’est ainsi que près d’un tiers des
suffrages exprimés du premier tour se sont portés sur les extrêmes,
de droite ou de gauche. La France est le seul des pays développés
où les trotskistes font toujours un score : près de 10 %
des voix. Encore une « exception française ». Pourquoi le
peuple aurait-il le sens des réalités quand ses dirigeants ne
prennent même pas la peine de lui parler vrai ? Chirac ne fut
pas le dernier à l’entretenir dans ses chimères et le voici, ironie
de l’Histoire, grandi par une situation qu’il a lui-même contribué,
avec d’autres, à créer.
À travers ce vote, les Français ont dit
qu’ils en avaient assez du parler mou de leur classe politique. Aux
yeux du pays, l’insécurité, le chômage et leurs conséquences
dramatiques méritent mieux que les baveries de conteurs de fagot
qui occupent alternativement les palais nationaux. Il y a, dans
ces résultats, un appel au secours qui, bien sûr, ne sera pas
entendu.
Jacques Chirac n’a jamais partagé
l’analyse de François Mitterrand qui considérait que Jean-Marie
Le Pen était un homme de droite comme un autre, un matamore
nationaliste et rien de plus. « C’est la droite à visage
découvert, disait Mitterrand. L’autre droite avance masquée,
comprenez-vous. Bien entendu, il s’appuie sur des forces maléfiques
et flatte les sentiments xénophobes mais il n’est pas nazi ni
fasciste pour deux sous. Je l’ai bien connu sous la IVe République. C’était un parlementaire très
doué, président de groupe à 27 ans, toujours assoiffé de
reconnaissance. Observez comme il est ému quand on lui serre la
main. Un homme comme ça, on le calme avec un maroquin. »
C’est pourquoi Mitterrand a joué avec
tant de bonne conscience la carte Le Pen contre la droite.
Convaincu du contraire, Chirac a, lui, tout fait pour ostraciser le
président du Front national. Après une période de flottement au
début des années quatre-vingt, il s’est battu pied à pied, tout au
long des années quatre-vingt-dix, contre tous ceux qui, dans son
camp, étaient prêts à transiger avec le FN : Alain Peyrefitte.
Sur cette question, cet artiste du faux-fuyant n’a jamais
tergiversé.
Pour des raisons morales, sans
doute : on peut lui faire au moins ce crédit. Mais pour des
raisons prosaïquement politiques aussi. Il les a explicitées ainsi,
un jour, devant l’auteur : « Le symptôme de la déchéance
de la droite, c’est cette campagne permanente en faveur de
l’alliance avec le FN. Même si on évacue les objections morales,
c’est idiot. Examinez les chiffres. Électoralement, la France est
composée d’une droite et d’une gauche qui sont au même niveau, à
35 %. L’extrême gauche fait en moyenne 5 % et l’extrême
droite, 15 %. Alors, évidemment, sur le papier, 35 %
+ 15 %, ça nous fait 50 %. Sauf qu’une moitié de
l’électorat lepéniste est viscéralement protestataire et ne peut
être récupérée par personne, sinon par le PC ou l’extrême gauche.
L’autre moitié comprend une minorité de 2 à 3 % d’authentiques
fascistes, et 3 à 4 % de gens de droite excédés qui votent
pour le Front parce qu’ils nous jugent mollassons et qu’ils en ont
marre de nous. Bref, si on s’alliait au FN, on empocherait au mieux
4 % de son électorat pour en perdre aussitôt 5 à 6 % au
centre. On obtiendrait donc, dans la meilleure hypothèse, 35 %
de suffrages. Total, on serait condamné à l’échec à perpétuité.
Quand je traite le Front de parti “raciste et xénophobe”, je sais
que ça ne passe pas toujours bien chez mes amis. Mais mon devoir
est de mettre des barrières. La politique, ça ne consiste pas à
suivre le courant, mais à indiquer le cap[2]. »
Il l’a indiqué crânement contre les
vents qui soufflaient dans son propre camp. C’est parce qu’il a
refusé de se résoudre à tout compromis avec le FN que la droite a
été battue à plate couture aux élections législatives de 1997.
Aux régionales suivantes, il n’a pas non plus accepté que
s’échangent, comme beaucoup des siens l’y pressaient, la présidence
de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (au FN) et la présidence
d’Ile de France (au RPR en général, et à Édouard Balladur en
particulier). Il n’a jamais fait le moindre signe à Jean-Marie
Le Pen. Ce n’est sans doute pas un hasard s’il a confié la
direction de sa dernière campagne présidentielle à un homme qui a
tenu tête au Front national : Antoine Rufenacht. Pour n’avoir
rien voulu négocier, le maire du Havre a perdu la présidence
de la région Haute-Normandie. Un petit geste aurait suffi. Ce
protestant rigoureux a préféré l’échec dans la dignité.
Contre Le Pen, Chirac a essayé
toutes les stratégies. L’ignorance. La condamnation morale.
L’invective sonore. Le cordon sanitaire. Toujours, il a échoué. Il
admet volontiers n’avoir jamais mesuré vraiment l’ampleur du
phénomène. « Depuis des années, confiera-t-il à l’auteur[3], j’annonce la fin du Front national. Il faut
bien convenir que les faits ne m’ont pas donné raison. »
Et quand on lui demande s’il pense que
la France en sera débarrassée un jour, il répondra sans
hésiter : « Oui, à la mort de Le Pen. Après lui, il
n’y a plus rien. »
Il n’a jamais cru que l’extrême droite
s’installerait durablement dans le paysage politique français.
Longtemps, il s’est imaginé qu’il serait facile de lui régler son
compte, citant une conversation avec Helmut Kohl :
« Quand les néo-nazis ont commencé à faire des voix en
Allemagne, m’a raconté le chancelier, il a convoqué tout le monde.
La droite, la gauche, les médias. “On ne doit pas parler de ces
gens-là, leur a-t-il déclaré. On doit faire comme s’ils
n’existaient pas.” Résultat : leur extrême droite a disparu.
Je n’ai jamais été capable d’imposer ça en France[4]. »
Tactique désormais absurde. Le Pen
est bel et bien là. Il faut le prendre de front, si l’on ose dire.
Le 22 avril 2002, en meeting à Rennes, Chirac utilise les
grands mots, contre le président du FN : « Ce combat est
le combat de toute ma vie. C’est un combat moral. Je ne peux pas
accepter la banalisation de l’intolérance et de la haine. Face à
l’intolérance et à la haine, il n’y a pas de transaction possible,
pas de compromission possible, pas de débat possible. »
Retournement saisissant : voici la
tête de Turc des médias, promise aux tribunaux après son échec
annoncé, métamorphosée, soudain, en chef de file du front
républicain. Chirac est désormais, excusez du peu, le père de la
nation et le rempart de la démocratie. Le rêve...
Quand elle ne se terre pas de honte,
comme la plupart de ses dirigeants, la gauche défile contre
Le Pen avant d’appeler à voter Chirac, la mort dans l’âme.
Encore sonnée par ses résultats du 21 avril, elle vit l’une
des pires humiliations de son histoire.
Chirac, lui, engrange. Dans un entretien
au quotidien Ouest-France[5], il déclare : « À un électeur de
gauche, je dis que je le respecte et que je le comprends mais
qu’aujourd’hui, il s’agit de défendre le socle commun de nos
valeurs républicaines. Et je lui demande d’aller jusqu’au bout de
ses convictions en faisant barrage à l’extrême droite. »
Il est désormais le candidat de tous les
Français ou presque. Des gaullistes et des communistes, des
libéraux et des socialistes, des anti-chiraquiens et des
démocrates-chrétiens. Il prétend même, sur le mode gaullien, les
avoir tous « compris ». Il jure aussi que l’« élan
démocratique » apparu après le 21 avril « ne restera
pas sans lendemain ». « Il nous oblige tous »,
promet-il.
Le 5 mai 2002, il recueille
82,1 % des suffrages contre 17,9 % à Jean-Marie
Le Pen. Sitôt le résultat tombé, il embrasse Bernadette :
« Merci pour le demi-point que vous m’avez fait gagner.
— Vous devriez remercier aussi Jérôme
Monod.
— C’est déjà fait. »
Bien sûr, il ment. Mais il se sent trop
seul, soudain, pour congratuler les siens. C’est un formidable défi
qui lui est lancé. Après avoir été leur candidat, pourra-t-il
rester longtemps le président de tous les Français ou
presque ?