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La jouvence de Le Pen
« À force d’aller au fond de tout, on y reste. »
Hippolyte Taine
Il avait commencé sa carrière politique en « Facho-Chirac », la bave aux lèvres, stigmatisé par les bien-pensants. Le chef de l’État finit en rempart de la démocratie contre l’homme qu’il considère depuis longtemps comme son pire ennemi : Jean-Marie Le Pen.
Certes, Chirac accuse le coup : « La France est blessée, confie-t-il aux siens, après le premier tour. Je le suis aussi. C’est une tache et c’est dramatique pour l’image de la France dans le monde[1]. » Mais il a compris qu’il est l’unique rescapé du désastre du 21 avril, seul au milieu des décombres, comme de Gaulle en 1958. C’est une chance historique. Il ne lui reste plus qu’à être à la hauteur de sa tâche.
Il ne le sera pas. Il ne pouvait pas l’être. À moins de se remettre totalement en cause et de rompre avec le radical-socialiste, toujours branlant au manche, qu’il n’a jamais cessé d’être sous des déguisements variés. C’est plus de vingt ans de « ninisme » qui ont conduit la France dans cette sorte d’apocalypse. Vingt ans de mitterrandisme, de chiraquisme et de jospinisme, trois variantes d’une même politique où l’on traite le peuple comme un grand malade à qui l’on ne doit pas dire la vérité et qu’il faut, surtout, ne pas déranger.
C’est ainsi que près d’un tiers des suffrages exprimés du premier tour se sont portés sur les extrêmes, de droite ou de gauche. La France est le seul des pays développés où les trotskistes font toujours un score : près de 10 % des voix. Encore une « exception française ». Pourquoi le peuple aurait-il le sens des réalités quand ses dirigeants ne prennent même pas la peine de lui parler vrai ? Chirac ne fut pas le dernier à l’entretenir dans ses chimères et le voici, ironie de l’Histoire, grandi par une situation qu’il a lui-même contribué, avec d’autres, à créer.
À travers ce vote, les Français ont dit qu’ils en avaient assez du parler mou de leur classe politique. Aux yeux du pays, l’insécurité, le chômage et leurs conséquences dramatiques méritent mieux que les baveries de conteurs de fagot qui occupent alternativement les palais nationaux. Il y a, dans ces résultats, un appel au secours qui, bien sûr, ne sera pas entendu.


Jacques Chirac n’a jamais partagé l’analyse de François Mitterrand qui considérait que Jean-Marie Le Pen était un homme de droite comme un autre, un matamore nationaliste et rien de plus. « C’est la droite à visage découvert, disait Mitterrand. L’autre droite avance masquée, comprenez-vous. Bien entendu, il s’appuie sur des forces maléfiques et flatte les sentiments xénophobes mais il n’est pas nazi ni fasciste pour deux sous. Je l’ai bien connu sous la IVe République. C’était un parlementaire très doué, président de groupe à 27 ans, toujours assoiffé de reconnaissance. Observez comme il est ému quand on lui serre la main. Un homme comme ça, on le calme avec un maroquin. »
C’est pourquoi Mitterrand a joué avec tant de bonne conscience la carte Le Pen contre la droite. Convaincu du contraire, Chirac a, lui, tout fait pour ostraciser le président du Front national. Après une période de flottement au début des années quatre-vingt, il s’est battu pied à pied, tout au long des années quatre-vingt-dix, contre tous ceux qui, dans son camp, étaient prêts à transiger avec le FN : Alain Peyrefitte. Sur cette question, cet artiste du faux-fuyant n’a jamais tergiversé.
Pour des raisons morales, sans doute : on peut lui faire au moins ce crédit. Mais pour des raisons prosaïquement politiques aussi. Il les a explicitées ainsi, un jour, devant l’auteur : « Le symptôme de la déchéance de la droite, c’est cette campagne permanente en faveur de l’alliance avec le FN. Même si on évacue les objections morales, c’est idiot. Examinez les chiffres. Électoralement, la France est composée d’une droite et d’une gauche qui sont au même niveau, à 35 %. L’extrême gauche fait en moyenne 5 % et l’extrême droite, 15 %. Alors, évidemment, sur le papier, 35 % + 15 %, ça nous fait 50 %. Sauf qu’une moitié de l’électorat lepéniste est viscéralement protestataire et ne peut être récupérée par personne, sinon par le PC ou l’extrême gauche. L’autre moitié comprend une minorité de 2 à 3 % d’authentiques fascistes, et 3 à 4 % de gens de droite excédés qui votent pour le Front parce qu’ils nous jugent mollassons et qu’ils en ont marre de nous. Bref, si on s’alliait au FN, on empocherait au mieux 4 % de son électorat pour en perdre aussitôt 5 à 6 % au centre. On obtiendrait donc, dans la meilleure hypothèse, 35 % de suffrages. Total, on serait condamné à l’échec à perpétuité. Quand je traite le Front de parti “raciste et xénophobe”, je sais que ça ne passe pas toujours bien chez mes amis. Mais mon devoir est de mettre des barrières. La politique, ça ne consiste pas à suivre le courant, mais à indiquer le cap[2]. »
Il l’a indiqué crânement contre les vents qui soufflaient dans son propre camp. C’est parce qu’il a refusé de se résoudre à tout compromis avec le FN que la droite a été battue à plate couture aux élections législatives de 1997. Aux régionales suivantes, il n’a pas non plus accepté que s’échangent, comme beaucoup des siens l’y pressaient, la présidence de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (au FN) et la présidence d’Ile de France (au RPR en général, et à Édouard Balladur en particulier). Il n’a jamais fait le moindre signe à Jean-Marie Le Pen. Ce n’est sans doute pas un hasard s’il a confié la direction de sa dernière campagne présidentielle à un homme qui a tenu tête au Front national : Antoine Rufenacht. Pour n’avoir rien voulu négocier, le maire du Havre a perdu la présidence de la région Haute-Normandie. Un petit geste aurait suffi. Ce protestant rigoureux a préféré l’échec dans la dignité.
Contre Le Pen, Chirac a essayé toutes les stratégies. L’ignorance. La condamnation morale. L’invective sonore. Le cordon sanitaire. Toujours, il a échoué. Il admet volontiers n’avoir jamais mesuré vraiment l’ampleur du phénomène. « Depuis des années, confiera-t-il à l’auteur[3], j’annonce la fin du Front national. Il faut bien convenir que les faits ne m’ont pas donné raison. »
Et quand on lui demande s’il pense que la France en sera débarrassée un jour, il répondra sans hésiter : « Oui, à la mort de Le Pen. Après lui, il n’y a plus rien. »
Il n’a jamais cru que l’extrême droite s’installerait durablement dans le paysage politique français. Longtemps, il s’est imaginé qu’il serait facile de lui régler son compte, citant une conversation avec Helmut Kohl : « Quand les néo-nazis ont commencé à faire des voix en Allemagne, m’a raconté le chancelier, il a convoqué tout le monde. La droite, la gauche, les médias. “On ne doit pas parler de ces gens-là, leur a-t-il déclaré. On doit faire comme s’ils n’existaient pas.” Résultat : leur extrême droite a disparu. Je n’ai jamais été capable d’imposer ça en France[4]. »
Tactique désormais absurde. Le Pen est bel et bien là. Il faut le prendre de front, si l’on ose dire. Le 22 avril 2002, en meeting à Rennes, Chirac utilise les grands mots, contre le président du FN : « Ce combat est le combat de toute ma vie. C’est un combat moral. Je ne peux pas accepter la banalisation de l’intolérance et de la haine. Face à l’intolérance et à la haine, il n’y a pas de transaction possible, pas de compromission possible, pas de débat possible. »
Retournement saisissant : voici la tête de Turc des médias, promise aux tribunaux après son échec annoncé, métamorphosée, soudain, en chef de file du front républicain. Chirac est désormais, excusez du peu, le père de la nation et le rempart de la démocratie. Le rêve...
Quand elle ne se terre pas de honte, comme la plupart de ses dirigeants, la gauche défile contre Le Pen avant d’appeler à voter Chirac, la mort dans l’âme. Encore sonnée par ses résultats du 21 avril, elle vit l’une des pires humiliations de son histoire.
Chirac, lui, engrange. Dans un entretien au quotidien Ouest-France[5], il déclare : « À un électeur de gauche, je dis que je le respecte et que je le comprends mais qu’aujourd’hui, il s’agit de défendre le socle commun de nos valeurs républicaines. Et je lui demande d’aller jusqu’au bout de ses convictions en faisant barrage à l’extrême droite. »
Il est désormais le candidat de tous les Français ou presque. Des gaullistes et des communistes, des libéraux et des socialistes, des anti-chiraquiens et des démocrates-chrétiens. Il prétend même, sur le mode gaullien, les avoir tous « compris ». Il jure aussi que l’« élan démocratique » apparu après le 21 avril « ne restera pas sans lendemain ». « Il nous oblige tous », promet-il.
Le 5 mai 2002, il recueille 82,1 % des suffrages contre 17,9 % à Jean-Marie Le Pen. Sitôt le résultat tombé, il embrasse Bernadette : « Merci pour le demi-point que vous m’avez fait gagner.
— Vous devriez remercier aussi Jérôme Monod.
— C’est déjà fait. »
Bien sûr, il ment. Mais il se sent trop seul, soudain, pour congratuler les siens. C’est un formidable défi qui lui est lancé. Après avoir été leur candidat, pourra-t-il rester longtemps le président de tous les Français ou presque ?
1-
Cf. l’article de Catherine Pégard, Le Point, le 25 avril 2002.
2-
Entretien avec l’auteur, le 20 avril 1998.
3-
Entretien avec l’auteur, le 25 septembre 1996.
4-
Entretien avec l’auteur, le 29 juin 1997.
5-
Le 3 mai 2002.
La Tragédie du Président
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