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Le fantôme de Mazarin
« Bien des gens sont comme les
horloges qui indiquent
une heure et en sonnent une
autre. »
Proverbe danois
Du jour où il a franchi le seuil de
l’hôtel Matignon, Balladur n’use plus du même ton ni des mêmes mots
pour parler de Chirac. Il a fait preuve d’une longue patience, des
années durant, toujours en retrait, dans l’ombre honteuse du maire
de Paris, où il se languissait, blessé par ses victoires, humilié
par sa gloire : on ne se méfie jamais assez des majordomes.
Désormais libéré du joug chiraquien, il se lâche volontiers.
Tous ses visiteurs l’ont remarqué :
à peine installé dans son bureau où l’on entend rarement la
sonnerie du téléphone, le Premier ministre a commencé à distiller
des propos assassins contre son ancien mentor et bienfaiteur dont
il fut, à ses heures, le gourou. Au lieu de savourer ses premiers
succès, il laisse couler son fiel et son ressentiment. Le
29 avril 1993, il rapporte ainsi à l’auteur que Chirac lui a
jeté la veille, « comme un crachat » : « Vous
avez mangé votre pain blanc. »
Balladur n’a pas aimé. « La vérité,
commente-t-il, est que ce garçon a toujours été jaloux de
moi.
— Jaloux de quoi ?
— De ma position auprès de Georges
Pompidou. Quand je suis devenu secrétaire général de l’Élysée, je
me souviens qu’il n’était pas content. Il aurait bien aimé l’être.
Il était certes ministre. Mais il n’avait pas la proximité, la
complicité... »
Le chef du gouvernement annonce déjà,
comme pour soulager sa conscience, que Chirac ne le soutiendra pas.
Il le sait, il le sent. D’ailleurs, Mitterrand le lui a dit, le
mercredi précédent, avant le Conseil des ministres, en commentant
la situation de la majorité :
« Monsieur le Premier ministre,
vous dominerez la guerre mais vous n’aurez pas la
paix. »
À quoi Balladur a répondu, content de sa
formule :
« Monsieur le président, dominer la
guerre, n’est-ce pas avoir la paix ? »
C’est ce jour-là que Balladur fait à
l’auteur cette confidence qui en dit long sur la programmation de
sa trahison :
« Avant le second tour, j’avais
très peur que Mitterrand n’appelle Jacques à Matignon en se disant
qu’il refuserait. Je n’étais pas sûr que Jacques dirait non. En son
for intérieur, je suis même sûr qu’il flottait un peu. Alors, j’ai
fait dire au président, par toutes sortes de canaux, qu’il
accepterait. Comme Mitterrand n’avait pas envie de remettre ça avec
Jacques, on n’a pas pris de risques, vous comprenez. »
Il y a du Mazarin dans cet homme-là. De
même que le petit Romain, venu du bas peuple et formé par les
Jésuites, réussit à devenir le maître du royaume de France, ce Turc
élégant, né à Smyrne, mais qui, lui, parle sans accent, a
rapidement mis le pays sous sa coupe en jouant avec aisance sur
tous les registres. La séduction. La fourberie.
L’intimidation.
Comme Mazarin, Balladur a des comptes à
régler avec beaucoup de monde. Avec Chirac, bien sûr, mais aussi
avec les puissants qu’il comble d’éloges pour mieux les contrôler.
Il prend rarement les gens de front. Il leur fait le plus souvent
miroiter un avenir radieux. Par exemple, un beau poste quand il
sera président, ou même avant, si c’est possible. Il s’est
aggloméré de la sorte une petite coterie à sa dévotion dans le
monde de la politique, des médias, des affaires ou de la haute
administration.
De Balladur, on ne peut dire ce que
Saint-Simon écrivait de Mazarin : « Un étranger de la lie
du peuple, qui ne tient à rien et qui n’a d’autre Dieu que sa
grandeur et sa puissance, ne songe à l’État qu’il gouverne que par
rapport à soi. Il en méprise les lois, le génie, les
avantages ; il en ignore les règles et les formes, il ne pense
qu’à tout subjuguer[1]. »
Il vaut mieux que ça. Mais il semble
quand même suivre à la lettre les principes édictés par
Le Bréviaire des politiciens[2], un livre qui est attribué à Mazarin et qui,
depuis sa première édition, en 1684, reste comme une tentative
inégalée de théoriser l’intrigue, le soupçon et le mépris en
politique. Sous le précepte « Simule et dissimule », on
peut lire :
« Montre-toi l’ami de tout le
monde, bavarde avec tout le monde, y compris avec ceux que tu hais,
ils t’apprendront la circonspection. De toute façon, cache tes
colères, un seul accès nuira plus à ta renommée que toutes les
vertus ne pourront l’embellir. Préfère les entreprises faciles pour
être plus facilement obéi et quand tu as à choisir entre les deux
voies d’actions, préfère la facilité à la grandeur avec tous les
ennuis qu’elle comporte. »
Balladur est, sur ce plan, un bon élève
de Mazarin. Mais il est un autre précepte qu’il n’arrive pas à
observer : « Dis du bien de tout le monde. » À
propos de Chirac, non, c’est plus fort que lui, les amabilités lui
arracheraient la bouche.
Dès les premières semaines, il accuse
Chirac de ne pas l’appuyer contre les tenants de l’« autre
politique », qui prônent la dévaluation du franc pour relancer
l’économie. Il met sans cesse en doute sa loyauté, comme s’il
voulait se libérer du contrat moral qui les lie.
Plus le temps passe, plus Balladur
devient sévère. Le 4 octobre 1993, alors que les sondages
semblent l’avoir mis en état de lévitation, il dit à
l’auteur :
« Chirac est victime de son
association avec Giscard. Moi, j’apparais comme un homme neuf. Ça
n’est pas forcément destiné à durer. Mais même si je m’affaiblis,
je ne suis pas sûr que ça le renforce, ce pauvre
Jacques. »
Après quoi, Balladur énumère ses griefs
contre Chirac :
« Je n’ai pas apprécié son silence,
quand j’ai été attaqué sur la politique monétaire. Je ne supporte
pas non plus qu’il me relègue, comme il le fait, dans le rôle
d’expéditeur des affaires courantes. Il a peut-être mal vécu ces
derniers mois, avec tous les succès que j’ai engrangés, mais quand
même, il pourrait être beau joueur. »
Pourquoi leurs relations se sont-elles
dégradées si vite ?
« Mais ça fait longtemps qu’elles
sont compliquées, observe Balladur. Après l’élection présidentielle
de 1988, j’étais le bouc émissaire de la défaite, au RPR. Je
n’ai pas eu le sentiment d’avoir été justement traité. Au moment du
débat sur le traité de Maastricht, en 1992, j’ai eu
l’impression qu’il se servait de moi pour faire contrepoids à
Pasqua. Je n’ai pas aimé. Et je lui ai dit : “Je ne suis pas
une potiche que vous pouvez mettre sur une cheminée pour équilibrer
les autres.” »
Ce n’est pas tout. Pour expliquer leur
mésentente, Balladur voit aussi des raisons de fond :
« Je suis très exclusif. Il est,
lui, très possessif. Il tient la Corrèze, la mairie de Paris et le
RPR. Il subordonne tout le reste à ses trois possessions qu’il veut
défendre envers et contre tout. Mais est-ce que c’est la France,
ça, je vous demande un peu ? »
Les lèvres de Balladur se gonflent de
mépris et ses joues rougissent de fureur contenue quand il laisse
enfin tomber :
« Si Jacques veut vraiment être
candidat, il doit imaginer un message qui ne soit pas le calque de
la politique que je mène. Pour ça, il faudrait qu’il songe à penser
un peu. Mais dès qu’il dit qu’il va se mettre à penser, ce garçon,
c’est vrai que tout le monde rit. »
Sur quoi, il rit.
Au RPR, rares sont ceux qui, après six
mois de gouvernement Balladur, croient que Chirac peut encore faire
confiance au Premier ministre. Mais le maire de Paris ne veut rien
entendre. S’il se pose des questions et laisse, parfois, percer une
certaine irritation, il est convaincu que son ex-chambellan n’osera
jamais aller jusqu’à l’affrontement. Enfin, il fait semblant de le
croire. On peut le comprendre. Une trahison du Premier ministre
serait la preuve par quatre de sa légèreté, cette légèreté
enfantine qui faisait dire à Homère : « Le sot ne
s’instruit que par les événements. »