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Le premier accroc
« On devrait toujours être amoureux.
C’est la raison pour laquelle on ne devrait jamais se marier. »
Oscar Wilde
Depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir, le 10 mai 1981, les Français, longtemps privés d’alternance, ont décidé de se rattraper. À chaque scrutin, désormais, ils suivent le vieux slogan de la IVe République : « Sortez les sortants. » Mais aux législatives de 1993, ils se défoulent : l’UPF obtient 44 % des suffrages contre 17 % seulement au PS. Le RPR, l’UDF et les divers-droite totalisent 480 députés, soit 80 % de l’effectif de l’Assemblée nationale. Les socialistes n’ont plus que 67 élus et les communistes, 23.
C’est une bérézina pour la gauche et un triomphe pour Jacques Chirac qui a mené la campagne de la droite. Il a serré tant de mains que la sienne est toute gonflée. Il l’exhibe volontiers en rigolant : « Regardez-moi ça. Encore une semaine de campagne et elle aurait doublé de volume. En plus de ça, j’ai du mal à m’en servir. La série ininterrompue de traumatismes finit par détériorer les cartilages et les petits os du poignet. Beaucoup de gens ont la main agrippeuse et ils écrasent ou broient volontiers la vôtre avec les meilleures intentions du monde. Je ne parle pas des dames qui ont des diamants aux doigts. Elles peuvent vous blesser jusqu’au sang. Georges Pompidou mettait la sienne dans un seau à glace, entre ses bains de foule. Il faudra que j’y pense pour la prochaine campagne. »
Après un pareil score, François Mitterrand ne peut plus finasser. Il est condamné à confirmer la décision de Jacques Chirac : ce sera Édouard Balladur à Matignon. Le 29 mars, avant même que le chef de l’État n’annonce son « choix », le futur Premier ministre prépare déjà son équipe gouvernementale en râlant contre l’« interventionnisme » du maire de Paris :
« Il me casse les pieds, Jacques. Figurez-vous qu’il n’arrête pas de me harceler pour que je fasse entrer Lucette Michaux-Chevry[1] au gouvernement. Mais je ne sais pas si je pourrai le faire. Et puis il m’a dit tout à l’heure, sur un ton que je n’ai pas aimé : “Si vous avez une idée pour le ministère de l’Agriculture, n’hésitez pas à m’en parler, ça pourrait m’intéresser.” Quant à son humour, je commence à avoir du mal à le supporter. Ce matin, en m’accueillant à la réunion des éléphants du RPR, il n’a rien trouvé de mieux que de ricaner en me montrant sa place : “Ne vous asseyez pas là, Édouard. Pas encore. C’est mon siège.” Vous trouvez ça drôle, vous ? Moi pas.
— Vous voyez, vous n’êtes pas encore à Matignon et, déjà, les problèmes commencent.
— Jamais je ne lui donnerai de coups de poignard dans le dos. Jamais. »
Sur quoi, le téléphone sonne. Édouard Balladur écoute avec une mimique agacée, puis lève les yeux au ciel avant de commenter, en raccrochant le combiné :
« C’était encore Chirac. Il insiste maintenant pour que je trouve quelque chose à Alain Mérieux[2] qui a été battu à Lyon. Ce garçon est vraiment incorrigible. »
Scène vécue, sur le vif, par l’auteur qui est alors en rendez-vous avec Édouard Balladur et qu’il faut mettre en parallèle avec la conversation qu’il a, le soir même, avec Jacques Chirac :
« Bon, moi, désormais, je vais me faire oublier, dit le maire de Paris. La formation du gouvernement, je ne m’en mêlerai pas. Ce n’est pas mon problème. C’est celui d’Édouard. Il m’a appelé plusieurs fois, au cours de la journée. Il est très nerveux, vous comprenez. Je lui réponds toujours la même chose : “Faites comme vous l’entendez. De toute façon, je vous soutiendrai.” »
La preuve est faite que Jacques Chirac joue double jeu. Il entend contrôler la formation d’un gouvernement qu’il n’entend pas assumer. Mais son ex-chambellan n’est pas un domestique. Il est affété, tâteminette et jaloux de ses prérogatives. Entre les deux hommes, la rupture paraît ainsi consommée avant même qu’Édouard Balladur ait franchi le porche de Matignon.
« La formation du gouvernement, ce fut le commencement de la fin pour leur amitié de trente ans, commente François Fillon. Il y a plusieurs cas, comme ça, qui ont dû blesser Jacques Chirac. »
Le président du RPR n’est pas seulement blessé. Il est furieux. Mais le nouveau Premier ministre n’en a cure. À Bazire qui évoque devant lui l’ire de Chirac, Balladur fait observer :
« Mais de quoi aurais-je eu l’air, cher Nicolas, si je lui avais soumis la liste pour approbation ? »
Balladur prend ses aises. Pour preuve, invité à dîner par les Chirac à l’Hôtel de Ville pour fêter sa nomination, le nouveau Premier ministre arrive avec sa femme... et son chien. Une première. Il ne se serait jamais permis cela auparavant.
Le Premier ministre entend d’abord exister. Il impose un style, une personnalité et une équipe. Avec lui, impossible de parler d’État-RPR : son gouvernement penche au centre. Si l’on excepte Bosson sont tous là pour se mettre, le jour venu, au service du candidat de la droite tranquille et modérée qui perce, soudain, sous Balladur.
En matière de chiraquiens, le Premier ministre charge bien la barque aussi. Il a décidé de les décrocher un à un de leur maître afin que le roi se retrouve, enfin, nu. Il lui prend ses bras, ses jambes, ses mains, tout. Sans lui en parler, il jette même son dévolu sur Michel Roussin, le directeur de cabinet du maire de Paris, l’homme des affaires secrètes, qui accepte le poste de ministre de la Coopération. Au grand dam de Jacques Chirac, désireux de le garder auprès de lui.
En somme, c’est un gouvernement conçu à la fois contre Alain Juppé aux Affaires étrangères. Édouard Balladur a l’esprit assez chantourné pour savoir que la politique, c’est d’abord la gestion des contradictions.
Le 8 avril 1993, son discours de politique générale devant l’Assemblée nationale n’est pas un grand moment d’éloquence parlementaire. Mais le chef du gouvernement réussit quand même son examen de passage. Lorsqu’il descend de la tribune, nul ne peut lui reprocher de chercher à engager la Restauration ou à rétablir la chaise à porteurs sur laquelle les caricaturistes aimaient asseoir, naguère, le ministre d’État de la première cohabitation.
Depuis, il a su apprendre. Le journal Le Monde le crédite même d’un « sans-faute ». S’il joue les modestes, Balladur a néanmoins une haute ambition qu’il a définie ainsi dans son discours de politique générale : « Faire à nouveau de la France un exemple. » Un modèle, le modèle français, les grands mots sont lâchés. Vaste programme.
À la fin du gouvernement Bérégovoy, le pays compte au moins 5 millions de chômeurs : aux 3 millions « officiels », il faut ajouter 1,5 million de personnes en « traitement social » et 575 000 bénéficiaires du RMI. Le déficit de l’État a plus que triplé en trois ans et sa dette a augmenté de 40 % depuis la réélection de François Mitterrand.
L’« exception française » est en marche, rien ne l’arrêtera. Le principe : financer la politique sociale en empruntant à l’étranger. Aux générations futures de se débrouiller, le moment venu.
Contrairement à Bérégovoy, le chouchou du patronat français, n’a cessé de signer des traites sur l’avenir. Il appelait cela du « keynésianisme ». Ou de la « relance par la demande ». C’est ainsi que la France a pu vivre largement, et en toute bonne conscience, au-dessus de ses moyens.
Il paraît que le monde entier nous envie. Comment en serait-il autrement ? Le pays a le meilleur système de santé, la meilleure assurance-chômage, les meilleures prestations sociales. C’est du moins ce que croit une grande partie des Français. La classe politique se garde bien de les détromper, à l’heure où Helmut Kohl, le chancelier allemand, lance un cri d’alarme qui résonnera longtemps au-dessus du Vieux Monde :
« Une nation industrielle n’est pas un parc de loisirs où les retraités sont de plus en plus jeunes, les étudiants de plus en plus âgés, les horaires de travail de plus en plus réduits et les congés de plus en plus longs... »
Balladur aura-t-il le courage, lui aussi, de parler vrai ?
1-
Député de la Guadeloupe, Lucette Michaux-Chevry avait été secrétaire d’État à la francophonie dans le gouvernement de Jacques Chirac, en 1986.
2-
Vice-président RPR du conseil régional de Rhône-Alpes, Alain Mérieux est P-DG de l’Institut Mérieux.
La Tragédie du Président
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