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La stratégie du mort-vivant
« Une fois nos passions
satisfaites,
nous comptons pour rien nos promesses et
nos errements. »
Catulle
Chirac peut-il remonter en selle, après
cette crise d’épilepsie sociale qui a coûté à la France au moins un
quart de point de son PIB[1] pour
assurer la survie de quelques avantages acquis mais injustes ?
Avant la grève, la popularité du président était au plus bas :
en octobre, 14 % seulement des Français étaient satisfaits de
son action contre 74 % qui se disaient déçus[2].
Jamais, depuis le début de la
Ve République, un président n’avait
atteint un tel niveau d’impopularité, après cinq mois de mandat. En
matière de mécontentement, Chirac caracole loin devant ses deux
prédécesseurs, Giscard et Mitterrand. Avec une particularité qui,
désormais, sera souvent la sienne : le nouveau président
déçoit son propre camp.
Après la grève, la cote du président est
toujours à son plancher : en décembre, 22 % des Français
sont satisfaits de lui contre 69 % de mécontents. Cette légère
amélioration est la conséquence de la crise sociale qui a quelque
peu, mais si peu, resserré les rangs de la droite autour du chef de
l’État et de son Premier ministre.
Qu’importe. La stratégie présidentielle
ne changera pas. Le 21 décembre 1995, le sommet social de
Matignon a permis à Alain Juppé de sauver la face en lui permettant
de renouer le dialogue avec les syndicats après qu’il a sauvé
l’essentiel de son plan, adopté, la veille, par le Parlement.
Le 31 décembre, lors de son premier
message de vœux aux Français, Chirac n’est pas sur la défensive. Au
contraire, il persiste et signe : « Nous sommes au début
du chemin, mais nous sommes sur le bon chemin. »
Il faut s’arrêter un moment sur ce texte
fondamental si l’on veut comprendre la vraie nature du chiraquisme.
La plupart de ses discours sont des chefs-d’œuvre de platitude où
les aspérités sont gommées, les saillies interdites et les virgules
pesées, jusqu’à donner un brouet sans sel ni saveur qui semble
l’endormir lui-même, quand il le fait couler de sa voix monotone.
Son eau est si tiède, parfois, qu’elle ferait passer, en
comparaison, Marc Lévy pour un artiste.
On ne compte plus ses prudhommeries,
comme celle-ci : « La lutte contre le terrorisme est un
combat[3]. » Ou encore :
« On ne peut rester sans bouger dans un système qui bouge
énormément[4]. »
Ceux qui écrivent ses discours ne sont
pas en cause. Ses principales plumes, Roch-Olivier Maistre, son
successeur, ont un esprit vif, doublé d’une culture éclectique.
Leur malheur est que le président passe leurs textes à la
moulinette de ces réunions préparatoires, moud les phrases, les
pile et les concasse, et en fait de la bouillie pour les
chats.
Ce message de vœux tranche avec les
autres discours de Chirac. Il dit sa philosophie. On y retrouve ce
mélange de lucidité et de prudence, qui fait sa force autant que sa
faiblesse. Cette volonté de plaire à tous. Cette obsession de tout
lisser et de retirer les arêtes.
D’abord, Chirac dit avoir compris que
décembre 1995 a mis en lumière « des inquiétudes, des
angoisses face au chômage ». Sans oublier « un manque de
confiance dans les pouvoirs qui sont parfois ressentis comme
éloignés des réalités quotidiennes et qui n’auraient d’autres
réponses aux problèmes de l’heure que l’accroissement de la
contribution de chacun. »
Après quoi, tirant les leçons du
conflit, il sert aux Français un discours mendéso-barriste qui
aurait pu être écrit par Juppé : « Il n’est plus possible
de gouverner aujourd’hui comme on l’a fait au cours des vingt
dernières années. Esquiver les vrais problèmes, poser des
pansements sur des blessures qu’on ne soigne jamais, remettre à
demain ce qu’il faut faire sans délai. Eh bien, nous étions au bout
de ce système. Il faut le comprendre : si nous voulons être un
pays en paix avec lui-même, un pays qui compte dans le monde, nous
devons bouger, nous devons nous adapter. »
Ensuite, il parle comme Juppé :
« On ne changera pas la France sans les Français. Chacun de
nous a soif de considération, d’explications. Et c’est vrai que
nous avons moins que d’autres l’habitude de la concertation. C’est
tous ensemble que nous devons retrouver les voies du dialogue. Le
progrès social en dépend. »
Enfin, il fait l’éloge des
Français : « Pendant ces semaines si difficiles, [...]
vous avez montré, jour après jour, un esprit de responsabilité, un
esprit de solidarité exemplaires. Des millions d’entre vous se sont
levés très tôt le matin, déployant imagination et volonté
simplement pour arriver à l’heure au travail. » Dans la
foulée, il célèbre « la sérénité et la force d’âme » dont
le pays a fait preuve au moment des attentats islamistes qui, à
l’automne, ont ensanglanté Paris : « Vous avez ainsi
donné au monde l’image d’un grand peuple dont je suis
fier. »
Récapitulons. Primo, il faut réformer.
Secundo, pas question de réformer si l’on n’a pas convaincu le
pays. Tertio, les Français sont formidables. Impossible de se
tromper si on les suit.
Tout Chirac-président est là :
conscient des enjeux mais toujours entre deux eaux, sur ses gardes,
prenant des gants, du champ, du temps. Le hussard un peu bravache
des années soixante-dix puis quatre-vingt s’est mué, l’âge venant,
en un personnage apaisé qui n’a apparemment plus d’autre ambition
que d’être aimé, sinon d’être populaire.
Le chef de l’État ne changera plus de
cette ligne-là, celle du social-conservatisme pépère et paternel.
Quand on lui dit qu’on ne résoudra la question du chômage qu’en
introduisant plus de flexibilité dans le marché du travail, et
notamment dans les petites et moyennes entreprises, comme en
Grande-Bretagne, en Allemagne, au Japon ou aux États-Unis, Chirac
lève les yeux au ciel, comme si on venait de proférer une énormité,
avant de répondre avec un air de grande lassitude :
« Vous savez bien que c’est une question explosive. Si je fais
un pas en avant, je risque de tout faire péter et de me retrouver
avec un million de personnes dans la rue.
— Et alors ? Il y a cinq millions
de personnes exclues du travail. Moralement, elles devraient peser
plus lourd.
— Sans doute, répond Chirac. Mais s’il y
avait un million de personnes dans la rue, je serais obligé de
payer très cher leur retour au travail et le pays se retrouverait
deux pas en arrière[5]. »
De même que les grèves de 1986
contre la loi Devaquet l’avaient neutralisé, décembre 1995 l’a
transfiguré. Il s’est balladurisé ou, si l’on préfère,
mitterrandisé. Encore quelques mois et il sera devenu un calque de
Mitterrand, celui du deuxième septennat, que la religion du
« ni ni » avait réduit à l’ombre de lui-même. Un
radical-socialiste, dans la lignée du docteur Queuille, sur les
dents devant le moindre rassemblement de rue. Un père de la nation,
bien décidé à ne déranger personne.
Tout est en place pour ce qu’il faut
bien appeler la tragédie de sa présidence, prise deux fois de
suite, après avoir reçu le sacre du suffrage universel, dans les
filets du statu quo.