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L’escabeau de Balladur
« La gratitude, comme le lait, tourne à l’aigre,
si le vase qui le contient n’est pas scrupuleusement propre. »
Rémy de Gourmont
On le dirait sorti d’une page des Mémoires de Saint-Simon, tant il fait Grand Siècle. La plupart du temps, il traîne ce mélange d’ennui et de léger dépit, si bien porté par la France d’en haut, qui se traduit par un visage marmoréen, une bouche en cul de poule et des yeux éteints. Et puis, soudain, après un bon mot, la bouche s’étire entre ses joues rougissantes, tandis que son regard pétille et que son corps est traversé de secousses. Édouard Balladur rit volontiers, et de bon cœur.
On a beau avoir une haute idée de soi, on n’en est pas moins homme. Balladur aime les blagues et le bon vin, mais ce sont là sans doute ses seuls points communs avec Chirac. Ils déjeunent ou dînent souvent ensemble, en couple, bien que leurs femmes ne s’entendent pas, dans une ambiance guindée, au milieu des anges qui passent. On se demande ce qui peut bien les porter l’un vers l’autre.
L’intérêt, sans doute. Leur amitié est utilitariste, comme la plupart des amitiés politiques où l’on jette le vieux compère au rebut après qu’il a bien servi, quand il ne lui reste plus de jus. Chirac en sait quelque chose, qui a déjà expédié tant des siens dans les poubelles de l’Histoire. Les deux hommes vivent dans un univers où les individus sont des marchepieds grâce auxquels on finit par accéder, un jour, aux sommets. Ils sont l’instrument l’un de l’autre. Le levier, l’escabeau.
D’un naturel apparemment doux et affable, Balladur est pourvu d’une vanité dont il ne cesse de repousser les bornes. C’est son point faible. Chirac le sait. Voilà pourquoi il le flatte sans arrêt, avec une colossale finesse. Mais il a beau en faire des tonnes, ce n’est jamais assez, et il lui arrive parfois, de surcroît, de commettre des erreurs. Le maire de Paris reste pathologiquement rustique. Il n’a pas le sens de l’étiquette. Ce qu’on appelle, sous les lambris, de l’éducation.
Robert Hersant, le patron du Figaro, se souvient l’avoir vu demander un jour à Balladur d’aller chercher un dossier à son secrétariat. Tête de Balladur. Avant d’obtempérer, il fusilla du regard ce maître tyrannique et désinvolte qui, devant témoin, le traitait comme un laquais, un moins que rien, puisque c’est ainsi, étant donné son échelle de valeurs, qu’il ressentait la chose.
C’est avec des vétilles de ce genre que grandira le ressentiment de Balladur contre Chirac. Des rendez-vous annulés. Des petites humiliations sans importance qui lui sont restées en travers du gosier où elles ont ranci des mois durant. Le maire de Paris va trop vite. Il n’a pas le temps d’être toujours aux petits soins de son ami Édouard.
Chirac s’est bien rendu compte que quelque chose clochait quand Balladur a cessé de venir aux réunions de préparation des discours du président du RPR. Des réunions qui constituent une des grandes institutions du chiraquisme puisque s’y retrouvent toutes ses éminences. C’est aussi une corvée interminable où l’on coupe les cheveux en quatre au point de passer une heure, parfois, sur une formule, voire un mot. « Un cauchemar », dit Juppé. « Tout ce bavardage insignifiant m’accable, explique un jour Balladur à Chirac. Envoyez-moi vos discours et je vous dirai ce que j’en pense. »
Le maire de Paris s’est dit que Balladur boudait et que ça lui passerait avant que ça le reprenne. « Il n’a pas un caractère facile, commente-t-il à l’époque. Il est très susceptible mais il faut le comprendre, ça n’est pas n’importe qui non plus. »
Il ne doute pas que Balladur sera toujours confit de gratitude à son égard. N’a-t-il pas été le sortir du trou noir où il macérait, avec ses vieilles rancunes, pour en faire un ministre d’État en 1986 et, si les législatives sont gagnées, un Premier ministre en 1993 ? Ça ne s’oublie pas. L’ami Édouard saura s’en souvenir.
Édouard Balladur écrit pour les journaux de longs pensums sur la cohabitation. Il est devenu son théoricien, son idéologue aussi. Il a du style, des convictions et une pensée claire, même si elle sent souvent la verveine.
Contrairement à Chirac, il publie régulièrement des livres de bonne facture qu’il écrit lui-même, chose rare dans ce milieu, d’une plume académique qui coule de source : après Patience et longueur de temps, viendront Douze lettres aux Français trop tranquilles, Des modes et des convictions et Dictionnaire de la réforme. « Il fait les textes, ironise le maire de Paris, moi, je devrais faire les dessins. »
Il fréquente volontiers les grands patrons que Chirac ne peut pas supporter, qui dit d’eux, entre autres gracieusetés : « Ce sont des graines de pétainistes. Ils sont toujours pour l’abdication et la dévaluation. » Le bureau de Balladur, boulevard Saint-Germain, ressemble, certains jours, à une succursale du patronat français.
C’est l’anti-Chirac. Un conservateur bon teint, sûr de son importance, pour qui l’égalitarisme ambiant de la société est une forme de vulgarité et qui rassure tout le monde par sa grande retenue. À droite, au centre et même, parfois, à gauche.
Tel est le Premier ministre que le président du RPR entend donner à la France, si la droite l’emporte aux législatives de 1993. À tous ceux qui, dans son entourage, lui disent qu’il ne doit pas esquiver Matignon en cas de victoire, Chirac répond : « J’ai déjà donné. »
À Jérôme Monod, son vieux complice, il explique :
« J’ai déjà été deux fois à Matignon. Je n’y ai pas réussi.
— Mais c’est à toi d’y aller, proteste Monod. Tu ne peux pas faire confiance comme ça aux autres.
— J’ai décidé. Ce sera Balladur. Il n’y a que des mauvais coups à prendre à Matignon. »
Il est convaincu qu’un Premier ministre ne peut être élu président de la République et que, de surcroît, il n’a ni l’adresse ni la délicatesse nécessaire pour cohabiter une nouvelle fois avec François Mitterrand. Alors, va pour Balladur.
Chirac est sûr de son coup :
« Je ne vois pas comment ça ne pourrait pas marcher entre nous. On a des relations très anciennes et très solides : ça ne se balaye pas d’un revers de la main. En plus de ça, on s’est bien mis d’accord sur la répartition des tâches. Pas de mélange des genres ni de double commande. Je sais ce que c’est, le travail à Matignon. Je ne me mêlerai pas des affaires du gouvernement. Il ne saurait y avoir deux Premiers ministres car on ne prend pas les grandes décisions à deux. Je soutiendrai son action, sans mettre mon soutien sur un trébuchet. Et quand j’aurai quelque chose de désagréable sur le cœur, eh bien, j’irai le lui dire tête à tête[1]. »
C’est le discours que Chirac sert à tous ceux qui émettent des doutes sur sa stratégie. Rien ne le fera vaciller et il célèbre sans cesse la loyauté de son glorieux chambellan, qu’il connaît mieux que personne. Non, il ne s’est jamais laissé embobiner par ses manières de rat de cour. Il en convient bien volontiers, ce n’est pas ce qu’il préfère chez lui. Mais le maire de Paris « sent » les gens, que voulez-vous. Il lit même dans leurs pensées, à la façon des « sorciers de Corrèze ». Chez Balladur, il n’a jamais entrevu que de la tranquillité d’esprit et une allégeance totale, au demeurant bien naturelle. Comment pourrait-il lui résister, après tout ce qu’il a fait pour lui ?
Peu à peu, la solution Balladur s’impose. Jusque dans les esprits les plus rétifs. Même Pasqua qui lui était si hostile commence à se faire une raison. Il est vrai que l’ancien ministre d’État y a mis du sien. Il l’a respectueusement écouté et lui a proposé un grand ministère à sa mesure, la Défense ou l’Intérieur. La considération ne coûte pas cher et, parfois, peut rapporter gros.
Trois semaines avant les élections législatives, Balladur dit à Chirac : « J’aimerais que vous me disiez votre conception du rôle du Premier ministre parce qu’après votre élection à la présidence de la République, je compte bien que vous me gardiez à Matignon. »
Et Chirac de répondre en détail avant d’ajouter qu’il a bien l’intention de le conserver à son poste, s’il accède à l’Élysée.
Quelques jours plus tard, Chirac dit à Balladur :
« Vous savez, Édouard, il est tout à fait possible que vous deveniez très populaire, à Matignon. En ce cas, vous apparaîtrez comme le candidat naturel de la droite à l’élection présidentielle et je devrai m’incliner. »
Balladur le coupe :
« Retirez ce que vous venez de dire. »
Une pause, puis :
« Ne soyez pas insultant. Il y a un contrat entre nous. Je le respecterai. »
Tout, ensuite, découle sans doute de là. Bazire, et que Chirac les a tenus sans y prêter trop attention, presque par politesse, un peu comme on promet le mariage à une vieille maîtresse, mais ils ont fait leur travail et, à la longue, libéré Balladur... »
1-
Entretien avec l’auteur, le 23 février 1993.
La Tragédie du Président
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