12
L’escabeau de Balladur
« La gratitude, comme le lait,
tourne à l’aigre,
si le vase qui le contient n’est pas
scrupuleusement propre. »
Rémy de Gourmont
On le dirait sorti d’une page des
Mémoires de Saint-Simon, tant il fait
Grand Siècle. La plupart du temps, il traîne ce mélange d’ennui et
de léger dépit, si bien porté par la France d’en haut, qui se
traduit par un visage marmoréen, une bouche en cul de poule et des
yeux éteints. Et puis, soudain, après un bon mot, la bouche s’étire
entre ses joues rougissantes, tandis que son regard pétille et que
son corps est traversé de secousses. Édouard Balladur rit
volontiers, et de bon cœur.
On a beau avoir une haute idée de soi,
on n’en est pas moins homme. Balladur aime les blagues et le bon
vin, mais ce sont là sans doute ses seuls points communs avec
Chirac. Ils déjeunent ou dînent souvent ensemble, en couple, bien
que leurs femmes ne s’entendent pas, dans une ambiance guindée, au
milieu des anges qui passent. On se demande ce qui peut bien les
porter l’un vers l’autre.
L’intérêt, sans doute. Leur amitié est
utilitariste, comme la plupart des amitiés politiques où l’on jette
le vieux compère au rebut après qu’il a bien servi, quand il ne lui
reste plus de jus. Chirac en sait quelque chose, qui a déjà expédié
tant des siens dans les poubelles de l’Histoire. Les deux hommes
vivent dans un univers où les individus sont des marchepieds grâce
auxquels on finit par accéder, un jour, aux sommets. Ils sont
l’instrument l’un de l’autre. Le levier, l’escabeau.
D’un naturel apparemment doux et
affable, Balladur est pourvu d’une vanité dont il ne cesse de
repousser les bornes. C’est son point faible. Chirac le sait. Voilà
pourquoi il le flatte sans arrêt, avec une colossale finesse. Mais
il a beau en faire des tonnes, ce n’est jamais assez, et il lui
arrive parfois, de surcroît, de commettre des erreurs. Le maire de
Paris reste pathologiquement rustique. Il n’a pas le sens de
l’étiquette. Ce qu’on appelle, sous les lambris, de
l’éducation.
Robert Hersant, le patron du
Figaro, se souvient l’avoir vu demander
un jour à Balladur d’aller chercher un dossier à son secrétariat.
Tête de Balladur. Avant d’obtempérer, il fusilla du regard ce
maître tyrannique et désinvolte qui, devant témoin, le traitait
comme un laquais, un moins que rien, puisque c’est ainsi, étant
donné son échelle de valeurs, qu’il ressentait la chose.
C’est avec des vétilles de ce genre que
grandira le ressentiment de Balladur contre Chirac. Des rendez-vous
annulés. Des petites humiliations sans importance qui lui sont
restées en travers du gosier où elles ont ranci des mois durant. Le
maire de Paris va trop vite. Il n’a pas le temps d’être toujours
aux petits soins de son ami Édouard.
Chirac s’est bien rendu compte que
quelque chose clochait quand Balladur a cessé de venir aux réunions
de préparation des discours du président du RPR. Des réunions qui
constituent une des grandes institutions du chiraquisme puisque s’y
retrouvent toutes ses éminences. C’est aussi une corvée
interminable où l’on coupe les cheveux en quatre au point de passer
une heure, parfois, sur une formule, voire un mot. « Un
cauchemar », dit Juppé. « Tout ce bavardage insignifiant
m’accable, explique un jour Balladur à Chirac. Envoyez-moi vos
discours et je vous dirai ce que j’en pense. »
Le maire de Paris s’est dit que Balladur
boudait et que ça lui passerait avant que ça le reprenne. « Il
n’a pas un caractère facile, commente-t-il à l’époque. Il est très
susceptible mais il faut le comprendre, ça n’est pas n’importe qui
non plus. »
Il ne doute pas que Balladur sera
toujours confit de gratitude à son égard. N’a-t-il pas été le
sortir du trou noir où il macérait, avec ses vieilles rancunes,
pour en faire un ministre d’État en 1986 et, si les
législatives sont gagnées, un Premier ministre en 1993 ?
Ça ne s’oublie pas. L’ami Édouard saura s’en souvenir.
Édouard Balladur écrit pour les journaux
de longs pensums sur la cohabitation. Il est devenu son théoricien,
son idéologue aussi. Il a du style, des convictions et une pensée
claire, même si elle sent souvent la verveine.
Contrairement à Chirac, il publie
régulièrement des livres de bonne facture qu’il écrit lui-même,
chose rare dans ce milieu, d’une plume académique qui coule de
source : après Patience et longueur de
temps, viendront Douze lettres aux
Français trop tranquilles, Des modes et
des convictions et Dictionnaire de la
réforme. « Il fait les textes, ironise le maire de
Paris, moi, je devrais faire les dessins. »
Il fréquente volontiers les grands
patrons que Chirac ne peut pas supporter, qui dit d’eux, entre
autres gracieusetés : « Ce sont des graines de
pétainistes. Ils sont toujours pour l’abdication et la
dévaluation. » Le bureau de Balladur, boulevard Saint-Germain,
ressemble, certains jours, à une succursale du patronat
français.
C’est l’anti-Chirac. Un conservateur bon
teint, sûr de son importance, pour qui l’égalitarisme ambiant de la
société est une forme de vulgarité et qui rassure tout le monde par
sa grande retenue. À droite, au centre et même, parfois, à
gauche.
Tel est le Premier ministre que le
président du RPR entend donner à la France, si la droite l’emporte
aux législatives de 1993. À tous ceux qui, dans son entourage,
lui disent qu’il ne doit pas esquiver Matignon en cas de victoire,
Chirac répond : « J’ai déjà donné. »
À Jérôme Monod, son vieux complice, il
explique :
« J’ai déjà été deux fois à
Matignon. Je n’y ai pas réussi.
— Mais c’est à toi d’y aller, proteste
Monod. Tu ne peux pas faire confiance comme ça aux autres.
— J’ai décidé. Ce sera Balladur. Il n’y
a que des mauvais coups à prendre à Matignon. »
Il est convaincu qu’un Premier ministre
ne peut être élu président de la République et que, de surcroît, il
n’a ni l’adresse ni la délicatesse nécessaire pour cohabiter une
nouvelle fois avec François Mitterrand. Alors, va pour
Balladur.
Chirac est sûr de son coup :
« Je ne vois pas comment ça ne
pourrait pas marcher entre nous. On a des relations très anciennes
et très solides : ça ne se balaye pas d’un revers de la main.
En plus de ça, on s’est bien mis d’accord sur la répartition des
tâches. Pas de mélange des genres ni de double commande. Je sais ce
que c’est, le travail à Matignon. Je ne me mêlerai pas des affaires
du gouvernement. Il ne saurait y avoir deux Premiers ministres car
on ne prend pas les grandes décisions à deux. Je soutiendrai son
action, sans mettre mon soutien sur un trébuchet. Et quand j’aurai
quelque chose de désagréable sur le cœur, eh bien, j’irai le lui
dire tête à tête[1]. »
C’est le discours que Chirac sert à tous
ceux qui émettent des doutes sur sa stratégie. Rien ne le fera
vaciller et il célèbre sans cesse la loyauté de son glorieux
chambellan, qu’il connaît mieux que personne. Non, il ne s’est
jamais laissé embobiner par ses manières de rat de cour. Il en
convient bien volontiers, ce n’est pas ce qu’il préfère chez lui.
Mais le maire de Paris « sent » les gens, que
voulez-vous. Il lit même dans leurs pensées, à la façon des
« sorciers de Corrèze ». Chez Balladur, il n’a
jamais entrevu que de la tranquillité d’esprit et une allégeance
totale, au demeurant bien naturelle. Comment pourrait-il lui
résister, après tout ce qu’il a fait pour lui ?
Peu à peu, la solution Balladur
s’impose. Jusque dans les esprits les plus rétifs. Même Pasqua qui
lui était si hostile commence à se faire une raison. Il est vrai
que l’ancien ministre d’État y a mis du sien. Il l’a
respectueusement écouté et lui a proposé un grand ministère à sa
mesure, la Défense ou l’Intérieur. La considération ne coûte pas
cher et, parfois, peut rapporter gros.
Trois semaines avant les élections
législatives, Balladur dit à Chirac : « J’aimerais que
vous me disiez votre conception du rôle du Premier ministre parce
qu’après votre élection à la présidence de la République, je compte
bien que vous me gardiez à Matignon. »
Et Chirac de répondre en détail avant
d’ajouter qu’il a bien l’intention de le conserver à son poste,
s’il accède à l’Élysée.
Quelques jours plus tard, Chirac dit à
Balladur :
« Vous savez, Édouard, il est tout
à fait possible que vous deveniez très populaire, à Matignon. En ce
cas, vous apparaîtrez comme le candidat naturel de la droite à
l’élection présidentielle et je devrai m’incliner. »
Balladur le coupe :
« Retirez ce que vous venez de
dire. »
Une pause, puis :
« Ne soyez pas insultant. Il y a un
contrat entre nous. Je le respecterai. »
Tout, ensuite, découle sans doute de là.
Bazire, et que Chirac les a tenus sans y prêter trop attention,
presque par politesse, un peu comme on promet le mariage à une
vieille maîtresse, mais ils ont fait leur travail et, à la longue,
libéré Balladur... »