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« L’embêteuse du monde »
« On est toujours le fils de ses
œuvres. »
Cervantès
Ironie de l’Histoire : en ce
décembre noir, alors même que la France fulmine contre lui et son
Premier ministre, Jacques Chirac remporte une grande victoire
internationale. Quatre ans et demi après le début des combats qui
ont dévasté l’ex-Yougoslavie, l’accord de paix sur la
Bosnie-Herzégovine est signé, le 14 décembre 1995, au
palais de l’Élysée, par les présidents de la Bosnie, de la Croatie
et de la Serbie, respectivement Slobodan Milosevic.
Pour cet heureux événement, ils sont
venus, ils sont tous là : le président américain John Major.
Une cinquantaine de pays ou d’organisations internationales sont
représentés pour ce qui est, à bien des égards, une consécration de
la ligne imposée par Jacques Chirac, depuis son arrivée à
l’Élysée.
L’accord de paix, un document de cent
soixante-cinq pages accompagné de cent deux cartes détaillées,
prévoit que la Bosnie, après son long martyre, sera composée de
deux entités : d’un côté, une fédération
croato-musulmane ; de l’autre, une république serbe. Ce traité
ne règle pas tout et la chose a été opportunément rappelée par des
obus, apparemment serbes, qui sont tombés sur le centre de Sarajevo
au moment précis où le texte était paraphé. Mais qu’importe :
c’est le début de la fin pour cette guerre qui a fait plus de
200 000 morts entre des peuples dévorés par leurs prurits
nationalistes et séparés de surcroît, comme la Croatie et la
Serbie, par... une même langue.
Pour faire respecter l’accord, la
communauté internationale ne lésinera pas. Elle dépêchera sur place
une force d’interposition de 60 000 soldats qui prendra
le relais des Casques bleus de l’ONU. De la sorte, elle aura tiré
un trait sur la stratégie humanitaire consistant à envoyer dans les
Balkans des armées de paix, chargées de protéger les populations
civiles et qui n’avaient qu’un seul droit, celui de se faire tuer
comme des lapins. Résultat : grâce à Chirac qui a fait adopter
la stratégie militaire, c’en est fini, pour elle, du ridicule et du
déshonneur.
Retour en arrière. À peine s’est-il
installé à l’Élysée que les connaisseurs de la chose diplomatique
annoncent un « changement complet » de la politique
française en ex-Yougoslavie[1]. Il
a été décidé, le 26 mai 1995, lors d’un conseil restreint
auquel participaient notamment, autour du président, le chef du
gouvernement, les ministres concernés et le chef d’état-major des
armées, l’amiral Lanxade.
Ce jour-là, Jacques Chirac dénonce avec
virulence le comportement des autorités militaires
françaises : « On ne peut plus laisser nos soldats de la
Forpronu comme des piquets qui servent de cibles aux terroristes
serbes. Nous devons résister. Rendre coup pour coup. Nous faire
respecter. Cessons de tendre l’autre joue, après chaque
humiliation. Si c’est la guerre, eh bien tant pis, il faut la
faire. »
À ceux qui s’inquiètent des représailles
serbes et, du coup, d’une escalade du conflit, Chirac répond qu’il
assume. Il faut tirer un trait sur cette politique de
faux-semblants. Si elles soulagent la conscience, les bonnes
paroles et les postures morales ont fait leur temps. Le mythe
« zéro mort », la nouvelle idéologie occidentale, a déjà
tué beaucoup de soldats de la paix sous le feu des
Serbo-bosniaques, et la France lui a payé un lourd tribut. Deux
morts encore, au lendemain du conseil restreint : le
1re classe Marcel Amaru et le
2e classe Jacky Humblot.
Sur le dossier de l’ex-Yougoslavie,
Jacques Chirac parlera désormais haut et fort, en appelant les
grandes démocraties à se « ressaisir » devant
« l’inacceptable », le 14 juillet, ou en dénonçant
la « barbarie serbe », le 23 juillet, après les
attaques d’un convoi humanitaire et de deux postes de commandement
où des officiers français ont trouvé la mort. Il a placé la France
dans la posture gaullienne d’« embêteuse du monde » pour
mettre le holà au projet ethnicide des dirigeants serbo-bosniaques,
ces maniaques de la « race pure ».
« La Bosnie, dit-il, est une
affaire qui a été mal emmanchée dès le premier jour. On a demandé
aux militaires de s’acquitter d’une mission qu’ils ne pouvaient pas
remplir. Les soldats sont faits pour faire la guerre. Pas la paix.
À chacun son métier. On a confondu le militaire et l’humanitaire,
au point de demander aux Nations unies d’exercer un commandement
militaire. Vous avez vu le résultat... Quant à nos généraux, ils
ont joué le jeu onusien. C’est normal. Les généraux sont toujours
pacifistes. Ils ne veulent pas qu’on touche à leurs jouets, vous
comprenez. Ils ont trop peur qu’on les leur casse. Mettez-vous à
leur place. Il leur a fallu tellement de temps pour les fignoler.
Quand on leur demande de faire la guerre, ils perdent, bien sûr,
leurs réticences. Mais ils auront tout fait pour retarder cet
instant[2]. »
La Grande-Bretagne et les États-Unis
font preuve, dans un premier temps, d’un grand scepticisme. Ils se
rallient peu à peu à la stratégie de rupture du président français,
changeant, du coup, la donne sur le terrain.
« Vous reconnaîtrez, se rengorge
Chirac, que tout a basculé là-bas quand j’ai dit qu’il fallait
rendre coup pour coup. Les Bosniaques ne s’y sont pas trompés.
L’autre jour, sur CNN, j’ai vu un reportage où ils criaient :
“Vive Chirac !” Pendant ce temps, en France, on me critique,
on m’accuse de prêcher dans le désert, on me traite de
va-t-en-guerre, sous prétexte que je ne veux pas que l’on soit
complice des massacres perpétrés là-bas. Mais c’est toujours comme
ça. Ici, c’est un réflexe, on a besoin de se tirer dans les pieds.
Notre pays ne s’aime pas[3]. »
Soudain Chirac est interrompu. Une
secrétaire lui apporte un papier pour lui apprendre que Bill
Clinton l’appellera vers 23 heures. Le président sourit,
puis :
« Il est marrant, ce Clinton. Il
appelle à l’heure qui lui convient. Il va me sonner à minuit et ça
va durer une heure. Je n’ai pas envie. Qu’il m’appelle demain ou en
début d’après-midi. »
En attendant, c’est le président
américain qui, en adepte de la technique du coucou, raflera la
mise, médiatiquement parlant, après les accords de New York puis de
Dayton. Beau joueur, il laissera tout de même la signature du
traité de paix s’effectuer à Paris.
L’Europe aura ainsi été la grande
perdante, dans cette affaire. Elle aura tout laissé faire : la
guerre, puis la paix. Mais Jacques Chirac aura démontré que la
France peut encore faire l’Histoire, sinon du monde, en tout cas du
Vieux Monde.
On peut juste regretter qu’il n’ait pas
mis la même fougue donquichottesque à résoudre le conflit qui, en
cette fin d’année, avait paralysé la France.