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La marche des moutons
« Le monde n’est que franche
moutonnaille. »
La Fontaine
Sous la Ve République, rien ne vaut une petite
cohabitation pour permettre au chef de l’État de redorer son
blason. Dès lors que son parti n’est plus au pouvoir, il cumule
tous les avantages. Le prestige de la fonction, le poids
institutionnel et la possibilité de se démarquer autant qu’il veut
de l’action gouvernementale.
C’est une particularité française :
le président d’opposition. Il règne et il fustige. Les deux en un.
La première cohabitation avait profité à Mitterrand, aux dépens de
Chirac. La troisième profitera à Chirac, aux dépens de Jospin. Les
éditorialistes répètent souvent la formule de Balladur :
« C’est le premier qui dégaine qui perd. » Ils ont
tort : c’est toujours le chef du gouvernement qui perd. Il est
pour ainsi dire condamné d’avance. Le président a bien appris les
leçons mitterrandiennes. Après s’être enterré pour plusieurs mois,
il ne sortira qu’à bon escient de son trou élyséen pour jeter ses
pétards.
Au début de la cohabitation, la droite
doute de lui. Il est vrai que Jacques Chirac semble s’accommoder de
la situation, au point de fraterniser sans retenue avec plusieurs
ministres. Il est de surcroît souvent pris de revers. Même trois
ans plus tard, à la croisée des siècles, quand il s’est refait une
belle popularité, il lui faut encore encaisser des coups. Il
encaisse bien. L’affaire du quinquennat, par exemple. Comme
François Mitterrand, il a souvent changé d’avis sur la question. Le
2 décembre 1994, il déclarait : « Je suis
plutôt favorable au quinquennat. » Le 2 mai 1995, il
rétropédalait : « Je considère que le quinquennat n’est
pas d’actualité. » Et maintenant qu’il est à l’Élysée, il a
bien compris que la réduction du mandat présidentiel de sept à cinq
ans, si elle va dans le sens de l’Histoire, rapetissera la
fonction.
Ce n’est pas un hasard si les deux
grands défenseurs du quinquennat sont ses deux principaux
ennemis : Philippe Seguin. Ils entendent bien le diminuer et
peut-être même le pousser à démissionner avant l’échéance
de 2002.
Quelque temps après la dissolution, lors
d’une manifestation officielle, le chef de l’État prend vivement à
parti son ami Pierre Mazeaud, gardien du temple constitutionnel,
qui s’est prononcé pour le quinquennat dans un article publié par
Le Monde : « C’est
inadmissible ! Comment peux-tu faire ça, toi le
gaulliste ? » Rendez-vous est pris pour une explication,
quarante-huit heures plus tard. Ce jour-là, le député de
Haute-Savoie dit au chef de l’État : « Tu es au plus bas.
Sur le principe, je suis contre le mandat de cinq ans mais je ne
vois pas comment tu peux rebondir autrement qu’en le faisant
adopter. Dans la foulée, tu démissionnes et tu te représentes.
Comme ça, tu auras repris l’initiative. »
Chirac enregistre. Peu après, il revoit
Mazeaudet lui dit : « J’ai retenu ton idée du quinquennat
et je la sortirai dès que je sentirai que c’est mûr. Il ne me
semble pas que ce soit encore le cas. »
Il attendra trop. Ce sont Giscard qui,
finalement, lui imposeront le quinquennat. Le président n’aura plus
qu’à feindre, mais sans tromper personne, d’en être l’instigateur.
Une fois encore, il n’aura fait que suivre le mouvement. Tout
Chirac est là : indécis, pusillanime et récupérateur.
De Chirac, Hollande : « Il est
comme Mitterrand. C’est une éponge. Il absorbe et utilise tout ce
qu’on dit, sans respect pour les droits d’auteur. » Ces
temps-ci, l’éponge ne cesse de gonfler.
C’est sur les 35 heures que Jacques
Chirac et Jospin. Le 20 novembre, au sommet des chefs d’État
et de gouvernement sur l’emploi, il fait distribuer à la presse un
document où il souligne que « sans un large accord du corps
social, l’instabilité des dispositifs de la politique de l’emploi
et le mirage d’expérimentations hasardeuses peuvent affecter
gravement l’efficacité de la lutte contre le chômage ».
Chirac a-t-il pris la mesure du
caractère néfaste des 35 heures (payées 39) pour
l’économie française ? Il est permis d’en douter. Certes, il
critique cette mesure mais avec une certaine retenue, sans prendre
date. Il fait le service minimum.
C’est que la France est pour les
35 heures et que Chirac ne va jamais à rebours. Les médias
sont en transe devant cette réforme et les sondages suivent. Le
pays a le sentiment d’avoir ajouté une nouvelle pierre à ce
modèle-social-que-le-monde-entier-nous-envie.
Cette réforme est censée créer des
emplois, au nom d’une vision totalement administrative de
l’économie. Pour ses concepteurs, les choses sont simples : le
marché du travail est un gâteau à partager et si on supprime des
heures ici, elles seront récréées là. Il suffisait d’y
penser.
À leurs yeux, l’emploi est un monde
statique qui répond à des critères arithmétiques. Ils ne savent pas
qu’il ne sert à rien de déshabiller Paul pour habiller
Pierre : l’économie, science inexacte par excellence, est
dominée par une dynamique, et non par les lois de la
mécanique.
Les 35 heures divisent les
socialistes. Elles ont figuré jadis dans leur programme mais
certains d’entre eux, et non des moindres, ont toujours pris soin
de mettre un mouchoir dessus : ainsi Dominique Strauss-Kahn
qui les a réintroduites dans la plate-forme du PS pour les
élections législatives de 1997. Sans doute celui qui passe
pour le plus libéral des socialistes entendait-il donner un gage à
gauche : ça ne fait jamais de mal, dans le parti. En petit
comité, il assura plus tard, le farceur, qu’il n’aurait jamais
commis cet impair s’il avait prévu la victoire de la gauche.
L’erreur de Martine Aubry est passée en
force, à l’Assemblée nationale, sans prendre la peine de discuter
avec les syndicats qui auraient sans doute apporté quelques utiles
corrections à son projet.
Si le gouvernement Jospin avait institué
les 35 heures pour soulager tous ceux qui font des métiers
pénibles, ce n’aurait été que justice. Mais ses expérimentateurs de
bureau en ont fait la panacée contre le chômage, appelée à créer
incessamment sous peu 500 000 emplois, pas moins. C’est
là que le bât blesse : avec ses effets pervers, la réforme va
miner, et pour longtemps, l’économie française en détruisant plus
d’emplois qu’elle n’en a sauvés.
Elle a fait de la France un pays où
travailler trop devient un délit. Où les inspecteurs du travail
vérifient que les lumières ne restent pas ouvertes, dans les
entreprises, après l’extinction officielle des feux. Où les
salariés doivent pointer ou remplir de la paperasse afin de
justifier qu’ils ne font pas d’heures supplémentaires. Où l’on
invente de nouveaux formulaires afin que la France reste, avec la
Belgique et la Grèce, l’un des pays les plus bureaucratisés du
monde[1].
Dès lors qu’ils ne travaillent pas dans
les petites et moyennes entreprises, principales créatrices
d’emploi et premières victimes de cette réforme, les cadres et les
classes moyennes se félicitent des 35 heures. Les pauvres,
eux, ont perdu, dans l’affaire : les heures supplémentaires
leur sont désormais interdites. Mais qu’importe si leur fiche de
paye se réduit : on leur donne des loisirs. De quoi se
plaignent-ils ?
Les noces du malthusianisme et de
l’esprit bureaucratique, les deux travers de la gauche scolastique,
ont ainsi donné naissance à une réduction du temps de travail qui
réussit le tour de force d’être à la fois anti-économique et
anti-sociale. Les Français, dans leur majorité, ne s’en rendent pas
compte. Ils sont trop occupés à s’admirer et à glorifier la lune
des 35 heures qui, déjà, éclaire le monde. Charles Péguy avait
bien résumé leur complexe de supériorité quand il faisait dire à
Dieu : « C’est embêtant. Quand il n’y aura plus ces
Français, il y a des choses que je fais, il n’y aura plus personne
pour les comprendre. »
Après avoir lancé sa première salve
contre la réduction du temps de travail, Chirac ne reviendra plus
guère, les années suivantes, sur cette réforme. Quand on lui dit
que son silence devient assourdissant, il répond, laconique :
« À quoi bon faire le procès des 35 heures ? Les
Français n’accepteront jamais qu’on leur retire un acquis
social. » Des années plus tard, il ira jusqu’à déclarer que la
réduction du temps de travail est « un progrès social qui ne
peut être remis en cause sous prétexte d’idéologie[2] ».
Si on insiste, le président reprend sa
litanie sur le conservatisme de ce pays où la fonction publique a
pris le contrôle de tout, et d’abord des esprits. Il est vrai que
la France détient le pompon en matière d’emplois publics[3] : 24,7 %, loin devant l’Italie
(17,8 %), l’Allemagne (15,7 %), les États-Unis
(15,4 %), l’Espagne (14,8 %), le Royaume-Uni
(14,4 %) ou le Japon (8,3 %).
En somme, la France reste le pays de
Rabelais. Le grand homme avait tout dit quand il dénonçait le
panurgisme qui conduit le mouton à « toujours suivre le
premier, quelque part qu’il aille ». Inutile de réfléchir. Il
faut emboîter le pas.
C’est ce que fait Chirac. Quand ses
analyses ne sont pas dans l’air du temps, il les garde pour lui. Il
élude, il évacue, il consensue.
Il ferme la marche. Il est le berger de
derrière. L’Histoire est faite par des gens qui ne descendent pas
la pente, mais osent dire non, contre les commandements de
l’époque.
Chirac n’en a cure. Il a décidé depuis
longtemps qu’il ne ferait pas l’Histoire mais que c’est elle qui le
ferait.