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Juppé, le Terminator mendésiste
« Le succès est toujours un enfant
de l’audace.
L’échec aussi. »
Jehan Dieu de La Viguerie
On dirait une blague. Une blague
française, bien entendu. Il n’y a qu’en France, mère patrie de
l’État-roi, qu’une telle chose est possible. Le
22 mai 1995, le nouveau président de la République a
convoqué en grande pompe les préfets à Paris pour leur annoncer
qu’ils seraient le « fer de lance » de la bataille pour
l’emploi et que leur « réussite » en la matière serait le
« critère essentiel d’appréciation » de leur
mérite.
On croit rêver. Mais non. Jacques
Chirac, qui réclame une « révolution culturelle » dans la
lutte contre le chômage, n’a rien trouvé de mieux que de commencer
par mobiliser... les préfets. L’initiative aurait dû provoquer un
grand éclat de rire dans le pays mais on n’a entendu que quelques
toussotements, du côté du patronat. Tant il est vrai que la France
est toujours jacobine ou napoléonienne, comme on voudra.
Aux yeux du président, c’est donc l’État
qui détient les clés en matière de chômage. Il décrète et les
entreprises suivent. C’est pourquoi Chirac a décidé que seraient
nommés, dans chaque département, des commissaires à l’emploi.
Qu’ils fassent la chasse aux complications administratives, sport
national français, on ne peut que s’en féliciter. Mais qu’ils
soient officiellement chargés de relancer l’emploi, on ne peut
qu’en rire ou en pleurer.
Jacques Chirac ne connaît pas le monde
de l’entreprise. Il ne le fréquente pas, ou peu. En tout cas,
beaucoup moins que la plupart des personnalités politiques, à
droite ou à gauche. Rares sont ses amis patrons autorisés à lui
donner, de temps en temps, un conseil : Jean-François Dehecq,
et encore. Il commet la même erreur, mais infiniment moins coûteuse
dans son cas, que François Mitterrand qui, en 1981, croyait
résoudre le chômage en embauchant des fonctionnaires. Il ne
comprend pas que la solution tienne en un seul mot, tabou en
France, même s’il a fait ses preuves partout : la
flexibilité.
En attendant, Anne-Marie Couderc,
secrétaire d’État, chargée de coordonner cette nouvelle structure.
Vingt jours plus tard, le chef du gouvernement présente son
« plan d’urgence » qui doit créer 700 000 emplois en
dix-huit mois.
Au vu de l’état misérable des finances
publiques, Alain Juppé avait décidé que le plan ne coûterait que
15 milliards de francs. Mais il lui a fallu revoir sa copie.
Sur intervention du chef de l’État qui veut un électrochoc, il
frappera plus fort : ce seront finalement 50 milliards en
année pleine. Jacques Chirac ne veut pas qu’il soit dit que, comme
à son habitude, il s’est assis sur ses engagements après son
élection. Il entend, de surcroît, rompre avec le balladurisme qu’il
comparait en privé, il n’y a pas si longtemps, à la
« politique du chien crevé au fil de l’eau ».
Après le temps de l’homéopathie
balladurienne, voici donc venu le temps du traitement de cheval à
la Juppé. Contre le chômage, plus question de lésiner : le
gouvernement lance le contrat-initiative-emploi (CIE) qui prévoit,
pour toute embauche d’un chômeur, une prime de
2 000 francs mensuels pendant deux ans pour l’employeur,
ainsi que des exonérations de charges sociales. Les jeunes, les bas
salaires, personne n’est oublié. Sans parler des petites et
moyennes entreprises qui bénéficieront de simplifications
administratives : les « déclarations d’embauche
unique » remplaceront les dix formulaires qu’il fallait
jusqu’à présent remplir. Il suffisait d’y penser.
Pour financer son plan, Alain Juppé n’a
pas le choix. Il augmente les impôts : le taux de TVA passe de
18,6 % à 20,6 %, tandis que l’impôt sur les sociétés
comme l’impôt de solidarité sur la fortune ont droit à une
surtaxe.
Tout s’est noué lors d’une réunion à
l’Élysée où se sont retrouvés, autour de Jacques Chirac, Maurice
Gourdault-Montagne, le directeur de cabinet du Premier
ministre.
On est en juin, le gouvernement n’a que
quelques semaines, mais Alain Juppé a déjà les traits tirés et cet
air funèbre qui, désormais, ne le quittera plus. « On est dans
une situation très grave, dit-il au chef de l’État. Si on continue
comme ça, le déficit dépassera la barre des 3 % du PIB que
nous impose le traité de Maastricht. On n’a pas trente-six
solutions. Soit on trichote et, en oubliant un certain nombre de
dépenses, on peut afficher un déficit de 322 milliards. Soit
on dit la vérité et, alors, il faudra annoncer
356 milliards.
— Même si c’est embêtant, tranche
Chirac, il faut dire la vérité et tout faire pour résorber ce
déficit.
— Donc, nous devrons augmenter les
impôts.
— On n’a pas le choix. Si on décide de
sortir de Maastricht et de rompre nos engagements européens, on
entrera dans une aventure que je ne pourrai pas
maîtriser. »
Bref, la conviction européenne a tout de
suite prévalu, chez Chirac comme chez Juppé. Résultat : un
coup de bambou fiscal. C’est ainsi que le Premier ministre dresse
contre lui, dès le 22 juin 1995, les riches, les patrons,
les petits commerçants et les professions libérales.
Enfin, un homme politique français qui
ne suit pas le peuple mais lui demande, au contraire, de le suivre.
Depuis Pierre Mauroy, dans la phase de la rigueur, il y a longtemps
qu’on n’avait pas vu en France quelqu’un décider et trancher, y
compris contre son propre camp, avec le seul intérêt général en
ligne de mire.
Un homme d’État est-il né ? Sans
doute, mais à peine le temps d’une saison, puisqu’il sera tout de
suite fauché par les révélations du Canard enchaîné sur son appartement avant
d’être neutralisé par la rue, quand il s’attaquera à la réforme des
retraites, donnant ainsi raison à Louis XVIII qui
disait : « Le privilège des grands hommes est de donner
des secousses à leur siècle. La secousse terminée, sauve qui
peut ! »
C’est sans doute l’un des grands gâchis
du dernier quart de siècle. Une occasion manquée que la France n’a
pas fini de payer. Voilà, en effet, l’une des rares personnalités
capable de procéder aux grandes réformes auxquelles le pays devait
se résoudre, pour ne pas tomber dans la spirale du déclin. Il a
presque tout pour lui. L’autorité, la compétence, la confiance du
président et, disons-le, le courage qui a manqué à tant de ses
prédécesseurs.
Certes, cet homme éternellement mal rasé
est aimable comme une porte de prison et, même sur ses nouvelles
terres bordelaises, il ne perd jamais de temps avec les gens de
peu. Ni avec personne, en vérité. Il y a quelque chose de sombre en
lui qu’il semble fuir à grandes enjambées. Il n’est pas électoral
et serait capable de faire passer Barre pour un affreux démagogue.
Mais il a des convictions et une colonne vertébrale. C’est un
ordinateur, comme l’écrivent ses portraitistes, mais sans
électricité. Il lui manque cet esprit de famille qui caractérise
les grands politiques. Pour devenir homme d’État, il faut d’abord
être chef de bande. Il n’est encore que chef de bureau.
Bien sûr, il fait des efforts. « Je
sais ce que dit Chirac de moi, dira-t-il un jour à l’auteur[1]. Que je suis trop susceptible et qu’il me
manque quinze kilos. Mais je mange, contrairement à ce qu’il croit.
L’autre jour, j’étais dans une palombière, dans les Landes. Eh
bien, j’ai pris de la soupe, du foie gras, des palombes, des
alouettes, des ortolans et plein d’autres choses. Je suis sorti de
table à 18 heures. Moi aussi, je peux faire ça. »
Mais il a beau faire, il n’a pas
l’estomac du président ni son coffre, ni, surtout, son cynisme et
son culot.
C’est l’anti-Chirac. C’est aussi
l’anti-Bérégovoy ou l’anti-Balladur. Un extraterrestre dans le
monde politique français qui a décidé, le téméraire, que deux et
deux font quatre alors que, depuis des lustres, ils faisaient le
double, sinon plus, dans notre cher et vieux pays.
Bien que Juppé fût en tout ou presque
son contraire, Chirac l’a soutenu jusqu’aux limites du raisonnable,
parce qu’il approuvait sa politique, avant de le laisser partir là
où son destin l’attendait, ce cimetière des illusions que
Chateaubriand a si bien décrit :
« Là dorment dans l’oubli des
poètes sans gloire
Des orateurs sans voix, des héros sans
victoire. »