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Jospin sans peur ni reproche
« L’homme n’est pas ce qu’il cache,
il est ce qu’il fait. »
André Malraux
En apparence, les deux hommes sont le
contraire l’un de l’autre. Ils aiment le faire croire et la presse,
souvent, se laisse berner, qui pointe leurs différences à longueur
de colonnes. En réalité, Chirac et Jospin se ressemblent
beaucoup. La même incapacité à se lâcher qui confine à l’autisme et
en fait deux grands « culs cousus », comme on disait
jadis. La même absence totale de talent oratoire avec la même
propension à lire d’une voix monocorde des discours vespéraux et
monocordes à pleurer d’ennui. Le même manque de confiance en soi,
qui les pousse à travailler plus que de raison pour rattraper leur
retard, avec un esprit de sérieux qui, parfois, prête à
sourire.
Ce sont deux complexés laborieux et
introvertis. Ils reviennent de loin. On les a même donnés pour
morts, il n’y a pas si longtemps, mais ils ont trop de choses à
prouver et trop de comptes à régler. Avec eux-mêmes, pour
commencer. Ils sont deux incarnations vivantes de l’axiome de
François Mitterrand : « Tout échec qui ne vous abat pas
vous renforce. » Ils seraient très forts, n’était ce doute en
eux-mêmes qui les incite à la pusillanimité. De François Hollande a
dit un jour, ce qui pourrait aussi s’appliquer à Jacques
Chirac : « Il est prudent parce qu’il se méfie de ses
impulsions premières. Son maître mot, c’est “se contrôler”[1]. »
Comme le président et son Premier
ministre se contrôlent, il y a rarement un mot plus haut que
l’autre, lors de leur rencontre hebdomadaire du mercredi, avant le
Conseil des ministres. Pendant les premiers mois de leur
cohabitation, Chirac se paie même le luxe de faire l’éloge de son
chef de gouvernement : « C’est un homme d’une grande
habileté politique qui mène très bien sa barque et qui a eu
l’intelligence de laisser de l’espace à des gens comme Jospin a un
défaut terrible qui, je crois, lui coûtera cher : c’est un
idéologue qui a les tics et les réflexes des vieux militants. Je ne
sais s’il est marxiste ou pas mais chez lui, l’idéologie prend,
parfois, le pas sur son intelligence politique et alors, il est en
danger[2]. »
Chirac étant totalement dépourvu
d’idéologie, il a du mal à comprendre son Premier ministre qui fait
toujours passer la politique avant le reste. Le président avait
naguère des amis communistes en Corrèze. Il a beaucoup fréquenté
Rocard comme un frère, malgré une brouille de plusieurs mois. Bref,
il refuse de se laisser enfermer par des clivages qu’il juge
archaïques.
Villepin, c’est le signe d’une absence
totale de recul. Donc, d’un manque d’intelligence. Le secrétaire
général de l’Élysée assure, dès le premier jour de la cohabitation,
que le Premier ministre n’est pas au niveau. Avec son sens de la
mesure, il s’en faut de peu qu’il ne le traite d’imbécile.
Le chef de l’État ne va pas jusque-là,
loin s’en faut. Mais il semble convaincu, d’entrée de jeu, qu’il en
fera son affaire : « C’est un homme très dissimulé mais
quand on gouverne, votre vérité apparaît toujours, tôt ou tard. À
la fin des fins, quand on en vient à la moelle de la quintessence,
ça reste un manœuvrier trotskiste. Pas un gauchiste, non, une sorte
de machiniste qui ne croit qu’aux appareils et ne peut s’empêcher
d’être un peu sectaire[3]. »
Certes, il arrive à Jospin d’avoir des
attentions comme cette boîte à musique ancienne jouant une valse de
Strauss, qu’il a offerte au chef de l’État pour ses soixante-neuf
ans avant de recevoir, en retour, Noël approchant, une édition
originale des deux premiers tomes de La Légende des siècles de Victor Hugo. Mais
quand il a un geste envers le président, ça n’est jamais gratuit ni
naturel : le cœur n’y est pas vraiment. Il le fait par devoir.
C’est un homme bien élevé, très formaliste de surcroît.
Apparemment, sa courtoisie suffit à
Alain Juppé. Le chef du gouvernement ne souffre cependant pas les
accointances qu’il voit naître entre le chef de l’État et plusieurs
ministres socialistes.
Le moindre n’est pas Lionel Jospin est
sous le charme présidentiel.
Dominique Strauss-Kahn qui se plaignait
du froid. « J’emporte toujours deux ou trois Damart quand je
pars en voyage. Je vais vous en passer un. » L’autre avait
refusé.
Les journaux racontant que son ami
s’entend très bien avec le chef de l’État, Dominique
Strauss-Kahn.
Le Premier ministre ne supporte pas que
l’on puisse passer du bon temps avec le président. Il accuse de
chiracomanie des ministres qui, somme toute, sont à l’image des
Français, consultés par la Sofres : une large majorité d’entre
eux préférerait passer une bonne soirée au restaurant avec Chirac
qu’avec Jospin. Pour un peu, le chef du gouvernement parlerait de
collusion ou d’intelligence avec l’ennemi.
Car il est en guerre, Jospin voulait
sans cesse avoir le dernier mot. J’ai souvent vu, chose
inimaginable sous la présidence de Mitterrand, le Premier ministre
reprendre la parole après le chef de l’État. »
Après la mise en place de l’euro qui se
passe beaucoup mieux que prévu, le président commente :
« C’est un beau succès. » Jospin le coupe :
« C’est un grand succès du gouvernement. Le ministre de
l’Économie va nous dire pourquoi.
— Soit, embraye Chirac. Ce succès est
l’œuvre du gouvernement. Il est aussi l’œuvre du pays. »
« Autour de la table du conseil,
raconte Lang, il y avait un drôle de climat. Jospin se comportait
en président et Chirac laissait courir avec une longue patience et,
dans les yeux, une lueur d’ironie qui disait : “Cause
toujours.” »
Au fil des ans, il apparaît que François
Hollande, le premier secrétaire du PS : « Le peuple ne
peut pas redonner sa chance à Chirac. C’est impossible. Si c’était
le cas, ça voudrait dire qu’il ne me mérite pas. »
Aveu stupéfiant. Les deux hommes se
méprisent l’un l’autre. Mais Jospin s’estime trop. Il est vrai que
Chirac ne donne pas le meilleur de lui-même, ces temps-ci :
« J’en prends tellement plein la gueule que je me suis mis aux
abris, dit-il[4]. Quand il y a une tempête,
il n’y a pas cent solutions, il faut se retirer dans sa grotte et
attendre des jours meilleurs. Actuellement, la droite n’a pas les
forces nécessaires pour se redresser. Les vents soufflent à cent
dix kilomètres par heure. Ce n’est pas le moment de sortir dehors
avec son chapeau de paille... »