37
Crise de nerfs
« Les trois quarts des folies ne sont que des sottises. »
Chamfort
La meilleure façon de paraître génial est d’être inintelligible. Ce vieil adage est encore confirmé par l’affaire de la dissolution. La décision du chef de l’État est si absurde qu’elle semble clairvoyante pour une grande partie de la classe politique. Les bons éditorialistes ont applaudi et rares sont les fortes têtes qui, dans le premier cercle de Chirac, se sont élevés contre cette extravagance.
D’abord, Dominique de Villepin, après que le secrétaire général de l’Élysée eut appris que le conseiller en communication du président ne défendait pas la dissolution auprès des journalistes. Pour un peu, il se ferait accuser de forfaiture. En attendant, il a droit à quelques noms d’oiseaux.
Pilhan[1] : « C’est vrai qu’en l’état actuel des choses, il y a gros à parier que les élections législatives de 1998 auraient été perdues par la droite. Mais elle gardait une chance. Maintenant, elle n’en a aucune. Bien sûr, le président reprend l’initiative et crée la surprise mais il va rapidement s’apercevoir que le rapport de forces n’est pas en sa faveur. Qu’il n’a pas de thème de campagne. Que le Premier ministre, qu’il veut confirmer, est très impopulaire.
— Comment, alors, en est-on arrivé là ?
— Parce qu’on ne peut pas discuter avec Chirac. Il est sympathique, intelligent, travailleur, chaleureux, tout ce qu’on veut, mais rien ni personne ne peut le faire changer d’avis. Une tête de lard. Et pour ne rien arranger, il vit en vase clos. »
Alain Juppé le sonde en février, le ministre de l’Équipement explose : « Vous n’allez pas faire cette folie ! C’est une arme que le président utilise en cas de crise grave, pas un instrument pour faire des opérations politiques ! »
Sur quoi, Li Peng s’étonne de la dissolution auprès du président.
Chirac répond : « Mon gouvernement a bien travaillé pendant un an mais depuis plusieurs mois, il se heurte à un mur, il fait du surplace. J’ai besoin qu’il soit en phase avec l’opinion publique et la société civile.
— Il y a un risque, observe Li Peng .
— Je l’assume. »
Dans l’avion du retour, Bernard Pons fait du mauvais esprit. « La sagesse chinoise a du bon. C’est vrai que tu as pris un risque. Et tu vas voir le résultat, tu ne seras pas déçu.
— Mais je ne pouvais pas faire autrement, proteste le chef de l’État. Jean-Pierre Denis et toutes les personnes en qui j’ai confiance me disent qu’on ne pourra pas boucler le budget en 1998.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? As-tu déjà vu un gouvernement qui n’arrive pas à boucler son budget ? Ridicule ! »
En colère aussi, François Fillon. Ministre de la Poste et des Télécommunications, il était prévu dans ce même voyage en Chine. Après qu’il lui a dit que sa place était dans sa circonscription, le chef de l’État a haussé les épaules : « Allons, tu seras élu au premier tour et on aura cent sièges d’avance. »
de Gaulle pouvait dissoudre. Il avait la rue contre lui. En 1981 et en 1988, Mitterrand pouvait aussi dissoudre. Il avait l’Assemblée nationale contre lui. Toi, tu n’as pas le droit. »
Après ce cours express du professeur Mazeaud, c’est l’ami et le politique qui parle et prend le président par la veste, tant il a du mal à se contrôler : « Tu commets une faute, Jacques, une lourde faute. Je devrais te mettre mon poing dans la gueule. »
Deux ou trois autres grandes figures du RPR sont déchaînées contre cette dissolution. Notamment, Alain Juppé, venu lui rendre visite, que la droite l’emportera avec « cinquante députés d’avance ».
À gauche, on est souvent sur la même ligne que le « microcosme ». Qu’importe s’il se trompe tout le temps, ses prédictions consistant toujours à répéter les sondages du jour. Pour un peu, on dirait : « Chirac a bien joué. Bravo l’artiste ! » Quelques exceptions toutefois. D’abord, Laurent Joffrin aussi, qui écrit dans Libération : « Rarement dans son histoire la gauche avait trouvé devant elle un terrain électoral aussi favorable[2]. »
La petite embellie des sondages, qui avait précipité la décision de Chirac, ne dure pas. Le chef de l’État voulait croire que la gauche était « à ramasser, idéologiquement par terre » mais après quinze jours de campagne, elle talonne la droite. Lionel Jospin, son chef de file, fait une campagne pugnace avec des formules qui font mouche, du genre : « Je lance un avis de recherche. Où est le programme RPR-UDF ? »
Les résultats du premier tour, le 25 mai, constituent un désaveu sans appel pour la majorité : avec 36 % des suffrages, elle est tombée à son niveau le plus bas depuis le début de la Ve République, tandis que la gauche recueille 42 % et le Front national près de 15 %.
Que faire pour empêcher le naufrage de la droite qui s’annonce au second tour ? La politique et la navigation obéissent aux mêmes règles. Il faut, d’abord, se délester des poids morts, et puis changer de cap. Jacques Chirac n’hésite pas une seconde. Comme dit le proverbe auvergnat, « il faut savoir sacrifier son chien pour sauver sa tête ».
Ces dernières semaines, le chef de l’État appelait Alain Juppé jusqu’à quatre fois par jour pour le câliner, le bichonner et lui tenir à peu près ce langage : « Tenez bon, Alain. Ne vous en faites pas, ça passera. En politique, on finit toujours par l’emporter quand on ne se laisse pas déstabiliser. N’écoutez personne, continuez à avancer et vous verrez, ça s’arrangera. » Parfois, il avait l’impression de porter le squelette du Premier ministre en faisant croire qu’il était vivant.
Au lendemain du premier tour, plus question de faire du sentiment. Il convoque Dominique de Villepin qui, en principe, a deux loyautés, s’il n’a pas oublié que le maire de Bordeaux lui a mis le pied à l’étrier.
Jacques Chirac fait tout à trac un petit discours qu’il semble avoir appris par cœur : « Alain, ce n’est plus possible, vous voyez bien. On va dans le mur. Il va falloir faire autrement. »
Alain Juppé réagit avec dignité en répondant qu’il lui avait déjà proposé, à plusieurs reprises, de « rendre son tablier ».
Après quoi, de retour à Matignon, le Premier ministre annonce qu’il quittera ses fonctions au lendemain du second tour. Même s’il continue de s’afficher comme « chef de la droite », il doit s’éclipser pour laisser la place à Philippe Seguin, devenu l’homme providentiel de la majorité sortante.
L’humiliation suprême. « Juppé des années plus tard, a sans doute été à l’origine de mes seules occasions de friction avec Chirac qui voulait toujours lui donner des gages, comme s’il en avait peur[3]. »
Après cette rupture du 26 mai, il n’y aura pourtant pas l’ombre d’une brouille entre les deux hommes. Au contraire, l’échec de ce début de mandat présidentiel semble avoir resserré les liens entre les deux hommes.
Écoutons encore Juppé : « Chirac aime se dévaloriser. Quand on parle, il dit souvent : “Vous qui êtes plus intelligent que moi...” Mais j’ai beaucoup d’admiration pour lui. D’abord, à cause de sa mécanique intellectuelle qui lui permet d’assimiler tout très vite. Ensuite, à cause de son attention à autrui, de sa vraie générosité et de ses qualités de cœur. Enfin, à cause de son goût du métier politique et toute l’énergie qu’il met pour l’exercer. Il se meut avec tellement d’allant. »
Il ne se reconnaît qu’une seule divergence politique avec Chirac : « Je n’ai pas digéré son discours de la campagne de 1995, sur les élites coupées du peuple. S’il y a un clivage dans ce pays, un vrai, c’est entre les riches et les pauvres[4]. »
Juppé reconnaît qu’il ne fait pas partie des intimes de Chirac : « Nous ne sommes jamais allés très loin dans le domaine extra-politique. » Mais il y a quelque chose de fusionnel entre eux, que rien ne peut briser. Ni le temps ni même l’exercice du pouvoir.
1-
Entretien avec l’auteur, le 16 mai 1997.
2-
Le 22 avril 1997.
3-
Entretien avec l’auteur, le 4 avril 2005.
4-
Entretien avec l’auteur, le 18 novembre 1996.
La Tragédie du Président
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