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Crise de nerfs
« Les trois quarts des folies ne
sont que des sottises. »
Chamfort
La meilleure façon de paraître génial
est d’être inintelligible. Ce vieil adage est encore confirmé par
l’affaire de la dissolution. La décision du chef de l’État est si
absurde qu’elle semble clairvoyante pour une grande partie de la
classe politique. Les bons éditorialistes ont applaudi et rares
sont les fortes têtes qui, dans le premier cercle de Chirac, se
sont élevés contre cette extravagance.
D’abord, Dominique de Villepin,
après que le secrétaire général de l’Élysée eut appris que le
conseiller en communication du président ne défendait pas la
dissolution auprès des journalistes. Pour un peu, il se ferait
accuser de forfaiture. En attendant, il a droit à quelques noms
d’oiseaux.
Pilhan[1] : « C’est vrai qu’en l’état actuel
des choses, il y a gros à parier que les élections législatives
de 1998 auraient été perdues par la droite. Mais elle gardait
une chance. Maintenant, elle n’en a aucune. Bien sûr, le président
reprend l’initiative et crée la surprise mais il va rapidement
s’apercevoir que le rapport de forces n’est pas en sa faveur. Qu’il
n’a pas de thème de campagne. Que le Premier ministre, qu’il veut
confirmer, est très impopulaire.
— Comment, alors, en est-on arrivé
là ?
— Parce qu’on ne peut pas discuter avec
Chirac. Il est sympathique, intelligent, travailleur, chaleureux,
tout ce qu’on veut, mais rien ni personne ne peut le faire changer
d’avis. Une tête de lard. Et pour ne rien arranger, il vit en vase
clos. »
Alain Juppé le sonde en février, le
ministre de l’Équipement explose : « Vous n’allez pas
faire cette folie ! C’est une arme que le président utilise en
cas de crise grave, pas un instrument pour faire des opérations
politiques ! »
Sur quoi, Li Peng s’étonne de la
dissolution auprès du président.
Chirac répond : « Mon
gouvernement a bien travaillé pendant un an mais depuis plusieurs
mois, il se heurte à un mur, il fait du surplace. J’ai besoin qu’il
soit en phase avec l’opinion publique et la société civile.
— Il y a un risque, observe Li Peng
.
— Je l’assume. »
Dans l’avion du retour, Bernard Pons
fait du mauvais esprit. « La sagesse chinoise a du bon. C’est
vrai que tu as pris un risque. Et tu vas voir le résultat, tu ne
seras pas déçu.
— Mais je ne pouvais pas faire
autrement, proteste le chef de l’État. Jean-Pierre Denis et toutes
les personnes en qui j’ai confiance me disent qu’on ne pourra pas
boucler le budget en 1998.
— Qu’est-ce que c’est que cette
histoire ? As-tu déjà vu un gouvernement qui n’arrive pas à
boucler son budget ? Ridicule ! »
En colère aussi, François Fillon.
Ministre de la Poste et des Télécommunications, il était prévu dans
ce même voyage en Chine. Après qu’il lui a dit que sa place était
dans sa circonscription, le chef de l’État a haussé les
épaules : « Allons, tu seras élu au premier tour et on
aura cent sièges d’avance. »
de Gaulle pouvait dissoudre. Il avait la
rue contre lui. En 1981 et en 1988, Mitterrand pouvait
aussi dissoudre. Il avait l’Assemblée nationale contre lui. Toi, tu
n’as pas le droit. »
Après ce cours express du professeur
Mazeaud, c’est l’ami et le politique qui parle et prend le
président par la veste, tant il a du mal à se contrôler :
« Tu commets une faute, Jacques, une lourde faute. Je devrais
te mettre mon poing dans la gueule. »
Deux ou trois autres grandes figures du
RPR sont déchaînées contre cette dissolution. Notamment, Alain
Juppé, venu lui rendre visite, que la droite l’emportera avec
« cinquante députés d’avance ».
À gauche, on est souvent sur la même
ligne que le « microcosme ». Qu’importe s’il se trompe
tout le temps, ses prédictions consistant toujours à répéter les
sondages du jour. Pour un peu, on dirait : « Chirac a
bien joué. Bravo l’artiste ! » Quelques exceptions
toutefois. D’abord, Laurent Joffrin aussi, qui écrit dans
Libération : « Rarement dans
son histoire la gauche avait trouvé devant elle un terrain
électoral aussi favorable[2]. »
La petite embellie des sondages, qui
avait précipité la décision de Chirac, ne dure pas. Le chef de
l’État voulait croire que la gauche était « à ramasser,
idéologiquement par terre » mais après quinze jours de
campagne, elle talonne la droite. Lionel Jospin, son chef de file,
fait une campagne pugnace avec des formules qui font mouche, du
genre : « Je lance un avis de recherche. Où est le
programme RPR-UDF ? »
Les résultats du premier tour, le
25 mai, constituent un désaveu sans appel pour la
majorité : avec 36 % des suffrages, elle est tombée à son
niveau le plus bas depuis le début de la Ve République, tandis que la gauche recueille
42 % et le Front national près de 15 %.
Que faire pour empêcher le naufrage de
la droite qui s’annonce au second tour ? La politique et la
navigation obéissent aux mêmes règles. Il faut, d’abord, se
délester des poids morts, et puis changer de cap. Jacques Chirac
n’hésite pas une seconde. Comme dit le proverbe auvergnat,
« il faut savoir sacrifier son chien pour sauver sa
tête ».
Ces dernières semaines, le chef de
l’État appelait Alain Juppé jusqu’à quatre fois par jour pour le
câliner, le bichonner et lui tenir à peu près ce langage :
« Tenez bon, Alain. Ne vous en faites pas, ça passera. En
politique, on finit toujours par l’emporter quand on ne se laisse
pas déstabiliser. N’écoutez personne, continuez à avancer et vous
verrez, ça s’arrangera. » Parfois, il avait l’impression de
porter le squelette du Premier ministre en faisant croire qu’il
était vivant.
Au lendemain du premier tour, plus
question de faire du sentiment. Il convoque Dominique
de Villepin qui, en principe, a deux loyautés, s’il n’a
pas oublié que le maire de Bordeaux lui a mis le pied à
l’étrier.
Jacques Chirac fait tout à trac un petit
discours qu’il semble avoir appris par cœur : « Alain, ce
n’est plus possible, vous voyez bien. On va dans le mur. Il va
falloir faire autrement. »
Alain Juppé réagit avec dignité en
répondant qu’il lui avait déjà proposé, à plusieurs reprises, de
« rendre son tablier ».
Après quoi, de retour à Matignon, le
Premier ministre annonce qu’il quittera ses fonctions au lendemain
du second tour. Même s’il continue de s’afficher comme « chef
de la droite », il doit s’éclipser pour laisser la place à
Philippe Seguin, devenu l’homme providentiel de la majorité
sortante.
L’humiliation suprême. « Juppé des
années plus tard, a sans doute été à l’origine de mes seules
occasions de friction avec Chirac qui voulait toujours lui donner
des gages, comme s’il en avait peur[3]. »
Après cette rupture du 26 mai, il
n’y aura pourtant pas l’ombre d’une brouille entre les deux hommes.
Au contraire, l’échec de ce début de mandat présidentiel semble
avoir resserré les liens entre les deux hommes.
Écoutons encore Juppé :
« Chirac aime se dévaloriser. Quand on parle, il dit
souvent : “Vous qui êtes plus intelligent que moi...” Mais
j’ai beaucoup d’admiration pour lui. D’abord, à cause de sa
mécanique intellectuelle qui lui permet d’assimiler tout très vite.
Ensuite, à cause de son attention à autrui, de sa vraie générosité
et de ses qualités de cœur. Enfin, à cause de son goût du métier
politique et toute l’énergie qu’il met pour l’exercer. Il se meut
avec tellement d’allant. »
Il ne se reconnaît qu’une seule
divergence politique avec Chirac : « Je n’ai pas digéré
son discours de la campagne de 1995, sur les élites coupées du
peuple. S’il y a un clivage dans ce pays, un vrai, c’est entre les
riches et les pauvres[4]. »
Juppé reconnaît qu’il ne fait pas partie
des intimes de Chirac : « Nous ne sommes jamais allés
très loin dans le domaine extra-politique. » Mais il y a
quelque chose de fusionnel entre eux, que rien ne peut briser. Ni
le temps ni même l’exercice du pouvoir.