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Poisson d’avril
« La ruse la mieux ourdie
peut nuire à son inventeur. »
La Fontaine
Il ne faut jamais être le premier de la
classe. Enfin, en France. On se retrouve couvert de diplômes autant
que d’horions : Juppé n’a jamais eu la vocation au martyre.
Trop sûr de lui, il est aussi trop coincé, trop maigre, trop
technocrate, trop intelligent, trop cumulard. Il n’a pas non plus
la manière.
Au fil des mois, Raymond Barre :
« Nous sommes en cure, en train de remettre de l’ordre dans
nos affaires, et nous en avons grand besoin. » Les Français
sont convaincus, dans leur majorité, que si tout va mal, c’est la
faute du Premier ministre, du « franc fort » et de
l’Europe qui impose les critères de Maastricht sur notre politique
budgétaire.
Lui-même n’est pas loin de penser que si
tout va mal, c’est la faute aux Français. Un jour de découragement,
Juppé confie ainsi à l’auteur : « On ne peut rien faire
avec ce pays. Il se gargarise de réformisme, mais il ne supporte
pas le changement, même quand il est nécessaire. C’est un peuple
conservateur et frileux, crispé sur son passé. Il se met à hurler
dès que je fais un geste. Maintenant, il faudrait un miracle pour
que je réussisse[1]. »
On pourrait reprocher à Juppé de ne pas
procéder assez vite à l’assainissement des finances
publiques et de l’État-providence : de ce point de vue, la
France prend du retard par rapport aux grands pays industrialisés.
Mais les Français estiment déjà que le Premier ministre en fait
trop. Ils ne se rendent pas compte qu’ils dégringolent une pente
que le monde entier, au même moment, est en train de
remonter.
Si un particulier s’inspirait de la
gestion de la France pour celle de ses finances personnelles, il
finirait en prison. Le pays n’est pas à découvert ; il est en
quasi-faillite. Sa dette, qui représentait moins d’un quart du PIB
il y a dix ans, culmine alors à 42 %. L’intérêt de cette
dette, qui représentait 5 % du produit des impôts
en 1980, s’élève désormais à 20 %. La Grèce ou l’Italie
font pire mais ce n’est pas une excuse. Comme elles, nous vivons en
plein délire, comptant sur les générations futures pour régler nos
ardoises.
Le « modèle français » est en
marche : une société à irresponsabilité illimitée qui bat des
records en matière de prélèvements obligatoires (45 % du PIB)
et où la part de l’emploi public dans l’emploi total (24 %)
est l’une des plus élevées du monde industrialisé, loin devant les
États-Unis (15,4 %), l’Allemagne (16 %), le Royaume-Uni
(14,9 %) ou même l’Italie (17,9 %).
C’est bien à ce « modèle
français » que Juppé entend s’attaquer pour donner tort à
l’homme qui écrivait à propos de ses contemporains : « Je
tremble, je le confesse, qu’ils ne se laissent enfin si bien
posséder par un lâche amour des jouissances présentes, que
l’intérêt de leur propre avenir et celui de leurs descendants
disparaissent et qu’ils aiment rien mieux que suivre mollement le
cours de leur destinée que de faire au besoin un soudain et
énergique effort pour le redresser[2]. »
Mais pour gouverner et réformer, il faut
être suivi par son pays. Le chef du gouvernement a fini par le
dresser contre lui. Pour un peu, le Premier ministre donnerait
raison au député-maire UDF d’Issy-les-Moulineaux, Alain Juppé
continue à baisser comme ça dans les sondages, il va finir par
trouver du pétrole. »
Alain Juppé avait tout pour réussir. Il
ne lui a manqué que la réussite. Il fait donc du surplace, tandis
que Jacques Chirac, lui, fait le mort.
Pendant les derniers mois de l’année
1996, le chef de l’État s’est mis en immersion profonde. Il a, pour
ainsi dire, disparu et n’est réapparu que le 12 décembre
à la télévision, pour annoncer une grande réforme de la justice,
alors que le déballage d’« affaires » à répétitions
transforme le débat politique en poubelle puante. Une société qui
cède au vertige de la « traque médiatique » est une
société qui ne se respecte pas. La France ne se respecte pas, ces
temps-ci. Pour preuve, le procès honteux qui est alors fait à
Laurent Fabius à propos du sang contaminé. Son crime : avoir
été Premier ministre au moment de l’apparition du sida en France.
Il est donc responsable de tout. Et, cela va de soi, coupable.
Condamné même avant d’être jugé. Chirac déclare, ce jour-là, qu’il
entend faire respecter la présomption d’innocence et qu’il envisage
de rendre le parquet indépendant du ministère de la Justice, afin
d’en finir avec les « soupçons » sur les interventions du
pouvoir.
En petit comité, le chef de l’État est
déchaîné contre les juges qui, depuis quelque temps, lui cherchent
des noises sur plusieurs affaires concernant la mairie de Paris.
« Ils veulent ma peau, éructe-t-il. Ils veulent la peau de
tous les hommes politiques. Je ne sais s’ils veulent foutre en
l’air la société ou simplement s’attaquer à tout ce qui brille dans
le pays et aux têtes qui dépassent. En tout cas, le résultat est le
même. Ces olibrius, prêts à tout pour avoir leur photo dans le
journal, créent un climat détestable en filant tous leurs dossiers
à la presse, au mépris de la présomption d’innocence. Ils ne font
pas le jeu de la gauche, contrairement à ce qu’on raconte. Ils font
le jeu de Le Pen[3]. »
Sans doute une réforme de la justice
s’impose-t-elle, mais on ne voit pas comment le président pourrait
la mener à bien. Son gouvernement a les pieds dans le béton et le
béton est sec. Chirac a juste parlé pour parler. Pour montrer qu’il
pouvait encore garder l’initiative. Pour se rappeler au souvenir
des Français qui ne croient plus en lui. Mais il a la tête
ailleurs. Juppé aussi.
Selon les experts du ministère des
Finances, il manque plus de 50 milliards pour boucler le
prochain budget et le Premier ministre n’entend pas procéder à de
nouveaux prélèvements fiscaux. Que faire ? Eh bien, réduire
les dépenses publiques. Par exemple, en ne renouvelant pas tous les
départs à la retraite dans la fonction publique. Mais ce sera
encore une épreuve de force.
Quelques semaines plus tôt, lors de leur
traditionnelle rencontre du mercredi, avant le Conseil des
ministres, le Premier ministre a tenu à peu près ce discours devant
le chef de l’État :
« La situation économique ne se
redresse pas. Sur le plan politique, c’est encore pire. Ma
popularité atteint des fonds abyssaux. Il me semble que vous devez
en tirer les conséquences et rechercher un autre cheval pour mener
la campagne des législatives de 1998.
— Non, a répondu Chirac. Le Premier
ministre doit rester tout au long du mandat du président. C’est ma
conception. J’entends l’appliquer avec vous. »
Alors, Juppé :
« En ce cas, il faudra trouver un
moyen de remonter sur notre cheval. »
Il a bien dit « notre
cheval », tant il est vrai que les deux hommes jouent
collectif. Jamais, dans l’histoire de la Ve République, ne se sont déroulés autant de
petits-déjeuners à quatre plus ou moins informels, entre le
président, son secrétaire général, le Premier ministre et son
directeur de cabinet. C’est là, entre la brioche et le croissant,
dans le bureau du secrétaire général de l’Élysée, que Jacques
Chirac, Maurice Gourdault-Montagne refont le monde et la France.
C’est là aussi qu’a mûri l’incroyable idée de la dissolution.
« À la fin de 1996, se
souvient Madelin n’avait rien arrangé. Ni l’éviction des
“juppettes”. Après le débat sur les régimes sociaux des retraites
et la réforme de l’assurance-maladie, avec la colère des médecins,
mon compte était bon. On pouvait dire que j’avais coulé. Je
désespérais de refaire surface. Je me disais que je ne me
remettrais jamais de tout ça[4]. »
À moins d’un électrochoc. Juppé. À un
poste bien en vue et à sa mesure, comme l’Économie et les Finances,
il le rééquilibrerait avantageusement à droite en rabibochant, dans
la foulée, le pouvoir et les chefs d’entreprise.
Quand Alain Juppé parle de son projet au
président, l’autre se fait une tête de sphinx, puis, après un
instant de réflexion, laisse tomber :
« Oui, c’est une bonne idée. Mais
ne vaudrait-il pas mieux dissoudre ? »
Qu’on ne croie pas que Jacques Chirac
veuille dissoudre afin d’éviter Valéry Giscard d’Estaing, il
réclamait des élections législatives anticipées sous prétexte que
« s’accréditait petit à petit l’idée que la majorité ne
représentait plus la majorité des électeurs du pays ». C’est
le refus présidentiel de dissoudre qui avait motivé, du moins
officiellement, sa décision de démissionner, à grand fracas, de
Matignon.
Faut-il, alors, accabler Chirac, seul,
pour la dissolution de l’Assemblée nationale, le
21 avril 1997 ? L’idée était dans l’air depuis
longtemps déjà. Pendant sa campagne présidentielle, Jacques Chirac
s’était engagé à ne pas dissoudre l’Assemblée nationale et ç’avait
été l’une des rares promesses qu’il avait jusqu’à présent tenue.
Mais le 3 décembre 1995, déjà, alors que le plan Charles
Millon, deux membres du gouvernement avaient avancé publiquement la
menace d’une dissolution. Et le 21 juin 1996,
Le Figaro évoquait, dans un
article prophétique[5],
cette « hypothèse à risques pour la majorité » :
« Malgré les démentis de l’Élysée et de Matignon, les
propagateurs de rumeurs sur un possible bouleversement du
calendrier électoral ne désarment pas. »
Avant de réapparaître dans Libération, le 3 avril 1997, l’idée avait
beaucoup de partisans dans la majorité. Notamment chez les
balladuriens qui voyaient là l’occasion de revenir aux affaires,
après un changement de donne. Le chef de l’État n’a donc pas
inventé tout seul ce « poisson d’avril ». Ses parents ont
même été nombreux. Aujourd’hui, le président entend assumer seul sa
« connerie ». Gourdault-Montagne et moi. »
Ce sera l’un des plus grands fiascos
politiques des dernières décennies. Un cas d’école. « La
moindre de nos erreurs, observe Juppé, n’est pas d’avoir été
incapables de donner un sens à la dissolution. On aurait dû dire
plus clairement la vérité, à savoir qu’on voulait à tout prix
participer à l’Europe monétaire, ce qui exigeait de respecter les
critères de Maastricht. Donc de ramener le déficit budgétaire à
3 % du PIB après que je l’eus ramené de 5,6 %, quand je
suis arrivé à Matignon, à 3,6 % cette année-là. L’effort
n’était pas si considérable, mais une politique de rigueur était
indispensable si l’on voulait respecter notre engagement européen.
On voulait un mandat pour ça, c’est-à-dire pour l’Europe. Mais on
n’a pas été fichus de l’expliquer et les Français n’ont rien
compris à ce qu’on faisait. Ils ont cru que cette dissolution était
une manœuvre politicienne[6]. »
Mais n’était-ce pas cela
aussi ?