36
Poisson d’avril
« La ruse la mieux ourdie
peut nuire à son inventeur. »
La Fontaine
Il ne faut jamais être le premier de la classe. Enfin, en France. On se retrouve couvert de diplômes autant que d’horions : Juppé n’a jamais eu la vocation au martyre. Trop sûr de lui, il est aussi trop coincé, trop maigre, trop technocrate, trop intelligent, trop cumulard. Il n’a pas non plus la manière.
Au fil des mois, Raymond Barre : « Nous sommes en cure, en train de remettre de l’ordre dans nos affaires, et nous en avons grand besoin. » Les Français sont convaincus, dans leur majorité, que si tout va mal, c’est la faute du Premier ministre, du « franc fort » et de l’Europe qui impose les critères de Maastricht sur notre politique budgétaire.
Lui-même n’est pas loin de penser que si tout va mal, c’est la faute aux Français. Un jour de découragement, Juppé confie ainsi à l’auteur : « On ne peut rien faire avec ce pays. Il se gargarise de réformisme, mais il ne supporte pas le changement, même quand il est nécessaire. C’est un peuple conservateur et frileux, crispé sur son passé. Il se met à hurler dès que je fais un geste. Maintenant, il faudrait un miracle pour que je réussisse[1]. »
On pourrait reprocher à Juppé de ne pas procéder assez vite à l’assainissement des finances publiques et de l’État-providence : de ce point de vue, la France prend du retard par rapport aux grands pays industrialisés. Mais les Français estiment déjà que le Premier ministre en fait trop. Ils ne se rendent pas compte qu’ils dégringolent une pente que le monde entier, au même moment, est en train de remonter.
Si un particulier s’inspirait de la gestion de la France pour celle de ses finances personnelles, il finirait en prison. Le pays n’est pas à découvert ; il est en quasi-faillite. Sa dette, qui représentait moins d’un quart du PIB il y a dix ans, culmine alors à 42 %. L’intérêt de cette dette, qui représentait 5 % du produit des impôts en 1980, s’élève désormais à 20 %. La Grèce ou l’Italie font pire mais ce n’est pas une excuse. Comme elles, nous vivons en plein délire, comptant sur les générations futures pour régler nos ardoises.
Le « modèle français » est en marche : une société à irresponsabilité illimitée qui bat des records en matière de prélèvements obligatoires (45 % du PIB) et où la part de l’emploi public dans l’emploi total (24 %) est l’une des plus élevées du monde industrialisé, loin devant les États-Unis (15,4 %), l’Allemagne (16 %), le Royaume-Uni (14,9 %) ou même l’Italie (17,9 %).
C’est bien à ce « modèle français » que Juppé entend s’attaquer pour donner tort à l’homme qui écrivait à propos de ses contemporains : « Je tremble, je le confesse, qu’ils ne se laissent enfin si bien posséder par un lâche amour des jouissances présentes, que l’intérêt de leur propre avenir et celui de leurs descendants disparaissent et qu’ils aiment rien mieux que suivre mollement le cours de leur destinée que de faire au besoin un soudain et énergique effort pour le redresser[2]. »
Mais pour gouverner et réformer, il faut être suivi par son pays. Le chef du gouvernement a fini par le dresser contre lui. Pour un peu, le Premier ministre donnerait raison au député-maire UDF d’Issy-les-Moulineaux, Alain Juppé continue à baisser comme ça dans les sondages, il va finir par trouver du pétrole. »
Alain Juppé avait tout pour réussir. Il ne lui a manqué que la réussite. Il fait donc du surplace, tandis que Jacques Chirac, lui, fait le mort.
Pendant les derniers mois de l’année 1996, le chef de l’État s’est mis en immersion profonde. Il a, pour ainsi dire, disparu et n’est réapparu que le 12 décembre à la télévision, pour annoncer une grande réforme de la justice, alors que le déballage d’« affaires » à répétitions transforme le débat politique en poubelle puante. Une société qui cède au vertige de la « traque médiatique » est une société qui ne se respecte pas. La France ne se respecte pas, ces temps-ci. Pour preuve, le procès honteux qui est alors fait à Laurent Fabius à propos du sang contaminé. Son crime : avoir été Premier ministre au moment de l’apparition du sida en France. Il est donc responsable de tout. Et, cela va de soi, coupable. Condamné même avant d’être jugé. Chirac déclare, ce jour-là, qu’il entend faire respecter la présomption d’innocence et qu’il envisage de rendre le parquet indépendant du ministère de la Justice, afin d’en finir avec les « soupçons » sur les interventions du pouvoir.
En petit comité, le chef de l’État est déchaîné contre les juges qui, depuis quelque temps, lui cherchent des noises sur plusieurs affaires concernant la mairie de Paris. « Ils veulent ma peau, éructe-t-il. Ils veulent la peau de tous les hommes politiques. Je ne sais s’ils veulent foutre en l’air la société ou simplement s’attaquer à tout ce qui brille dans le pays et aux têtes qui dépassent. En tout cas, le résultat est le même. Ces olibrius, prêts à tout pour avoir leur photo dans le journal, créent un climat détestable en filant tous leurs dossiers à la presse, au mépris de la présomption d’innocence. Ils ne font pas le jeu de la gauche, contrairement à ce qu’on raconte. Ils font le jeu de Le Pen[3]. »
Sans doute une réforme de la justice s’impose-t-elle, mais on ne voit pas comment le président pourrait la mener à bien. Son gouvernement a les pieds dans le béton et le béton est sec. Chirac a juste parlé pour parler. Pour montrer qu’il pouvait encore garder l’initiative. Pour se rappeler au souvenir des Français qui ne croient plus en lui. Mais il a la tête ailleurs. Juppé aussi.
Selon les experts du ministère des Finances, il manque plus de 50 milliards pour boucler le prochain budget et le Premier ministre n’entend pas procéder à de nouveaux prélèvements fiscaux. Que faire ? Eh bien, réduire les dépenses publiques. Par exemple, en ne renouvelant pas tous les départs à la retraite dans la fonction publique. Mais ce sera encore une épreuve de force.
Quelques semaines plus tôt, lors de leur traditionnelle rencontre du mercredi, avant le Conseil des ministres, le Premier ministre a tenu à peu près ce discours devant le chef de l’État :
« La situation économique ne se redresse pas. Sur le plan politique, c’est encore pire. Ma popularité atteint des fonds abyssaux. Il me semble que vous devez en tirer les conséquences et rechercher un autre cheval pour mener la campagne des législatives de 1998.
— Non, a répondu Chirac. Le Premier ministre doit rester tout au long du mandat du président. C’est ma conception. J’entends l’appliquer avec vous. »
Alors, Juppé :
« En ce cas, il faudra trouver un moyen de remonter sur notre cheval. »
Il a bien dit « notre cheval », tant il est vrai que les deux hommes jouent collectif. Jamais, dans l’histoire de la Ve République, ne se sont déroulés autant de petits-déjeuners à quatre plus ou moins informels, entre le président, son secrétaire général, le Premier ministre et son directeur de cabinet. C’est là, entre la brioche et le croissant, dans le bureau du secrétaire général de l’Élysée, que Jacques Chirac, Maurice Gourdault-Montagne refont le monde et la France. C’est là aussi qu’a mûri l’incroyable idée de la dissolution.
« À la fin de 1996, se souvient Madelin n’avait rien arrangé. Ni l’éviction des “juppettes”. Après le débat sur les régimes sociaux des retraites et la réforme de l’assurance-maladie, avec la colère des médecins, mon compte était bon. On pouvait dire que j’avais coulé. Je désespérais de refaire surface. Je me disais que je ne me remettrais jamais de tout ça[4]. »
À moins d’un électrochoc. Juppé. À un poste bien en vue et à sa mesure, comme l’Économie et les Finances, il le rééquilibrerait avantageusement à droite en rabibochant, dans la foulée, le pouvoir et les chefs d’entreprise.
Quand Alain Juppé parle de son projet au président, l’autre se fait une tête de sphinx, puis, après un instant de réflexion, laisse tomber :
« Oui, c’est une bonne idée. Mais ne vaudrait-il pas mieux dissoudre ? »
Qu’on ne croie pas que Jacques Chirac veuille dissoudre afin d’éviter Valéry Giscard d’Estaing, il réclamait des élections législatives anticipées sous prétexte que « s’accréditait petit à petit l’idée que la majorité ne représentait plus la majorité des électeurs du pays ». C’est le refus présidentiel de dissoudre qui avait motivé, du moins officiellement, sa décision de démissionner, à grand fracas, de Matignon.
Faut-il, alors, accabler Chirac, seul, pour la dissolution de l’Assemblée nationale, le 21 avril 1997 ? L’idée était dans l’air depuis longtemps déjà. Pendant sa campagne présidentielle, Jacques Chirac s’était engagé à ne pas dissoudre l’Assemblée nationale et ç’avait été l’une des rares promesses qu’il avait jusqu’à présent tenue. Mais le 3 décembre 1995, déjà, alors que le plan Charles Millon, deux membres du gouvernement avaient avancé publiquement la menace d’une dissolution. Et le 21 juin 1996, Le Figaro évoquait, dans un article prophétique[5], cette « hypothèse à risques pour la majorité » : « Malgré les démentis de l’Élysée et de Matignon, les propagateurs de rumeurs sur un possible bouleversement du calendrier électoral ne désarment pas. »
Avant de réapparaître dans Libération, le 3 avril 1997, l’idée avait beaucoup de partisans dans la majorité. Notamment chez les balladuriens qui voyaient là l’occasion de revenir aux affaires, après un changement de donne. Le chef de l’État n’a donc pas inventé tout seul ce « poisson d’avril ». Ses parents ont même été nombreux. Aujourd’hui, le président entend assumer seul sa « connerie ». Gourdault-Montagne et moi. »
Ce sera l’un des plus grands fiascos politiques des dernières décennies. Un cas d’école. « La moindre de nos erreurs, observe Juppé, n’est pas d’avoir été incapables de donner un sens à la dissolution. On aurait dû dire plus clairement la vérité, à savoir qu’on voulait à tout prix participer à l’Europe monétaire, ce qui exigeait de respecter les critères de Maastricht. Donc de ramener le déficit budgétaire à 3 % du PIB après que je l’eus ramené de 5,6 %, quand je suis arrivé à Matignon, à 3,6 % cette année-là. L’effort n’était pas si considérable, mais une politique de rigueur était indispensable si l’on voulait respecter notre engagement européen. On voulait un mandat pour ça, c’est-à-dire pour l’Europe. Mais on n’a pas été fichus de l’expliquer et les Français n’ont rien compris à ce qu’on faisait. Ils ont cru que cette dissolution était une manœuvre politicienne[6]. »
Mais n’était-ce pas cela aussi ?
1-
Entretien avec l’auteur, le 25 septembre 1996.
2-
Alexis de Tocqueville, en 1840.
3-
Entretien avec l’auteur, le 3 juillet 1996.
4-
Entretien avec l’auteur, le 22 juin 2005.
5-
Une analyse de la politologue Colette Ysmal.
6-
Entretien avec l’auteur, le 22 juin 2005.
La Tragédie du Président
9782080689487_ident_1_1.html
9782080689487_sommaire.html
9782080689487_pre_1_2.html
9782080689487_chap_1_3_1.html
9782080689487_chap_1_3_2.html
9782080689487_chap_1_3_3.html
9782080689487_chap_1_3_4.html
9782080689487_chap_1_3_5.html
9782080689487_chap_1_3_6.html
9782080689487_chap_1_3_7.html
9782080689487_chap_1_3_8.html
9782080689487_chap_1_3_9.html
9782080689487_chap_1_3_10.html
9782080689487_chap_1_3_11.html
9782080689487_chap_1_3_12.html
9782080689487_chap_1_3_13.html
9782080689487_chap_1_3_14.html
9782080689487_chap_1_3_15.html
9782080689487_chap_1_3_16.html
9782080689487_chap_1_3_17.html
9782080689487_chap_1_3_18.html
9782080689487_chap_1_3_19.html
9782080689487_chap_1_3_20.html
9782080689487_chap_1_3_21.html
9782080689487_chap_1_3_22.html
9782080689487_chap_1_3_23.html
9782080689487_chap_1_3_24.html
9782080689487_chap_1_3_25.html
9782080689487_chap_1_3_26.html
9782080689487_chap_1_3_27.html
9782080689487_chap_1_3_28.html
9782080689487_chap_1_3_29.html
9782080689487_chap_1_3_30.html
9782080689487_chap_1_3_31.html
9782080689487_chap_1_3_32.html
9782080689487_chap_1_3_33.html
9782080689487_chap_1_3_34.html
9782080689487_chap_1_3_35.html
9782080689487_chap_1_3_36.html
9782080689487_chap_1_3_37.html
9782080689487_chap_1_3_38.html
9782080689487_chap_1_3_39.html
9782080689487_chap_1_3_40.html
9782080689487_chap_1_3_41.html
9782080689487_chap_1_3_42.html
9782080689487_chap_1_3_43.html
9782080689487_chap_1_3_44.html
9782080689487_chap_1_3_45.html
9782080689487_chap_1_3_46.html
9782080689487_chap_1_3_47.html
9782080689487_chap_1_3_48.html
9782080689487_chap_1_3_49.html
9782080689487_chap_1_3_50.html
9782080689487_chap_1_3_51.html
9782080689487_chap_1_3_52.html
9782080689487_chap_1_3_53.html
9782080689487_chap_1_3_54.html
9782080689487_chap_1_3_55.html
9782080689487_chap_1_3_56.html
9782080689487_chap_1_3_57.html
9782080689487_chap_1_3_58.html
9782080689487_chap_1_3_59.html
9782080689487_chap_1_3_60.html
9782080689487_chap_1_3_61.html
9782080689487_chap_1_3_62.html
9782080689487_chap_1_3_63.html
9782080689487_chap_1_3_64.html
9782080689487_chap_1_3_65.html
9782080689487_chap_1_3_66.html
9782080689487_chap_1_3_67.html
9782080689487_chap_1_3_68.html
9782080689487_appen_1_4.html