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Le bouc émissaire
« Il en est qui, pour avoir vu à
découvert les parties
secrètes de l’objet aimé ont été pris
d’hésitation
au moment le plus vif de leurs
transports. »
Ovide
Tout était-il perdu d’avance ?
Peut-être son plan aurait-il été adopté, si Alain Juppé avait
suivi, jusqu’au bout, les prescriptions de la
« Tsarine ». Mais il a décidé d’en finir avec les
« régimes spéciaux » des retraites dont il dénonce à tout
bout de champ l’injustice. En petit comité, bien sûr, pas en
public. Soucieux de ne pas dresser une France contre l’autre, il se
gardera jusqu’à la fin du conflit de mettre cette carte sur la
table, se privant ainsi d’un atout maître.
En 1993, Édouard Balladur a fait
passer de 37,5 à 40 ans le nombre d’années de cotisations
nécessaires aux salariés du privé pour prendre leur retraite. Deux
ans plus tard, aucun effort n’a encore été demandé aux salariés du
public. Surtout, leurs « régimes spéciaux » bénéficient
souvent de privilèges exorbitants. Les agents roulants de la SNCF,
par exemple, qui prennent leur retraite à 50 ans. Alain Juppé
estime qu’ils devraient travailler, eux aussi, deux ans et demi de
plus, sinon davantage.
C’est le bon sens. Mais tout, ensuite,
découle de là. La grève des transports publics, à la RATP et à la
SNCF. La paralysie de Paris, transformé en gigantesque
embouteillage. La généralisation des manifestations pour la défense
des services publics, qui seraient menacés par la mondialisation,
le monétarisme et la construction européenne.
Le confusionnisme qui s’empare d’une partie du pays et
qu’alimentent des politiciens dénués de scrupules, comme une
intelligentsia qui n’a pas pris la peine d’étudier ses
dossiers.
Les usagers se font une raison, qui se
recyclent dans le vélo, les rollers ou l’auto-stop. Même s’il en
rajoute, le journaliste François Caviglioli restitue assez bien
l’état d’esprit de l’époque quand il écrit, non sans humour :
« On entend peu de vitupérations [...]. Des automobiles BCBG
prennent des loubs à bord. La méfiance tombe quand les grilles du
métro se ferment. On se rend compte à quel point le métro est un
moyen de transport anti-naturel. Les Parisiens ne s’adressaient
plus la parole depuis l’ouverture, il y a cent ans, de la première
ligne de métro Vincennes-Neuilly. Ils refont connaissance[1]. »
Et Caviglioli de s’extasier :
« Paris n’est plus cette solitude peuplée dont parlait
Mauriac. Paris est devenue une foule où bat un cœur gros comme
ça. »
Il est vrai que, dans un premier temps,
les Français approuvent, à une large majorité, la grève des agents
roulants qui paralyse le pays pour garder leur retraite à
50 ans. Ce ne sont pas les marchands d’illusions qui les en
dissuaderont. Ils empruntent le cortège en marche, comme à leur
habitude et se répandent en propos lénifiants. Tandis que
Jean-Pierre Chevènement salue ce « mouvement
anti-Maastricht » qu’il compare, excusez du peu, à
mai 1968. À la faveur de cette crise sociale, la gauche fait
de la régression. Quitte, parfois, à retomber en enfance.
Pas toute la gauche. Une partie d’entre
elle a pris fait et cause pour Alain Juppé se fabriquer lui-même et
avec autant de soin un personnage de bouc émissaire alors qu’il
propose des réformes inspirées naguère par la gauche moderne. [...]
Le plan de sauvetage de la Sécurité sociale, ajoute-t-il, a frappé
par son ambition et sa cohérence[2]. »
Juppé sauvera les meubles de
l’État-providence. Ils écriront une pétition qui sera signée par
des intellectuels comme le philosophe Paul Ricœur, le sociologue
Alain Touraine ou l’historien Jacques Julliard.
Mais ce ne sont pas un article et une
pétition qui peuvent changer la donne. Le Premier ministre doit se
rendre, il est cerné. Le 5 décembre, il fait un premier pas en
annonçant qu’il n’est pas question d’aligner les régimes spéciaux
sur le régime général. Le 10, il capitule enfin en promettant
que le personnel roulant de la SNCF bénéficiera, comme par le
passé, de la retraite à 50 ans, tandis que le montant de
retraites à la SNCF et à la RATP sera calculé sur les six derniers
mois d’activité. L’État paiera.
Ainsi s’achève ce conflit saugrenu,
moitié farce, moitié psychodrame, où les Français ont pris des
vessies pour des lanternes en faisant des grévistes du service
public, accrochés à leurs privilèges des « régimes
spéciaux », les interprètes de leur peur ou de leur désespoir.
C’est dire si le pays va mal. Sans doute faut-il parler, comme le
sociologue Edgar Morin, de « mal de civilisation[3] », un mal provoqué par la nécessaire
adaptation, en période de quasi-récession, à un marché mondial qui
effraie le pays.
Tous les ferments sont là, qui ont
empoisonné ou empoisonneront la société française pendant longtemps
encore. Sa crainte du monde extérieur. Sa tentation du repli, voire
du protectionnisme. Sa volonté de revenir en arrière. Sa
conviction, non fondée, que son « modèle social » est
supérieur et qu’il faut le protéger à tout prix.
Telle est la société française, en cet
automne 1995 : casanière, podagre et passablement
revêche. Bloquée de partout, et d’abord dans la tête. Pas
réformable.
Même s’il a flanché sur un point
important, Philippe Seguin, plus nuancé, le sermonne :
« Les Français ont besoin de considération, qu’on leur parle,
qu’on les consulte. »
Il y a quelque temps, Marie-Thérèse
Boisseau, député apparenté UDF d’Ille-et-Vilaine, résumait bien le
sentiment général à l’égard de son Premier ministre quand, dans une
question écrite qu’elle posait au ministre de l’Éducation
nationale, à la séance du mercredi, elle reprenait les mots d’une
chanson de Renaud :
« Si je dois avaler tout ça
Alors, je dis : halte à tout
Explique-moi papa
C’est quand qu’on va
où ? »
Alain Juppé. Pas une victime politique,
le chef du gouvernement ayant tout pris sur lui, mais une victime
psychologique. Son tempérament de bon vivant ne le portait déjà pas
à prendre de décisions impopulaires. Il est désormais traumatisé
pour longtemps par les résistances qu’il a vu monter de tous les
coins du pays contre des mesures auxquelles, a-t-il sans cessé
répété, « il n’y a pas d’alternative ».
C’est une leçon de choses qu’il n’a pas
fini de méditer et qui explique la pusillanimité, pour ne pas dire
pire, des années suivantes. Mais au lieu de l’éloigner de Pompidou,
la grève des mineurs de 1962.
Chirac n’a de cesse, depuis lors, de
comparer Pompidou : « Observez-les bien. Ce sont les
mêmes. Avec les mêmes origines modestes et provinciales. Donc, le
même besoin de revanche. La même force de caractère devant
l’obstacle. Le même gros bon sens, malgré une grande culture. La
même sensibilité à fleur de peau, malgré des airs de durs à cuire.
Avec ça, rancuniers, susceptibles et chatouilleux, comme tous les
vrais sentimentaux[4]. »
« Louer son fils, c’est se
vanter », dit le proverbe. Chirac se vante beaucoup, ces
temps-ci. Il est sûr d’avoir trouvé un fils en Juppé et parle de
lui avec fierté. Non, ce n’est pas le Premier ministre qui lui a
manqué. C’est la France qui a, décidément, une petite nature.
C’est l’époque aussi qui l’afflige,
« une époque épouvantable où la rage de détruire domine
tout ». « Les médias minent les institutions,
s’indigne-t-il. Ils tirent sur tout ce qui bouge et répandent des
horreurs sur tout le monde. Le pire, c’est que les gens les
croient. Quand la télé annonce une émission avec Jospin, elle
reçoit des lettres d’injures et des coups de fil scandalisés, comme
si elle allait donner la parole à des tueurs d’enfants[5]. »