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LA PIÈCE VIDE
Entre autres conditions posées par le juge Howard Johnson à sa « libération conditionnelle » de un an, Milligan avait l’obligation de rentrer en contact avec Sheila Porter au moins deux fois par semaine, et de demeurer sous la surveillance du Centre communautaire de santé mentale du Sud-Ouest, lequel transmettrait à intervalles réguliers les comptes rendus de ses progrès à la cour.
Le statut de Billy changea donc. Au lieu de dépendre directement du département de la Santé mentale, il était désormais placé sous la surveillance du « Comité 648 », un organisme de santé mentale local qui gérait des patients placés sous l’autorité du département mais intégrés dans la communauté.
Billy ne serait plus suivi par l’équipe thérapeutique de l’unité Moritz, mais par une commission d’employés du Centre de santé mentale chargés de réintégrer les patients dans la société – en les aidant à trouver un appartement, et en les assistant dans leur vie quotidienne.
Le problème, aux yeux de Sheila Porter, résidait dans le fait que la plupart de leurs clients étaient des schizophrènes chroniques ou des personnes souffrant de graves déficiences mentales. Le personnel avait été formé à suivre leur cas en recourant à des procédures standardisées.
Selon elle, « Billy représentait une tout autre paire de manches. Les membres de la commission n’étaient pas vraiment équipés pour s’occuper de lui. Ils n’avaient jamais eu à gérer quelqu’un comme lui auparavant ».
Le personnel du Comité 648 emmena Billy chercher un appartement – dans des quartiers populaires où les loyers étaient accessibles – sans effectuer le travail de sensibilisation préliminaire requis par sa notoriété. Ils passaient le prendre chez Kathy, lui faisaient visiter des logements et l’aidaient à remplir les formulaires de candidature. Mais aussitôt qu’il donnait son nom, on lui claquait la porte au nez.
Ces expériences, réalisa Porter, renforçaient deux des tendances négatives de Billy : son sentiment d’être devenu un paria, et son narcissisme. Le Comité 648, selon elle, aurait dû mieux s’organiser pour éviter les situations de ce genre. Mais les membres de la commission de traitement avaient une procédure à respecter.
Le Comité 648 voulait à tout prix appliquer ses règles à Billy. Ils attendaient de Sheila Porter qu’elle le fasse rentrer dans leurs cadres, quand, dans le même temps, Billy lui demandait d’adapter l’institution à ses besoins.
Comment Billy réagirait-il à une telle situation ? Elle savait très bien qu’il ne manquerait pas de recourir à sa stratégie habituelle du « diviser pour mieux régner ».
Ça recommence pensa-t-elle en voyant la tournure prise par les événements. Je n’ai pas l’intention de jouer à ce petit jeu-là !
Elle appela Philip Cass, le directeur local du Comité 648.
« La seule chose que je n’ai jamais accepté est de demander à Billy de simuler le fait de marcher droit, dit-elle. Ça ne fonctionnera pas. Ce n’est pas de la thérapie. On retombera dans les mêmes situations que celles qu’il a vécues auparavant. Tout va tomber en morceaux et il finira par être renvoyé à l’HPCO. »
Cass lui demanda ce qu’elle attendait de lui.
« Je veux être l’unique personne chargée de son cas. Je compte neutraliser la propension de Billy à diviser pour mieux régner en le privant d’interlocuteurs à dresser les uns contre les autres. Je veux qu’une personne et une seule s’occupe de lui. »
Cass lui répondit qu’il y réfléchirait. Quelques jours plus tard, il la rappela.
« Vous avez raison, Sheila. Pourquoi réinventer la roue ? J’ai étudié son dossier et le même scénario se répète chaque fois. Pour une quelconque raison, quand il se trouve confronté à Billy, le système se mord la queue, s’empêtre dans un conflit interne... et Billy s’écroule. La seule manière de s’en sortir est que, en plus de votre fonction de thérapeute, vous acceptiez d’être la personne effectuant les rapports à la cour. »
Sur cette base, elle reprit son travail, doublé à présent de la responsabilité d’avertir le juge Johnson chaque fois que Billy, pour une raison ou pour une autre, devait quitter l’État. À présent qu’il n’avait plus en face de lui qu’une seule personne, l’état de Billy s’améliora de façon spectaculaire.
Au cours des six mois suivants, Billy travailla pour le département de la Santé mentale de l’Ohio en tant qu’opérateur informatique. Son emploi lui plaisait. Sheila Porter avait fini par lui trouver un appartement, et il passait ses soirées et ses week-ends à peindre.
Le 20 janvier 1989, Gary Schweickart appela Billy pour lui annoncer que la Cour suprême de l’Ohio avait décidé à l’unanimité que ses droits constitutionnels avaient bien été violés, quatre ans plus tôt, quand l’assistant du shérif Allen avait enregistré en secret leur conversation téléphonique, lors de son incarcération pour l’incident de la grange.
« Au moins, Shoemaker ne pourra pas utiliser ce coup monté de fusillade pour m’envoyer en prison, se réjouit Billy. C’est la seconde fois que vous me sauvez la peau, maître Schweickart.
— Ce serait le cas si tu étais un citoyen ordinaire, répondit Gary. Mais ce que la cour t’a donné d’une main, elle l’a repris de l’autre. Bien qu’ils aient reconnu la violation de tes droits constitutionnels, et déclaré que l’enregistrement d’une conversation entre un avocat et son client constituait une pratique "universellement réprouvée", ils maintiennent les accusations portées contre toi. Ils renvoient le cas à Athens, où un nouveau juge déterminera si l’enregistrement a été délibérément effectué en vue d’obtenir des informations confidentielles et s’il a permis à l’accusation d’apprendre quoi que ce soit sur notre stratégie lors du procès.
— Dans ce cas, le SLP va m’envoyer en prison.
— Je te promets que tu n’iras pas en prison.
— Ne fais pas de promesses que tu ne pourras pas tenir, Gary. Je te respecte trop pour cela. J’ai toujours su que quelqu’un avait juré ma perte – quelqu’un de trop puissant pour moi, et pour toi.
— T’ai-je jamais laissé tomber, Billy ?
— Non, mais...
— Alors ne panique pas au sujet de cette histoire. Et, quoi que tu fasses, ne t’enfuis pas. »
Pour Sheila Porter, aussi bien que pour Billy, la pression augmentait avec chaque jour qui passait. Son contrat de huit mois avec le département de la Santé mentale prendrait fin en mars, et les modalités de sa « libération conditionnelle » exigeaient qu’il travaillât, sous peine de devoir réintégrer le HPCO. Billy n’avait cependant pas la moindre perspective d’emploi en vue.
Porter avait pris contact avec les dirigeants de diverses sociétés, qui s’étaient montrés prêts à l’embaucher. Mais le personnel refusait systématiquement de travailler avec lui dès qu’ils apprenaient son identité.
La situation était sans issue, sans espoir. Ayant besoin de parler à quelqu’un, Sheila appela un vieil ami, Jerry Austin, un ancien travailleur social de New York reconverti dans la communication politique. Austin avait été, pour un temps, le directeur de campagne de Jesse Jackson lors de sa candidature aux élections présidentielles.
« Jerry, aide-moi à trouver une solution. Tu as l’habitude de vendre des hommes politiques. Comment puis-je vendre Billy Milligan ?
— Donne-moi plus de détails. »
Elle lui parla du marché du travail et de la réaction des employeurs potentiels, des difficultés rencontrées avec l’État, des menaces que représentaient Shoemaker et le SLP...
« Qu’en penses-tu, Jerry ? Peut-être ne prenons-nous pas les choses par le bon bout ? Devrions-nous avoir une approche différente ?
— Envoie-le-moi, que je lui parle », répondit Austin.
Sheila Porter expliqua à Billy qu’Austin s’était spécialisé dans la production de spots audiovisuels pour les candidats aux élections.
« Jerry va t’expliquer comment changer ton image. Il t’apprendra à te présenter comme un jeune Américain moyen. »
Après avoir vu les peintures de Milligan et entendu son histoire, Austin l’encouragea à continuer de peindre. Il prit des dispositions pour que Billy puisse emménager dans un appartement en ville muni d’un garage qu’il pourrait convertir en atelier d’artiste, puis l’engagea comme consultant en sécurité informatique pour protéger ses données professionnelles. Austin lui expliqua qu’en tant qu’organisateur de campagnes politiques, il avait de nombreux ennemis. Ses associés à Columbus et lui-même avaient besoin d’une sécurisation rigoureuse de leurs réseaux informatiques. Le boulot de Billy serait d’empêcher qui que ce soit de pénétrer dans leurs systèmes.
Impressionné par la confiance qu’Austin lui accordait, ainsi que par l’aide généreuse qu’il lui apportait, Billy installa l’équipement informatique sophistiqué acquis par son nouvel employeur. Il se lança avec une ardeur renouvelée dans l’étude des dispositifs de sécurité, exerçant depuis son appartement une surveillance vigilante du système informatique d’Austin.
Après que les experts en art auxquels il avait fait appel lui eurent confirmé le talent du jeune homme, Austin devint également son mécène. Il décida d’organiser une exposition de ses œuvres pour l’automne. Motivé par cette perspective, Billy peignit avec plus de passion que jamais, faisant naître sur ses toiles des images surréelles.
À la merci des politiciens, une toile de un mètre vingt sur un mètre cinquante réalisée à l’acrylique et à l’huile, montre un adolescent inconscient qui gît recroquevillé sur un sol de béton, à proximité de câbles électriques semblables à ceux utilisés pour les électrochocs. Sur le mur de brique de l’arrière-plan, un graffiti proclame : Dali est vivant !
Dans Créativité réprimée, un gladiateur gris acier (au visage recouvert d’un masque blanc en coquille d’œuf où ne perce qu’un unique œil bleu) domine une toile de un mètre quatre-vingts sur un mètre vingt. Enchaîné par des menottes en or, le gladiateur brandit un pinceau d’artiste. Des coulées de jaune, de rouge violacé et de bleu jaillissent de tubes de peinture géants flottant dans le ciel.
La Dame au cœur sombre, une beauté aux cheveux d’ébène, jaillit d’un fond de pelouses et de buissons vers un premier plan envahi d’escaliers et de passages secrets, sous la surveillance d’une poupée de chiffon crucifiée aux airs d’épouvantail. Un œuf fêlé, un vase où se dessèchent une fleur et une sorte de globe oculaire à la surface veinée et au cœur sombre flottent autour de l’apparition.
En tout, dix-neuf peintures surréalistes peuplées de silhouettes encapuchonnées, d’ombres, d’yeux inquisiteurs et de poupées de chiffon en morceaux, crucifiées ou recouvertes de sang.
Durant la journée, ses œuvres l’effrayaient.
La directrice de la galerie, Brenda Kroos, baptisa son exposition : « Billy, un cri venu de l’intérieur ». Elle annonça le vernissage à Columbus pour le vendredi 27 octobre. L’exposition durerait jusqu’au 15 décembre 1989.
Trois semaines avant le vernissage, Gary Schweickart apprit à Billy qu’il était convoqué au tribunal d’Athens, le 15 octobre suivant, afin d’assurer sa défense dans l’affaire de la fusillade de la grange, à présent vieille de quatre ans.
Le jour de l’audience, durant le trajet de Columbus à Athens, Billy déclara à Gary qu’il s’agissait d’un coup monté. Si le juge le déclarait coupable, fut-ce d’un délit mineur, Shoemaker s’en servirait comme prétexte pour le renvoyer en prison pour treize années supplémentaires, il en avait la certitude.
« Je ne laisserai pas Shoemaker t’envoyer en prison, lui affirma Gary.
— Je n’ai plus aucune confiance dans le système. » L’avocat posa ses énormes mains sur les épaules de Billy. « Tes ennemis sont arrivés devant un mur de brique, Billy.
— De quoi veux-tu parler ?
— De moi. »
Au tribunal du comté d’Athens, Gary s’entretint en privé avec les avocats de la partie adverse. Quand il ressortit, il annonça à Billy que ses confrères lui avaient fait une proposition. Depuis 1985, les choses avaient changé. L’un des témoins clefs de l’accusation avait été condamné pour un crime, un autre pour deux crimes, un troisième avait perdu toute crédibilité en donnant plusieurs versions incompatibles de la fusillade et un quatrième était mort.
Puisque le responsable du coup de feu avait déjà payé la remise en état du mobile home et avait été relâché après seulement trente jours de prison, il ne s’agissait plus que d’une affaire mineure, sans guère de preuves à charge.
Le juge, un homme aux cheveux blancs et à l’air distingué, proposa un marché. Il annulerait l’un des chefs d’accusation pour manque de preuves, et fusionnerait les autres pour n’en conserver que deux. Si Billy acceptait de plaider nolo contendere, et de renoncer à sa plainte contre le shérif Allen et l’État de l’Ohio, il serait condamné à un an de prison. La sentence serait considérée comme déjà accomplie durant son internement à Moritz.
Billy refusa avec colère.
« Je suis innocent et je veux le prouver devant le tribunal !
— Je te conseille d’accepter l’offre que te fait le juge, lui dit Gary.
— Nous pouvons gagner ! s’indigna Billy, dévisageant son avocat avec incrédulité. Ça ne te ressemble pas, Gary. Pourquoi agis-tu ainsi ? »
L’air las, Schweickart répondit d’une voix rauque.
« Ma mère m’a enseigné à ne pas jouer avec le feu. Tu ne peux jamais savoir ce qui va se passer dans un tribunal. Grâce à cet arrangement, au moins, tu as la certitude de ne pas aller en prison.
— Je n’arrive pas à croire que tu me demandes d’accepter leur marché ! Laisse-moi le temps de demander à Jerry Austin ce qu’il en pense. »
Billy ne parvint pas à joindre Austin au téléphone. Il rejoignit Gary et le considéra avec perplexité.
« Tu me demandes de plaider coupable pour des actes que je n’ai pas commis. Après tout ce temps, après tout ce qu’ils m’ont fait subir, je n’arrive pas à croire que tu me demandes d’abandonner !
— Accepte leur offre, Billy. »
La voix de Gary était fatiguée, comme s’il luttait pour demeurer éveillé.
« Je ne te reconnais pas, Gary. »
Billy baissa les yeux.
« Les journaux écriront que j’étais coupable.
— Ce n’est pas le moment de te soucier de ta réputation dans l’Ohio. La seule chose qui compte, c’est que tu évites la prison. Ne prends pas le risque qu’un jury partial te condamne. »
Les épaules de Billy retombèrent.
« D’accord. »
En pénétrant dans la salle d’audience, Gary annonça au juge que les deux parties étaient parvenues à un arrangement acceptable.
Schweickart plaida nolo contendere. Le magistrat condamna Billy à un an de prison, mais annula aussitôt la sentence.
Lors de la petite fête donnée dans la soirée, Gary Schweickart se plaignit d’un mal de tête tenace et se retira.
Le 3 octobre 1989, on pouvait lire en première page du Columbus Dispatch : « Milligan coupable de deux chefs d’inculpation ».
Le journal étudiant de l’université de l’Ohio, The Post, annonçait quant à lui : « Milligan est reconnu coupable mais évite la prison ».
Deux semaines plus tard, le Columbus Dispatch publia un article de Mike Harden sur l’exposition de Milligan, sur le point d’être inaugurée :
UN ARTISTE AUTOPROCLAMÉ
QUI RÉCOLTERA PEUT-ÊTRE PLUS DE FRIC
QUE D’ÉLOGES
[...] voilà maintenant que Billy expose ses œuvres [...]. Kroos, la propriétaire de la galerie, qui n’a besoin ni de l’argent ni des soucis que les sept semaines d’exposition peuvent lui rapporter, a justifié sa décision d’accueillir Milligan en ces termes : « Je voulais lui donner une chance... »
Au pire, le travail de Billy n’est qu’une accumulation primaire de symboles que lui seul comprend. Au mieux, il montre un certain potentiel.
Il aura été plus facile de trouver les trois vigiles assurant la sécurité de l’exposition qu’une association prête à accepter le pourcentage encore non spécifié des recettes que Milligan souhaite reverser à une œuvre caritative. Certains pensent que l’insistance de Milligan sur ce point constitue un authentique acte de contrition et de solidarité. D’autres l’interprètent comme une nouvelle opération de relations publiques de l’un des baratineurs les plus astucieux à arpenter les rues de Columbus.
Une chose est sûre : quand l’exposition sera terminée et que Milligan recevra son chèque, il n’y aura pas de débats sur l’identité du « Billy » qui l’encaissera.
Le vernissage de l’exposition, intitulée « Billy, un cri venu de l’intérieur », eut lieu le vendredi 27 octobre 1989 à la galerie Brenda Kroos.
Dans les pages « Arts visuels » du Columbus Alive du 9 novembre, Lisa Yashon rendit compte de l’exposition et raconta le parcours de l’artiste.
[Il a été] pris dans une tempête médiatique et politique, apparaissant 297 fois dans le seul Dispatch entre 1978 et 1979. Au cours de la dernière décennie, Milligan a été victime de l’opportunisme des politiciens, de diverses manipulations médiatiques, de l’acharnement des institutions et de la cruauté d’un public avide de vengeance.
La journaliste citait également cette confidence de Milligan :
« Jadis, il me semblait occuper une pièce pleine d’amis, mais quelque chose allait dramatiquement mal. L’élément tragique de ma vie a été éliminé, mais à présent, la pièce remplie d’amis est vide. »
La semaine suivante, Billy apprit que Randy Dana avait affrété un avion privé pour transporter Gary Schweickart à l’hôpital John-Hopkins. Les spécialistes confirmèrent à Gary ce que lui avaient annoncé les docteurs de l’Ohio – mais que l’avocat avait conservé secret. Il souffrait d’un cancer incurable et n’avait plus que trois mois à vivre.