13

VOLER DES PORTES

Un matin de la mi-mai, Allen annonça au petit déjeuner qu’il comptait explorer le pavillon 6. Zack proposa de se joindre à lui. Après avoir arpenté les couloirs et essayé plusieurs portes, ils en découvrirent une qui s’ouvrait sur un escalier en colimaçon, à l’intérieur du bâtiment. Parvenus à la dernière marche, ils poussèrent une autre porte sur laquelle on pouvait lire : Thérapie par le travail. Allen et Zack débouchèrent dans une sorte de hangar où un jeune homme chauve aux yeux bleus prenait un café, une cigarette à la main. Il sursauta, surpris par leur arrivée, puis leur adressa un sourire et les invita à pénétrer dans la pièce d’un signe de la main.

« Je m’appelle Lenny Campbell. Entrez, venez jeter un coup d’œil ! »

Allen vit des caisses de fournitures pour la réalisation de céramique, du genre de celles avec lesquelles il avait travaillé à l’hôpital Harding, deux ans auparavant. Zack entra dans une salle qu’une plaque désignait comme l’Atelier Bois. Allen lui emboîta le pas. La pièce contenait des machines-outils destinées au travail du bois, mais l’endroit paraissait anormalement propre. Personne à l’intérieur, aucune machine en marche.

Une table basse tout juste terminée trônait dans un coin.

« Une belle pièce, observa Allen sur un ton admiratif. Qui l’a fabriquée ?

— C’est moi, répondit Campbell.

— Ça t’a pris longtemps ? l’interrogea Zack.

— Environ trois semaines.

— Tu vas la mettre dans ta cellule ?

— J’espère bien que non ! répliqua Campbell. Je les fabrique pour les vendre aux visiteurs ou au personnel.

— Combien te paient-ils pour un truc comme ça ? demanda Zack.

— J’ai une offre à vingt dollars.

— Vingt dollars ? s’exclama Allen. Bordel, on ne se connaît pas, et ce mec est peut-être ton meilleur ami, mais le prix est ridicule ! Je te l’achèterais pour cinquante dollars, et j’aurais encore l’impression de te voler.

— Vendue !

— À vrai dire, j’ai pas le pognon sous la main... »

Campbell gratta sa tête chauve.

« Dans ce cas, je prendrai les vingt dollars que ce type me propose. Ça me paiera mes clopes pour le mois.

— Ouais, fit Allen, mais il t’a fallu trois semaines pour les gagner.

— Merde, j’aimerais bien être capable de fabriquer un truc pareil avec du bois ! » fit Zack.

Campbell lui montra la scie à disque d’un mouvement de la main.

« Lance-toi, mon gars. »

Zack éclata de rire.

« Je me couperais le bras, c’est sûr !

— Comment se fait-il que personne n’utilise ce matos ? s’enquit Allen.

— Aucun patient ne monte jamais jusqu’ici, répondit Campbell. Moi, je viens depuis trois ans. Un type est passé, il y a environ deux ans ; il s’est contenté de rester assis à raconter des conneries. C’est à peu près tout. Quand Bob Davis, le responsable de l’atelier, passe dans le coin, on joue aux cartes et on bavarde. Le reste du temps, je travaille ici sans me mêler des affaires des autres.

— Quel foutu gâchis, tout cet équipement qui pourrit ! » s’indigna Zack.

Allen acquiesça.

« Hé, pourquoi ne pas faire en sorte que ça change ? »

Il s’allongea sur l’une des tables d’acier pour tendre le bras vers un interrupteur mural.

« Enlève ta main de là ! l’avertit Campbell. Il y a une lame qui tourne là-dessous ! »

Allen se pencha pour regarder sous la table.

« À quoi ça sert ?

— Je vais te montrer. »

Campbell ramassa un morceau de bois dans un coin.

« C’est le dernier qui me reste. Je pensais sculpter un truc dedans, mais c’est pas grave, je m’en fous... »

Il posa le morceau de bois sur le plan de travail en métal puis actionna l’interrupteur. Une volée de copeaux jaillit dans les airs.

« Un rabot électrique ! s’écria Zack.

— Putain, c’est puissant ! Regarde comment ça bouffe ce bout de bois ! s’émerveilla Allen. On pourrait travailler n’importe quel type de bois avec ça. »

Campbell éclata de rire.

« Quel bois ? Regarde autour de toi. Est-ce que tu vois le moindre bout de bois dans les parages ? »

Rien d’autre que du béton et de l’acier. Un atelier complètement équipé pour le travail du bois, mais sans bois.

Zack désigna l’une des portes, munie d’une plaque indiquant : Séchoir.

« Ça, c’est du bois. »

Ils rirent.

« C’est vrai, songea Allen à voix haute. La plupart des portes du pavillon sont en bois... »

Zack sourit.

« Y a plein de trucs en bois dans le bâtiment...

— Je ne veux même pas savoir à quoi vous pensez ! » déclara Campbell.

Après qu’Allen et Zack eurent quitté l’atelier Bois, ils retournèrent dans leurs cellules du pavillon 6. À travers la cloison, ils discutèrent de la meilleure manière de se procurer du bois pour fabriquer des objets. Zack affirmait avec insistance qu’ils pourraient dégonder et découper la porte entre le séchoir et l’atelier sans que personne ne s’en aperçoive.

« On pourrait fabriquer deux tables basses, dit Allen. Et on ne les vendra pas vingt dollars ! Campbell est fou de les vendre à ce prix...

— Quand tu n’as pas une thune pour te payer tes clopes, un peu de fric, c’est toujours mieux que rien.

— N’importe qui serait prêt à payer quarante ou cinquante dollars par table, Zack !

— Bon, on retourne là-haut demain. »

Le matin suivant, ils se rendirent au bureau de thérapie par le travail pour s’inscrire à l’atelier Bois.

Harry Widmer, un père Noël à barbe rousse, leur jeta un regard suspicieux à travers la fenêtre de son bureau.

« Qu’est-ce que vous voulez ?

— On aimerait aller à l’atelier Bois, lui dit Zack, pour apprendre à faire quelque chose de nos dix doigts.

— Savez jouer aux cartes ?

— Ouais, répondit Allen.

— Bon, quand vous en aurez marre de déconner avec les machines, vous pourrez toujours venir ici pour une partie de cartes. Ne foutez pas le bordel dans l’atelier et ne venez pas me poser de questions parce que je n’ai pas la moindre idée de comment marchent ces saloperies. Il y a une caisse à outils, là-bas, avec quelques trucs à l’intérieur. Faudra que ça vous suffise. Pour le moment, montez là-haut pour jeter un coup d’œil et décider de ce que vous avez envie de faire, mais ne vous coupez pas un bras ou une jambe, OK ? »

Allen et Zack examinèrent les machines-outils et s’aperçurent que même Lenny Campbell ne connaissait pas le fonctionnement de beaucoup d’entre elles. Il savait utiliser la scie à disque, la scie à ruban, le rabot électrique et la ponceuse, mais il ignorait tout de l’usage du tour et n’avait jamais réussi à mettre en marche la scie sauteuse.

« Il doit y avoir un endroit où brancher ce truc, marmonna Zack.

— J’ai regardé, déclara Lenny, mais je ne vois pas où. »

Ils se glissèrent sous l’établi à la recherche d’une prise adaptée, que Zack finit par trouver. Quand il brancha la scie sauteuse, celle-ci se mit en marche en vrombissant, et tous trois se cognèrent la tête contre la face inférieure de l’établi.

« Bon, au moins, elle marche, constata Zack.

— Il ne nous reste plus qu’à apprendre à nous en servir », dit Lenny en frottant son crâne chauve.

Allen sentait une bosse grandir sur sa propre tête.

« Peut-être trouvera-t-on des informations à ce sujet à la bibliothèque. »

Après avoir étudié divers manuels de bricolage, ils expérimentèrent prudemment les machines-outils. Ils discutèrent avec ardeur de ce qui rapporterait le plus d’argent – des tables, des casiers à cravates ou des présentoirs à magazines.

En furetant à travers les cartons entassés dans un coin, Zack découvrit une boîte qui cliquetait quand on la secouait.

« Qu’est-ce que t’as déniché ? » lui demanda Allen.

Zack déballa quelques engrenages et ressorts, ainsi que de petits chiffres en bronze, qu’il étala sur la table.

« Aucune idée ! »

Lenny secoua la tête.

« Ce sont des pendules en pièces détachées. Je ne sais pas comment les assembler.

— Laisse-moi jeter un coup d’œil », dit Allen.

Pendant qu’il manipulait les fines pièces de métal, il sentit Tommy remuer en lui. Ce petit salopard était intéressé.

« Je crois que je serais capable de les monter.

— Ça ne nous servira pas à grand-chose, se lamenta Lenny. On n’a toujours pas de bois pour leur fabriquer un habillage. »

Zack fixa du regard la porte en chêne du séchoir, puis se saisit d’un tournevis et dévissa les charnières. Une fois la porte libérée de ses fixations, il l’appuya contre le mur et sourit.

« Maintenant, on en a !

— Plus qu’il n’en faut pour trois habillages de pendules, ajouta Allen.

— Après tout, qu’est-ce qu’on en a à foutre ? » dit Lenny.

Il appuya sur l’interrupteur de la scie à disque, puis Zack et Allen se saisirent de la porte qu’ils firent glisser sur le plan de travail. Tous trois entreprirent de la scier en sifflotant.

De la dernière semaine de mai à début juin, Allen et Tommy se partagèrent le projecteur. Tommy peignait les fresques dans l’atelier de céramique tandis qu’Allen travaillait sur les pendules dans l’atelier Bois – perçant des trous, découpant les façades, ponçant, collant, laquant...

Quand les trois patients eurent terminé leurs pendules, Allen déclara à Lenny :

« C’est la tienne la plus belle. Un design vraiment original. Elle vaut au moins trente dollars. Et encore, ce serait un cadeau.

— J’accepterais n’importe quelle offre. Je vais bientôt être à court de clopes. »

Le surveillant qui avait acheté la table basse de Lenny vint jeter un coup d’œil à l’atelier et repéra les trois pendules alignées sur un établi contre le mur.

« J’aime bien celle-là, déclara-t-il en désignant du doigt la réalisation de Lenny. Je t’en donne cinq dollars. »

Lenny s’approcha de la table pour se saisir de son horloge.

« Une minute, bordel ! s’écria Allen. Lenny, j’aimerais te parler en privé. »

Le surveillant se retourna vers lui.

« Qui t’es, toi ?

— C’est Billy Milligan, répondit Lenny. Nous avons fabriqué ces pendules ensemble, tous les trois.

— Ben tiens ! »

Le surveillant jeta un regard noir à Allen.

« J’ai entendu parler de toi, Milligan. »

Après avoir tiré Lenny vers un coin de la pièce, Allen lui murmura à l’oreille :

« Ne sois pas stupide, merde ! Laisse-moi marchander avec ce type. Tu peux te faire plus que cinq dollars avec cette pendule !

— OK, mais s’il fait mine de se tirer, je la lui laisse à cinq dollars. »

Le surveillant l’appela de l’autre bout de l’atelier.

« Je veux vraiment te prendre cette pendule, Lenny. Je vais aller filer l’argent à ton assistante sociale tout de suite.

— Lenny ne la vendra jamais moins de trente dollars, intervint Allen.

— Tu es dingue ! »

Allen haussa les épaules.

« Si vous voulez cette horloge, c’est le prix qu’il vous faudra payer.

— Va te faire foutre ! » cria le surveillant en quittant l’atelier.

Une heure plus tard, il revint avec un reçu rose d’un montant de trente dollars qu’il tendit à Lenny. Comme il franchissait la porte, sa pendule sous le bras, il se retourna pour décocher un regard lourd de menaces à Allen :

« Ne te mêle plus jamais de mes affaires, Milligan ! »

Après que le surveillant eut disparu, Lenny bondit de joie à travers la pièce.

« Les gars, je ne sais pas ce que je vais faire avec trente dollars ! »

Allen posa une main sur son épaule.

« Écoute, on va avoir besoin de la moitié de ce fric.

— Hé, c’était mon horloge ! s’écria Lenny.

— T’étais prêt à lui lâcher pour cinq dollars, rétorqua Zack. Qu’est-ce que t’as en tête, Billy ?

— On achète du bois. Pour quinze dollars, on peut avoir de belles planches de pin blanc. »

Une fois que Lenny eut donné son accord, Allen utilisa le téléphone de la salle de jour pour passer leur commande. En raison de la bureaucratie interne à l’hôpital psychiatrique, cependant, il leur faudrait attendre deux semaines avant que le bois ne soit livré à l’atelier.

« Avec toutes ces machines, et le temps dont on dispose, grommela Lenny, c’est un scandale de rester assis ici à rien foutre.

— Quelqu’un a une idée ? demanda Zack.

— Eh bien, on a déjà utilisé une porte, fit Allen. On pourrait en piquer une autre.

— C’est prendre un nouveau risque, remarqua Lenny.

— Si nous voulons du bois, insista Allen, nous n’avons pas le choix. »

La porte de l’intendance fut la première à disparaître.

Récupérer la porte qui conduisait au pavillon 15 et au bureau du juriste se révéla plus délicat. Les trois partenaires installèrent un stand de boissons fraîches devant la porte en question. Durant la vente, ils dévissèrent subrepticement les charnières de la porte. Pendant que Lenny faisait diversion, Allen et Zack la déposèrent sur la table de leur stand et la transportèrent jusqu’en thérapie par le travail (TPT). À l’intérieur de l’atelier Bois, ils se hâtèrent de faire disparaître toute preuve de leur forfait en découpant la porte en planches.

Au cours des semaines suivantes, employés et visiteurs s’arrachèrent les pendules et les tables basses. La pénurie de bois contraignit les entrepreneurs à des mesures d’urgence...

Ils planifiaient leurs opérations avec soin, effectuaient des répétitions et des tests, déléguaient certaines phases. Quatre bureaux en chêne et deux tables de pique-nique entreposés dans une salle désaffectée s’évanouirent. Les chaises en bois disparaissaient des salles d’attente des infirmeries et des bureaux.

Allen conçut et réalisa une horloge de parquet, son chef-d’oeuvre, à partir de deux vieux bureaux. Il signa « Billy » au pinceau sur le bras du balancier.

« On va finir par avoir des emmerdes », annonça Lenny. Zack renifla avec dédain.

« Qu’est-ce qu’ils peuvent faire ? Nous jeter en prison ? J’aurais juste voulu qu’il y ait du bois de meilleure qualité autour de nous.

— Ouais, mais y en a pas, répliqua Lenny.

— J’vais vous dire à quoi je pense, fit Zack. Ce vieux piano droit, dans la salle de musicothérapie, ne sert jamais. Il ne manquera à personne – pas avant un bon bout de temps. »

Lenny et Allen acquiescèrent d’un grognement.

Le jour de l’opération Piano, ils s’équipèrent d’outils, d’un guidon récupéré sur un chariot de l’institution, ainsi que de quatre roulettes. Une fois à l’intérieur de la salle de musicothérapie, virtuellement abandonnée, ils fixèrent sans perdre de temps les roulettes sur la face supérieure du piano, le retournèrent, puis adaptèrent le guidon qu’ils avaient emmené avec eux sur l’un de ses côtés. Les planches et chutes de bois issues du démontage du banc du piano se rangèrent aisément entre les pieds dressés de l’instrument.

Lorsque Lenny et Zack poussèrent l’ensemble dans le couloir, Allen dirigeant le véhicule de l’avant, personne ne prêta attention à trois patients-travailleurs qui faisaient rouler un chariot en acajou chargé de chutes de bois.

Quand le pin arriva enfin de la scierie, ils construisirent de nouvelles horloges et tables basses. Le jour des appels téléphoniques, Allen contacta une entreprise locale de vente par correspondance et lui proposa un tarif attractif. Un représentant de la société vint visiter l’hôpital. Après avoir vu la qualité de leur travail, il commanda cent pendules.

Les trois partenaires embauchèrent des patients des pavillons ouverts pour un salaire hebdomadaire de trente dollars ; Tommy conçut une procédure d’assemblage à la chaîne et l’atelier Bois devint la structure de thérapie par le travail la plus dynamique que Lima ait jamais connue.

L’entreprise devint bientôt suffisamment productive pour que les Trois Partenaires (ainsi qu’ils s’appelaient maintenant eux-mêmes) puissent acheter la protection de certains membres du personnel – presque tous les surveillants voulaient une pendule.

Ils découvrirent des outils de cordonnerie et de travail du cuir, et rouvrirent l’atelier thérapeutique de maroquinerie.

Lenny eut l’idée de démonter un petit mur dont ils recyclèrent les briques pour la construction d’un four à céramique. Plus tard, ils acquirent trois autres fours grâce à leurs bénéfices.

Le directeur de la TPT, Harry Widmer, leur rendit visite un samedi, l’un de ses jours de repos. Il conduisit Allen vers les ateliers et ouvrit une porte jusqu’à présent verrouillée.

« Milligan, t’as l’air de connaître pas mal de choses. Il y a ici tout un tas de machines dont je ne sais pas quoi foutre. Ça fait un bout de temps que je me dis que je devrais les envoyer à la ferraille, mais je ne crois pas qu’on arrivera à les sortir d’ici. Tu penses pouvoir en faire quelque chose ? »

Tommy regarda fixement les Davidson 500, les imprimantes, les plaques offset et les presses d’imprimeurs qui prenaient la poussière depuis des années.

« Ouais, elles pourraient peut-être nous être utiles.

— OK, prenez-les. Mais n’oublie pas ma part ! »

Avec l’aide des travailleurs de la chaîne d’assemblage des pendules, les Partenaires déménagèrent le matériel d’imprimerie vers une salle inoccupée adjacente à l’atelier Bois. Puisque la production des articles en bois ne requérait plus leur attention directe, Lenny, Zack et Allen expérimentèrent ces nouvelles machines.

Lenny suggéra que Gus Tunny, qui avait purgé une peine à Lebanon pour faux et usage de faux, pourrait les aider. Non seulement Gus leur enseigna l’utilisation des presses, mais, après quelques essais, il parvint à dupliquer les badges du personnel et les laissez-passer nécessaires au franchissement des grilles. Des copies splendides. Presque impossibles à distinguer des originaux.

« Merde, quand je pense que l’administration paie un fric fou pour imprimer ses documents en ville ! dit Zack. On pourrait le faire ici même, pour beaucoup moins cher. Tout ce dont nous avons besoin, c’est de lubrifiant pour les presses et d’un peu de matériel pour nettoyer la rouille des machines... »

Si un jour l’administration recourait à sa propre main-d’œuvre carcérale bon marché pour effectuer ses impressions, Allen se doutait que les fonds dédiés à ce poste par l’hôpital s’évanouiraient sans laisser de traces.

À la même époque, Arnie Logan – un jeune homme d’affaires acquitté pour démence après le meurtre d’un concurrent – convainquit Sonny « Fats » Becker, l’avocat de zoothérapie, de s’associer avec lui pour se lancer dans l’élevage d’animaux de compagnie.

Logan apporta le capital. Fats fournit les conseils juridiques, montra à son associé comment remplir les formulaires d’achat de fournitures thérapeutiques et comment passer des contrats avec les animaleries des comtés avoisinants pour leur vendre des animaux propres, en bonne santé et – dans certains cas – dressés. Becker obtint un contrat avec une animalerie de Detroit pour cinquante hamsters par mois.

L’atelier Bois réalisait des cages pour le commerce d’animaux de Becker et de Logan, lesquels, en signe de bonne volonté, offrirent aux patients des animaux qu’ils auraient autrement dû acheter : deux grands cacatoès blancs, un toucan noir avec un long bec multicolore et un singe-araignée.

Allen supervisa la formation du syndicat des Patients-Travailleurs (vingt-quatre membres dans l’atelier Bois, trois dans l’imprimerie et seize dans l’atelier de céramique), puis convainquit les vingt-sept patients du local de zoothérapie de s’y affilier.

Zack sollicita des fonds pour monter une équipe de base-ball de l’hôpital, et ils achetèrent les équipements et les uniformes grâce aux profits.

Dans un premier temps, l’administration ignora la prolifération d’objets artisanaux dans les locaux de thérapie par le travail, mais il devint bientôt clair aux yeux des Trois Partenaires que la ligne d’assemblage et les profits qu’elle générait suscitaient des jalousies parmi les surveillants et les travailleurs non spécialisés de l’hôpital. Jusqu’à présent, réalisa Allen, les surveillants et le personnel de sécurité avaient eu la haute main sur une institution mentale calme et tranquille, où ils pouvaient se jouer des patients à volonté. Mais les choses avaient changé, et cela leur déplaisait.

Allen soupçonnait le personnel de s’inquiéter du danger potentiel qu’il y avait à laisser les patients gérer par eux-mêmes le système de thérapie par le travail. Il devint vite évident que les surveillants étaient encouragés à recourir aux bonnes vieilles méthodes d’intimidation et de violences physiques. Ceux qui extorquaient l’argent des assurances des patients et qui leur vendaient de la drogue depuis des années se firent encore plus violents qu’auparavant. Un surveillant poignarda un détenu. Les travailleurs commencèrent à se présenter en TPT avec des marques de fouet et des hématomes sur le corps.

Zack fut délégué par ses camarades pour se plaindre auprès du médiateur de l’hôpital, mais sans résultat. Après que plusieurs surveillants qui s’étaient aventurés au milieu de machines dont ils ignoraient tout eurent été victimes d’accidents inexpliqués, le bruit ne tarda pas à courir que mieux valait pour eux ne pas pénétrer seul dans la zone. Les patients réussirent aussi à prendre le contrôle des corridors qui conduisaient à l’atelier Bois et au magasin. Les surveillants rechignaient à s’avancer au-delà du « Coin des Patients » sans une escorte de patients-travailleurs. La rumeur se répandit que si un surveillant errant dans les ateliers se blessait, ou que quelque chose lui tombait dessus, les patients ne pourraient en être tenus pour responsables, puisque personne n’ignorait qu’ils faisaient tourner de grosses machines.

Les surveillants les plus durs attendaient de pouvoir coincer les travailleurs isolés dans un coin pour les passer à tabac.

L’administration prétendit ne rien savoir de ces agressions. Elle contraignit les Trois Partenaires à éteindre leurs fours à céramique, sous prétexte d’une intervention sur les canalisations de gaz. Mais, après une semaine, quand il devint clair qu’il s’agissait en réalité d’une forme de sabotage industriel, Tommy et Lenny convertirent leurs fours à l’électricité. L’administration répliqua en coupant l’alimentation de l’atelier durant trois jours, pour mener à bien une prétendue inspection de sécurité.

Le harcèlement se prolongea durant la plus grande partie du mois de juillet. Les Trois Partenaires perdaient leurs employés aussi vite qu’ils pouvaient en recruter. Plusieurs nouveaux patients-travailleurs furent interrogés, traînés de force au mitard et battus.

L’administration annonça un jour, sans fournir la moindre explication, que l’atelier de TPT ne recevrait plus de bois.

La situation se dégradant dans le pavillon, les Trois Partenaires décidèrent qu’il leur fallait se préparer à l’autodéfense.

La vague de chaleur de mi juillet aggrava les choses. L’eau fut coupée, et les patients étaient sur le point d’exploser. Quand la température des cellules atteignit plus de quarante degrés la nuit, sans qu’aucun ventilateur ne soit distribué aux détenus, le directeur général Ronald Hubbard exigea du gouverneur James Rhodes l’envoi d’un détachement de la garde nationale à Lima.

Le personnel de sécurité profiterait de la situation pour jeter les Trois Partenaires au mitard, Allen le savait. Ce n’était qu’une question de temps.

Le 14 juillet, Allen appela Alan Goldsberry et lui demanda d’envoyer quelqu’un à l’hôpital pour photographier ses fresques. Il souhaitait que Goldsberry porte plainte contre l’État de l’Ohio en raison du non-paiement de la facture détaillée qu’il leur avait adressée pour la « valeur artistique » de ses réalisations, en plus du taux horaire minimum qu’on l’avait amené à accepter en faisant pression sur lui. Il voulait que les noms de Lindner et de Hubbard apparaissent tous deux dans la plainte.

Allen ne se souciait pas de l’argent, ni même d’obtenir gain de cause. Fats Becker lui avait expliqué que, avec la publicité d’une procédure judiciaire en cours, ils n’oseraient pas le faire tuer.

Les mille et une guerres de Billy Milligan
titlepage.xhtml
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_000.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_001.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_002.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_003.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_004.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_005.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_006.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_007.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_008.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_009.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_010.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_011.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_012.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_013.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_014.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_015.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_016.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_017.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_018.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_019.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_020.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_021.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_022.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_023.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_024.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_025.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_026.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_027.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_028.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_029.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_030.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_031.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_032.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_033.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_034.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_035.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_036.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_037.html
Les_mille_et_une_guerres_de_Bil_split_038.html