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INDEPENDENCE DAY
Neuf jours plus tard, après avoir pris connaissance des évaluations psychiatriques de Milligan, le juge Thomas V. Martin ordonna son transfert. Billy quitterait l’unité médico-légale de haute sécurité Moritz pour intégrer le pavillon ouvert de l’hôpital psychiatrique central de l’Ohio, où il aurait le droit de rentrer et de sortir sur simple signature d’un registre.
Sur la suggestion de Randy Dana (un ami proche de Gary Schweickart), le juge Martin désigna Stella Karolin comme thérapeute responsable de Billy. En 1977, la psychiatre aux cheveux gris et aux yeux bleus avait été la première, avec la psychologue Dorothy Turner, à informer la justice que Milligan souffrait du syndrome de personnalités multiples.
« Aujourd’hui, presque neuf ans plus tard, se désola Karolin avec son fort accent estonien, je réalise que je nageais à contre-courant. Mes collègues de l’HPCO se moquaient sans cesse de mon diagnostic. Ils me pensaient stupide et crédule d’avoir été abusée par un escroc tel que Milligan. Quand Billy est revenu à l’unité Moritz de l’HPCO, sa réputation l’avait précédé. Tout le monde avait des idées bien arrêtées le concernant ; tout le monde pensait en savoir plus que moi à son sujet, plus que Billy lui-même. De la femme de ménage aux plus hauts échelons de la hiérarchie, chaque employé avait sa petite idée sur Billy. Ce n’était qu’un criminel, insistaient-ils, un alcoolique et un drogué, et je devais le traiter comme tel. »
En dépit de cette pression, elle voyait Billy deux fois par semaine, mais elle avait des difficultés à faire face à la constante hostilité du personnel.
« Je n’avais que peu de soutien, confia-t-elle à l’auteur, on bataillait sans cesse contre moi et Billy. Je devais toujours expliquer ce que je prescrivais, pourquoi je le prescrivais, où en était le traitement... C’était cette fameuse équipe thérapeutique, où tout le monde avait moins de qualifications que je n’en avais, qui recevait l’appui du docteur Lindner. Ils étaient tous ligués contre moi. Parfois, je me disais : "Je vais juste essayer de faire de mon mieux", mais ce n’était pas tant pour moi, personnellement, que pour Billy. »
La plupart des membres du personnel refusaient de comprendre que Billy passait d’une personnalité à une autre et pouvait agir de façon incohérente en raison de sa maladie. Un Billy sortait, un autre s’amusait sur le terrain de l’hôpital, et un troisième rentrait en retard. Suite à quoi on le punissait en lui interdisant de sortir du pavillon...
En fait, ils ne croyaient tout simplement pas à l’existence du SPM.
Et, lorsqu’elle exprimait son désaccord avec le reste de l’équipe thérapeutique, le docteur Lindner lui ordonnait de se soumettre à la volonté du groupe.
Karolin évoqua l’audience au cours de laquelle, en compagnie du docteur Caul, de la psychologue Dorothy Turner et du docteur George Harding, elle avait témoigné du fait que Billy souffrait du SPM. Billy s’était tenu à la barre, passant sans cesse d’une personnalité à l’autre – ce qui sautait aux yeux de toutes les personnes qui le connaissaient. Le docteur Lindner avait néanmoins déclaré Billy affecté de « schizophrénie pseudopsychopathique ». Stella Karolin n’avait jamais entendu parler d’une telle pathologie, dit-elle en riant. Peut-être s’agissait-il d’une terminologie obsolète... Quoi qu’il en soit, Lindner avait réussi à la faire avaler à la cour. Il utilisait à présent le pouvoir que lui conférait son poste pour défendre cette position.
La psychiatre devrait affronter une opposition systématique, pas uniquement à cause de Billy, mais aussi parce qu’elle se trouvait mêlée à une lutte de pouvoir. Elle avait compris que l’enjeu de ces luttes dépassait Billy. Chaque fois qu’elle établissait un diagnostic de syndrome de personnalités multiples, elle s’attirait des problèmes.
Quand Billy apprit les attaques dont Stella Karolin était l’objet – tout comme les docteurs Caul et Box avant elle –, il sombra dans la dépression et son état se détériora.
À la même époque, le directeur du service de Libération sur parole, John W. Shoemaker, décréta – sans tenir compte du verdict d’acquittement pour démence – que la découverte d’un pistolet dans l’appartement de Milligan, dix ans plus tôt, constituait une violation des conditions posées à sa libération sur parole du centre correctionnel de Lebanon.
Aux yeux de Shoemaker, les huit années passées par Billy dans divers hôpitaux psychiatriques de haute sécurité ne pouvaient être déduites de sa peine de prison, car le service de Libération sur parole l’avait déclaré « indisponible pour arrestation » au cours de cette période.
Le directeur du service de Libération sur parole se montra inflexible dans sa résolution. Aussitôt que Milligan serait guéri et échapperait à la juridiction de la cour, Shoemaker entendait l’arrêter et l’emprisonner afin qu’il purge treize années de prison supplémentaires – le solde de sa condamnation pour les agressions commises sur les aires d’autoroute ; une peine négociée par un avocat qui avait plaidé coupable sans rien savoir de la maladie mentale de son client de 20 ans.
Shoemaker restait sur ses positions, en dépit de la directive de l’État de l’Ohio qui spécifiait que les périodes d’internement forcé en hôpital psychiatrique devaient être déduites de la sentence d’un condamné.
« Je considère comme néfaste la directive de l’Ohio qui autorise à considérer la période passée en hôpital psychiatrique comme du temps passé en liberté sur parole, déclara-t-il, et je compte utiliser le cas Milligan pour remettre la loi en question et la modifier. »
Jim Kura, avocat commis d’office du comté de Franklin, doutait qu’il s’agisse là de la véritable motivation de Shoemaker. Un cas aussi médiatique que celui de Billy lui paraissait totalement inapproprié pour remettre en cause une directive.
« C’est complètement absurde, affirmait-il, et je l’ai dit à Shoemaker. Prétendre obtenir une modification de la loi en se basant sur les seuls problèmes soulevés par le cas Milligan n’a aucun sens. On doit pouvoir trouver des cas bien plus pertinents, bien moins ambigus, pour atteindre un tel objectif. Celui de Billy n’est pas un cas intéressant pour faire jurisprudence, parce qu’il est si unique qu’il ne constituera pas un précédent clair, applicable à d’autres situations – au final, tout se résume à ça. »
Plus tard, Kura clarifia son analyse :
« Je vois une autre explication, que je trouve plus plausible. Billy est célèbre. Aux yeux des représentants de l’autorité, de gens comme Shoemaker, il est devenu un symbole – le symbole d’un individu qui remporte des victoires contre le système. Par conséquent, ils veulent se venger... Le cas de Billy se prête aussi à merveille à une exploitation politique. C’est comme attaquer Saddam Hussein. Milligan représente une proie facile pour les politiciens, une proie facile pour la presse. Cet élément seul suffirait à expliquer pourquoi les politiciens et la presse s’acharnent ainsi sur lui. Ça leur rapporte des votes. Ça fait vendre des journaux. Les gens s’intéressent à ce genre de choses – il en a toujours été ainsi. »
Jim Kura joignit les mains.
« Billy a dû se battre contre beaucoup de gens puissants. L’un des inconvénients du syndrome de personnalités multiples et des problèmes mentaux est que cela vous rend un peu paranoïaque. (Il rit.) Mais bien sûr, si l’on s’acharne vraiment sur vous, vous n’êtes pas paranoïaque. Et, de toute évidence, certaines personnes s’acharnent sur Billy. »
Quand Shoemaker apprit que le juge Martin avait ordonné le transfert de Milligan vers un pavillon ouvert où il serait traité par la docteur Karolin, il envoya au directeur de l’hôpital psychiatrique central de l’Ohio un nouveau mandat d’arrêt contre Billy.
Voici un extrait de ce document, daté du 27 juin 1985 :
Par la présente, nous vous autorisons et vous demandons de procéder à l’arrestation et à l’emprisonnement du dénommé William Stanley Milligan, qui devra être maintenu à disposition du service de Libération sur parole dans une institution adaptée. Ce document est le seul mandat requis pour cette arrestation [...].
Ayant violé les conditions de sa mise en liberté sur parole, le sujet ne peut bénéficier du régime de libération sous caution.
K. Hutchinson Bardine, directrice d’unité à l’HPCO, rencontrait Billy régulièrement puisque, en plus d’être responsable du suivi de son dossier, elle assurait sa thérapie artistique. Le ler juillet 1985, Bardine rédigea un rapport dans lequel elle déclarait que Milligan se conformait au règlement du pavillon. Il augmentait graduellement le temps passé à l’extérieur de l’unité de soins, un temps qu’il consacrait à courir, à se rendre à la cafétéria ou à se promener avec d’autres patients.
En conséquence, le juge Martin autorisa Milligan à sortir de l’hôpital en compagnie d’un nombre limité de personnes responsables, parmi lesquelles Becky B., une jeune diplômée de l’université de l’Ohio qui avait rencontré Billy durant l’époque de ses « sorties à l’essai » à Athens. Becky venait à présent lui rendre visite de façon régulière à Columbus.
L’assistante sociale de Billy, Gloria Zastrow, au terme d’une longue discussion avec la jeune femme, l’avait jugée sincère et raisonnablement mature. Becky venait de passer sa licence de psychologie, recherchait un emploi dans le domaine de la petite enfance, et espérait enseigner la psychologie du sport à l’Université.
Mais, dans son cahier de suivi, Zastrow écrivit également :
Billy perd la conscience du temps. Est incapable de se souvenir de ce qui lui est arrivé. Oublieux. Et s’en inquiète. A besoin qu’on lui rappelle ses rendez-vous, les activités auxquelles il est inscrit, etc.
La docteur Karolin contacta David Caul pour en savoir plus sur les résultats obtenus grâce à l’Amytal de sodium, lors du séjour de Billy à Athens. En dépit de l’opposition du corps médical à prescrire ce barbiturique hautement addictif, Caul lui affirma que l’Amytal n’avait pas sur Billy les mêmes effets que sur la plupart des individus. La substance fusionnait de manière temporaire ses personnalités.
Face à la dégradation de l’état mental de Billy, et forte des assurances et du soutien du docteur Caul, Karolin relança le traitement à base d’Amytal de sodium.
« Et, pour la deuxième fois, je suis restée bouche bée, dit-elle. Parce que, tout à coup, Billy était en un seul morceau – une personne complètement différente. Bien sûr, cela ne durait que le temps de l’effet du médicament – environ six heures – pris trois fois par jour. Mais Billy ne le prenait pas chaque fois qu’il aurait dû le faire. J’imagine qu’il me jouait des tours. Cependant, ce traitement se révélait efficace. »
La psychiatre inscrivit dans ses notes de suivi du 29 août 1985 :
Le patient se montre plus décontracté depuis qu’il reçoit de l’Amytal. Plus de bégaiements, plus de pertes de conscience. Sa mémoire continue à s’améliorer. Le patient prétend ne plus être capable de se dissocier : « Toute ma vie, j’ai eu l’habitude de [...] me dissocier et de laisser les choses suivre leur cours. Maintenant [...] je dois faire face à la vie réelle. »
Billy lui avait par le passé décrit les périodes d’embrouilles comme une sorte de clignement des yeux de l’esprit, comparable aux quelques secondes manquantes d’un film coupé puis maladroitement raccordé.
« Je peux être en train de conduire, et en un clin d’œil – il claqua des doigts – je me retrouve un kilomètre plus loin. Mais je ne perds pas le contrôle du véhicule. Je perds simplement le contrôle de ma conscience durant cette période... C’est un peu comme une brève coupure dans un film. Je ne ressens rien de plus qu’une sorte de réveil en sursaut. Imaginez que vous soyez parvenue à la moitié d’une chanson, et que tout à coup, la chanson soit terminée. »
Le 15 septembre 1985, une chaîne de télévision d’Athens diffusa un documentaire sur la vie de Billy Milligan réalisé localement. On pouvait y voir une interview de Becky B. au cours de laquelle la jeune femme affirmait avoir été harcelée sexuellement par des membres du Bureau du procureur du comté d’Allen. Becky expliquait que, à l’époque où elle travaillait comme serveuse au Studio 38, certains des employés de ce Bureau lui avaient déclaré que si elle acceptait de sortir avec eux, ils abandonneraient les poursuites contre Milligan.
Les avocats du procureur déposèrent une plainte auprès de la chaîne de télévision pour exiger que le documentaire ne soit plus diffusé. Contraint de modifier le film pour éviter des poursuites judiciaires, le réalisateur se résolut à couper les séquences controversées.
« Je vais les couper, mais je mettrai un bout de film noir à la place, pour que le public sache que nous avons été censurés. »
Le 18 octobre, le juge Martin autorisa les sorties de Billy hors de l’hôpital pour qu’il travaille à temps partiel au Bureau des avocats commis d’office de Randy Dana, à condition que ce dernier surveille son travail, envoie quelqu’un le chercher pour le conduire au Bureau, et que Billy revienne à l’hôpital tous les jours à midi pour y prendre ses médicaments.
Dana inscrivit Billy sur le registre du personnel du Bureau des avocats commis d’office de l’Ohio, au salaire minimum.
Au début du mois de novembre 1985, l’un des enquêteurs de Dana reçut une cassette audio par la poste. Elle révélait qu’une conversation téléphonique confidentielle entre Billy et Gary Schweickart – qui avait assuré avec Dana la défense de Milligan dans l’affaire de la fusillade de la grange – avait été enregistrée à leur insu à la prison du comté d’Athens, après que le shérif Allen eut procédé à l’arrestation de Milligan.
Dana déposa immédiatement un recours en annulation pour toutes les accusations relatives à l’incident de la grange, puisque l’enregistrement constituait une violation des droits constitutionnels de Billy.
Soumis à un interrogatoire serré mené par Schweickart au cours d’une audience au tribunal d’Athens, le 19 novembre, le shérif Allen nia avoir eu connaissance d’un tel enregistrement.
« Cet enregistrement n’existe pas, affirma Allen, et n’a jamais existé. C’est physiquement impossible. »
L’agent de police Bartlett témoigna cependant devant la cour que le shérif lui avait indiqué l’emplacement où était rangé le magnétophone du commissariat, puis lui avait ordonné d’effectuer l’enregistrement, en précisant : « Assure-toi que personne ne te voie. » Bartlett déclara sous serment avoir dissimulé le magnétophone dans sa poche, composé le numéro de téléphone demandé par Milligan, puis être resté à moins d’un mètre de lui durant près de vingt minutes, enregistrant ses propos lors de sa conversation avec Schweickart.
Le juge Thomas Hodson annula toutes les accusations relatives à l’incident de la fusillade de la grange. Avant de prononcer son verdict, le 3 décembre, il souligna qu’aucun autre détenu américain n’avait jamais été enregistré lors d’un entretien avec son avocat.
« Il n’y a aucun cas de cette nature dans les archives de l’Ohio... ni dans les archives fédérales. »
Dans un jugement appelé à faire date, Hodson précisa :
« La confidentialité absolue des échanges entre le prévenu et son avocat est une tradition consacrée par l’usage tout au long de notre histoire. Elle constitue un des garde-fous essentiels de notre système judiciaire, un élément fondamental du contrôle des pouvoirs qui maintient l’intégrité de ce système. En l’espèce, ce droit a été violé par l’État de l’Ohio... qui a infligé à notre Constitution une blessure incurable. »
M. Warren, procureur du comté d’Athens, accompagné d’un shérif Allen aux lèvres pincées, déclara aux reporters à la sortie du tribunal que son Bureau ferait appel de la décision.
Billy avait la certitude que la cour du comté de Franklin rétablirait à présent son droit aux « sorties à l’essai ». Contre toute attente, la cour décréta cependant que Billy devrait rester en traitement à l’HPCO, sous la supervision du docteur Lewis Lindner.
Gary Schweickart était furieux. Cette décision lui rappelait celle de la cour d’appel, qui avait considéré le transfert de Billy d’Athens à Lima comme « une violation grave » de ses droits, mais n’avait pris aucune mesure pour réparer cette injustice. Six ans plus tard, le même scénario se répétait. Les droits constitutionnels de Billy étaient à nouveau bafoués, mais la cour ne faisait rien pour y remédier. En dépit de leur prétendu attachement à la justice, ils allaient le maintenir enfermé deux années supplémentaires, aux bons soins du docteur Lindner.
Quand Randy Dana demanda à la cour quelles conditions seraient requises pour autoriser Billy à quitter l’hôpital, le juge et l’équipe thérapeutique répondirent qu’il lui faudrait trouver un travail et prouver son aptitude à le conserver. Après avoir tenté sans succès de trouver un emploi à Billy dans le secteur privé, Dana le réembaucha pour deux mois en tant que factotum au Bureau des avocats commis d’office. On viendrait le chercher tous les matins pour le conduire au travail.
La docteur Stella Karolin ne voulait pas que Billy manque la prise de ses médicaments à midi, ni qu’il soit contraint d’attendre de retourner à l’hôpital, à la fin de chaque journée de travail, pour les avaler, aussi réclama-t-elle pour son patient le droit d’emporter au bureau sa dose de midi. Billy la prendrait lui-même, et subirait des contrôles réguliers par des analyses de sang et d’urine. Les notes de suivi rédigées par la psychiatre à cette époque témoignent de l’optimisme suscité par les progrès constants de Billy et la stabilité de sa fusion sous Amytal de sodium.
Au terme des soixante jours de travail, Randy Dana fut contraint de mettre un terme au contrat de Billy. L’avocat ne le fit pas de gaieté de cœur. Il avait développé de la sympathie pour son client, et s’inquiétait des épreuves que le jeune malade mental traversait.
Gary Schweickart expliqua à Billy que, bien que Dana eût été procureur par le passé, il était à présent un excellent avocat de la défense.
« Écoute tout ce que Randy te dira. Même s’il est contraint de respecter les procédures de l’État dans le cadre de son travail pour le Bureau des avocats commis d’office, il est de ton côté. »
Aussi Billy se montra-t-il attentif lorsque Dana lui déclara, un jour qu’il le ramenait à l’hôpital :
« Billy, si jamais on te libère, pars vers l’ouest et ne t’arrête pas avant d’avoir passé trois villes, l’une après l’autre, où l’on n’a jamais entendu parler de Billy Milligan. Rase-toi la barbe, change de nom et débute une nouvelle vie. »
Se procurer une nouvelle identité requerrait du temps et de l’organisation, pensa Billy, aussi avait-il intérêt à s’y mettre tout de suite.
Pour commencer, il acheta quelques journaux nationaux. Il éplucha les rubriques nécrologiques jusqu’à trouver le nom d’un homme à peu près du même âge que lui, mort récemment, puis il appela la société de pompes funèbres mentionnée dans l’avis de décès.
« Bonjour, les Assurances Fidélité à l’appareil, dit-il. Nous voudrions vérifier le certificat de décès de Christopher Eugene Carr afin de procéder au paiement de son assurance-vie. Nous ne voulons pas déranger les membres de la famille Carr pendant leur période de deuil. »
Il demanda le nom complet, le numéro de sécurité sociale, la date de naissance et les noms des plus proches parents du défunt. L’employé lui donna tous ces renseignements au téléphone.
Billy envoya ensuite une déclaration de perte de carte à la Sécurité sociale, demanda son remplacement et remplit le formulaire avec les informations fournies par l’employé des pompes funèbres. Après avoir reçu sa nouvelle carte par la poste, il se rendit au Bureau des véhicules motorisés de l’Ohio où il obtint un permis de conduire au nom de Christopher Eugene Carr.
À présent, il serait prêt à suivre le conseil de Randy Dana quand la cour finirait par le remettre en liberté. Il ne perdrait pas une seule minute, le jour où ils l’élargiraient. Il se dirigerait droit vers l’ouest – ainsi que Randy l’avait suggéré – et se hâterait de disparaître dans la nature.
La docteur Karolin écrivit dans ses notes de suivi du 13 février 1986 :
Le patient suit mes instructions et s’est toujours montré coopératif depuis que je suis sa thérapeute. Il se met sur la défensive à l’égard du personnel quand il a l’impression que son intégrité est mise en cause. À ce stade, je ne vois aucune raison de prolonger son hospitalisation. Le patient fait preuve d’une lucidité satisfaisante. Il comprend la nécessité de prendre ses médicaments. Il comprend le besoin de poursuivre sa thérapie jusqu’à sa réintégration totale dans la société. Il sait aussi que, s’il commet un crime ou enfreint la loi de quelque façon, il sera responsable de ses actes et ira en prison en cas de condamnation.
Elle poursuivait en recommandant que Billy obtienne le droit de passer des nuits à l’extérieur, de façon réglementée.
Le juge Martin finit par autoriser les sorties de nuit à la condition que Billy se trouve un emploi à plein-temps.
L’équipe thérapeutique, cependant, ne cessait de contester la pertinence de ces mesures et de retarder les sorties. Karolin s’insurgea contre leur attitude.
« Il me semble qu’à ce stade, le patient a le droit de refuser les limitations d’un programme destiné à des patients retardés chroniques, essentiellement des schizophrènes. Les facultés du patient [...] sont bien supérieures à celles prises en compte par ce programme, et il serait contre-thérapeutique et néfaste de le contraindre à le suivre. »
Bien que Randy Dana pensât que les intentions du département de la Santé publique étaient bonnes – maintenir Billy sous leur juridiction empêcherait le service de Libération sur parole de l’arrêter –, il souligna que son enfermement dans un hôpital psychiatrique ne différait guère d’un retour en prison. Il demanda à l’administration de lui accorder un peu de liberté et de lui donner une chance de se réintégrer par une formation professionnelle extérieure à l’hôpital.
Le 21 mars 1986, en dépit des protestations des journaux et du procureur, avec plusieurs semaines de retard sur l’autorisation accordée par le juge Martin, l’équipe thérapeutique concéda enfin à Milligan le droit de sortir de l’institution à condition qu’il trouve un emploi et demeure sous surveillance.
Randy Dana le réemploya à temps partiel.
L’équipe thérapeutique lui permit également de voyager jusqu’à Lancaster, dans l’Ohio, pour travailler de temps à autre dans le bâtiment avec son beau-frère, lequel devait le reconduire à l’hôpital avant 22 heures. Mais quand certains membres du personnel découvrirent que Billy avait commencé à conduire lui-même le nouveau pick-up Mazda rouge de son beau-frère pour ses allers et retours au travail, ils lui refusèrent l’autorisation de garer le véhicule sur le parking de l’hôpital.
L’équipe thérapeutique ne réalisa pas que Billy n’était plus un simple « homme à tout faire » pour le Bureau des avocats commis d’office. Bien qu’il ait commencé ainsi, assurant les livraisons ou le nettoyage des voitures pour six dollars de l’heure, il avait harcelé Dana afin de travailler comme enquêteur.
« Je crois que tu te reprends en main, Billy, et je sais que tu aimes traîner avec les enquêteurs, mais pense aux problèmes que cela créerait...
— Je veux vraiment bosser comme enquêteur, Randy. Donne-moi une chance. Laisse-moi leur filer un coup de main.
— Tu te vois témoigner devant un tribunal, Billy ? Tu imagines ce qu’un procureur te dirait, sur le banc des témoins ? »
Dana n’avait cessé de l’éconduire, mais Billy était populaire au Bureau. Il commença à passer de plus en plus de temps avec les enquêteurs, qui pour la plupart appréciaient sa compagnie. Pour finir, Dana céda et l’affecta à leur service, où ses capacités artistiques seraient mises à profit pour réaliser des croquis des scènes de crime.
Dana n’apprit que plus tard que Billy se vantait de travailler avec l’un des détectives chargés d’enquêter sur « l’affaire Rattler ».
Parce qu’il existait des éléments contradictoires dans la reconstitution de l’itinéraire emprunté par William Rattler au cours de sa fuite après le meurtre présumé d’un officier de police, Billy convainquit l’un des juristes stagiaires – un ancien pilote de l’Air Force – de louer un avion afin de prendre des photos aériennes de son parcours. Le meurtre avait eu lieu à l’intersection de l’I-70 et de l’I-71, après quoi Rattler avait quitté l’autoroute et traversé la ville.
L’idée de Billy était de filmer la route depuis les airs. Il remplit un formulaire de sortie pour l’une des caméras vidéo du Bureau, puis rejoignit le pilote à l’aéroport. Ils survolèrent l’autoroute qui traverse Columbus, et Billy filma le trafic automobile au sol.
Quand Dana apprit cette initiative, il explosa :
« Billy, bordel ! Qu’est-ce que tu fous ? Tu n’es pas supposé faire ce genre de trucs ! »
L’avocat réalisa que le jeune homme devenait de plus en plus difficile à contrôler. Il se demanda s’il avait cessé de prendre ses médicaments, ou s’il rencontrait des problèmes dans sa thérapie.
Un après-midi, l’un des enquêteurs demanda à Billy de localiser un informateur. Billy emprunta un talkie-walkie et une caméra, les enferma dans le coffre de la voiture de service qu’il utilisait régulièrement, et se mit en route vers la dernière position connue de l’individu.
Il écoutait « Curtains » d’Elton John sur l’autoradio, quand tout à coup la chanson commença à perdre des phrases, à la manière d’une conversation téléphonique coupée par intermittences. Billy réalisa immédiatement qu’il était en train de se dissocier. Il essaya de se concentrer pour rester lui-même, mais, soudain, au lieu de rouler vers le nord sur l’Interstate 270, il se dirigeait vers l’ouest sur la 70, sans le moindre souvenir d’avoir dépassé l’échangeur de Columbus.
Il s’arrêta sur le bas-côté et fouilla la boîte à gants à la recherche de la petite bouteille dans laquelle il conservait ses deux capsules d’Amytal. Elle était vide.
Les coupures se firent de plus en plus rapides, comme dans un film des débuts du cinéma. Il n’avait aucune idée de ce qui se passait durant ces interruptions. Il ne pouvait s’agir de simples pertes de connaissance, de blancs. Il n’existait rien de tel. Quelqu’un avait pris le projecteur, et il espérait que cet Habitant, quel qu’il fût, avait avalé la dose d’Amytal. Mais il ne se faisait aucune illusion à ce sujet, car il sentait son état empirer de minute en minute. Le responsable des coupures avait dû balancer les pilules par la fenêtre !
Une voiture de la police des autoroutes s’arrêta sur le bas-côté derrière lui. Allen se mit à transpirer en voyant le policier s’approcher. Il savait qu’en de telles circonstances, il avait du mal à articuler quand il parlait – son esprit s’emballait tandis que son corps fonctionnait au ralenti. Il ne voulait pas que le policier s’imagine qu’il était saoul. Il espérait que la vignette de l’État apposée sur son véhicule jouerait en sa faveur.
« Un problème, monsieur ?
— Tout va bien, répondit Allen très lentement. Je devais prendre... un médicament... mais les fenêtres étaient ouvertes... le vent l’a emporté. Je voulais voir si je pouvais le retrouver.
— Pour quel département travaillez-vous ? » lui demanda le policier en examinant le macaron collé sur son pare-brise.
« Pour le Bureau des avocats commis d’office... pour Randy Dana.
— Vous travaillez sur l’affaire Rattler ? »
Allen acquiesça d’un signe de la tête. Il espérait ne pas transpirer de façon trop anormale.
« Je devrais immobiliser votre véhicule, pour vous apprendre à essayer de sauver l’assassin d’un agent de police !
— Hé, je suis juste un coursier... »
Dieu merci, il parvenait à contrôler son élocution. Celle-ci se détériorerait de façon continue jusqu’à ce qu’il puisse prendre sa dose d’Amytal de sodium, mais, pour le moment, il arrivait encore à la maîtriser, au prix d’un gros effort de concentration.
« Allez donc jeter un coup d’œil sur la route, voir si vous pouvez retrouver vos pilules, lui suggéra l’agent. Je dévierai la circulation autour de vous. »
La sueur ruisselait en grosses gouttes sur le visage d’Allen tandis qu’il trottait le long de l’autoroute en faisant semblant de chercher ses pilules. Il savait pertinemment qu’il ne les trouverait pas. Celui qui avait contraint Billy à quitter le projecteur – un Habitant hostile à la fusion et à sa remise en liberté – avait dû les jeter alors qu’Allen perdait le temps.
De qui pouvait-il s’agir ? De l’un des Indésirables ? De Ragen, peut-être ?
« Bordel ! s’exclama-t-il dans sa barbe. Qui que tu sois, laisse Billy tranquille ! »
De retour à la voiture, il affirma à l’officier qu’il allait se débrouiller. Il lui fallait juste trouver un téléphone pour expliquer son absence à son patron, le temps d’aller chercher de nouvelles pilules. Le policier hocha la tête, retourna à son véhicule et reprit sa route.
L’hôpital en ferait toute une montagne, Allen le savait. Mais sans ses médicaments, Billy serait incapable d’accomplir son travail, et il tenait à cet emploi plus qu’à toute autre chose, car il constituait à ses yeux une réelle promesse de liberté. Allen résolut d’expliquer au personnel de l’institution comment il avait perdu ses pilules, puis d’attendre vingt-cinq minutes après la prise de la nouvelle dose, le temps qu’elle fasse effet. Une fois que son esprit se serait calmé et que les coupures auraient cessé, Billy pourrait se remettre en route.
Il s’arrêta dans un fast-food, appela l’hôpital et demanda à parler au docteur Yahkami. Il n’osa pas lui dire la vérité, cependant, car il redoutait qu’on l’oblige à rester au pavillon jusqu’à ce que la docteur Karolin ait le temps de l’examiner. Il ne pouvait accepter que les choses se passent ainsi. Pas quand tout se passait si bien au travail.
« Docteur Yahkami, dit-il. J’ai un petit problème. »
Notes de suivi du docteur Yahkami. 18 juin 1986, 15 h 20 :
Billy m’a appelé d’un restaurant au bord de l’autoroute aujourd’hui pour m’annoncer qu’il avait perdu sa boîte de médicaments pendant qu’il conduisait. Il m’a dit qu’un ami l’avait sortie de la boîte à gants au moment où il roulait sur une bosse et qu’elle était passée par la fenêtre. Il voulait qu’on lui donne une autre dose de médicaments. Je lui ai conseillé d’appeler l’infirmière et de se rendre au pavillon pour recevoir une nouvelle boîte. Au téléphone, il ne cessait de se répéter et se montrait anxieux et agité.
Billy est arrivé au pavillon à environ 15 h 10. Il était débraillé et très agité... Je lui ai demandé de venir avec moi en salle d’entretien. Il portait des lunettes de soleil qu’il a enlevées, mais sans parvenir à les garder en main. Elles sont tombées deux fois au sol. Il portait en bandoulière à l’épaule gauche une caméra et un talkie-walkie. Il ne cessait de jouer avec le talkie-walkie, qu’il a lui aussi laissé tomber au sol. Il ne pouvait pas le manipuler de façon correcte. Ses capacités psychomotrices s’étaient fortement détériorées et il ne semblait pas être lui-même.
Je ne l’avais jamais vu dans cet état auparavant. Il m’a assuré que tout rentrerait dans l’ordre vingt-cinq minutes après avoir pris ses cachets, et qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Je lui ai dit qu’il devrait rester à l’hôpital jusqu’à ce qu’il ait retrouvé le contrôle de lui-même, et que je ne pouvais prendre la responsabilité de le laisser sortir dans cet état. Il n’a pas cherché à discuter, même si l’idée ne lui plaisait pas, comme je m’en doutais.
J’ai commandé des analyses sanguines et urinaires et il recevra sa dose de médicaments après que les échantillons auront été prélevés. Il demeurera en observation.
Mais le docteur Yahkami ne parvint pas à effectuer de prise de sang, car Allen se révéla incapable de se tenir immobile. À 16 h 10, après l’échec d’une seconde tentative, on lui administra deux cents milligrammes d’Amytal de sodium.
Quand le docteur Yahkami se leva pour partir, Allen insista pour qu’on l’autorise à retourner au Bureau des avocats commis d’office, vingt minutes après que le médicament aurait commencé à faire effet. Yahkami lui répondit qu’il n’était pas en état de quitter l’hôpital.
Allen lui bloqua le chemin de la sortie.
« Vous ne partirez pas avant de m’avoir autorisé à quitter l’hôpital, docteur.
— Tu connais les conséquences si tu emploies la force physique ou si tu deviens agressif à mon égard, Billy.
— Je ne compte pas vous agresser physiquement, mais je ne peux pas vous laisser quitter le pavillon avant que vous n’ayez donné l’autorisation de me laisser sortir.
— Tu n’es pas en condition de quitter le pavillon. La docteur Karolin décidera de te laisser sortir ou non plus tard, quand tu iras mieux.
— S’il vous plaît, laissez-moi retourner au travail ! » Sans cesser de le supplier, Allen se décala pour laisser passer le docteur :
« Si je ne retourne pas au travail, je serai licencié ! S’il vous plaît, laissez-moi partir ! S’il vous plaît... »
Mis au courant de l’incident, le docteur Lindner ordonna le confinement de Billy dans son pavillon. Milligan, dit-il, devrait subir une réévaluation psychologique.
Le 18 juin 1986, à 15 h 40, la docteur Karolin inscrivit dans le dossier de Billy :
Billy était agité, en colère, effrayé et anxieux. Il avait du mal à articuler correctement, mais son discours était cohérent et lucide. Au cours de la discussion, il est passé d’une personne très superficielle et décontractée à une autre très anxieuse et effrayée, puis à une troisième en colère.
Placé sous surveillance individuelle, Billy apprit qu’il lui faudrait dormir dans une cellule où l’on pourrait le surveiller.
Le lendemain, N. L. Burly reçut un appel de Randy Dana informant l’HPCO et la docteur Karolin que Billy avait été licencié. Après enquête, il apparaissait qu’on ne pouvait rien lui reprocher, qu’il serait peut-être rétabli dans ses fonctions, mais Dana déclara qu’il souhaitait n’avoir aucun contact avec lui d’ici là.
Billy fut dévasté par cette nouvelle.
Une semaine plus tard, Randy Dana et Gary Schweickart rencontrèrent l’équipe thérapeutique, ainsi que les docteurs Karolin, Lindner et Yahkami, pour discuter de l’incident qui avait conduit au confinement de Billy dans son pavillon.
« Mon enquête est terminée, annonça Randy Dana. En ce qui me concerne, je n’ai rien à reprocher à Billy. Les personnes qui travaillent avec lui ont confirmé qu’il se trouvait en mission officielle lors de l’incident et qu’il s’était toujours comporté en employé modèle. »
Le reste de la réunion concerna son traitement et ses effets. Stella Karolin souhaitait poursuivre la prescription d’Amytal de sodium, mais Lindner déclara qu’après discussion avec le docteur Jay Davis, le directeur médical du département de la Santé mentale, il avait décidé d’interrompre l’administration de ce barbiturique. Davis pensait que leur responsabilité serait trop grande si jamais Billy éprouvait de nouveau un état de confusion comparable à celui de la semaine passée. Personne ne proposa de traitement de substitution, si ce n’est la psychothérapie à long terme.
Le lendemain, la docteur Karolin constata que son patient se montrait cohérent et pertinent, dans ses propos comme dans son comportement.
« Je ne vois aucune raison de lui refuser l’exercice de son droit de sortie pour le week-end. »
Mais le docteur Lindner s’opposa fermement à toute sortie de Billy hors de l’établissement, et même hors de son pavillon.
Le patient devra demeurer dans l’unité vingt-quatre heures sur vingt-quatre, jusqu’à ce que le directeur ou le docteur Lindner annule cette mesure. Jusqu’à nouvel ordre, le patient doit rester sous la surveillance directe du personnel.
Le vendredi en début d’après-midi, Billy se rendit à l’infirmerie pour recevoir sa dose d’Amytal de la mi-journée. L’infirmière appela la pharmacie de l’hôpital. Après avoir raccroché, elle secoua la tête négativement tout en inscrivant une note sur ses dossiers.
« Le pharmacien dit que, dorénavant, il lui faudra une autorisation pour pouvoir délivrer de l’Amytal de sodium. »
À ces mots, Billy se mit à trembler. Il réalisa qu’ils comptaient l’enfermer tout le week-end sans médicaments. Ses expériences antérieures avec les drogues lui avaient appris qu’un sevrage brutal de barbituriques pourrait le tuer. Il demanda à l’infirmière d’appeler la docteur Karolin.
À 17 h 50, la psychiatre écrivit :
Le patient est plein d’entrain, cohérent et lucide. Aucun symptôme de dissociation. Il continue de prendre ses médicaments ainsi qu’ils lui ont été prescrits. Le patient est effrayé ; il redoute une interruption de son traitement, craint de se dissocier et de ne plus pouvoir agir normalement. Je lui ai assuré que sa médication ne serait pas interrompue durant le week-end.
L’infirmière chargée de la distribution des médicaments m’a appelée aujourd’hui, pour m’informer qu’il n’y avait plus de médicaments pour Billy et que la pharmacie n’en enverrait pas puisque la posologie allait être modifiée. Appelé la pharmacie, et mis les choses au clair. Les médicaments ne seront pas changés durant le week-end. Le patient continuera de recevoir 200 mg d’Amytal de sodium trois fois par jour. Patient confiné dans le pavillon par ordre du docteur Lindner et du directeur Dan Miller jusqu’à la fin de l’enquête.
Le patient comprend les circonstances, mais continue à redouter une interruption de sa médication.
La psychiatre assura à Billy que le personnel lui avait promis de ne pas lui supprimer l’Amytal avant son retour.
Karolin avait à cette époque acquis la certitude que ce médicament ne présentait pas de danger lorsqu’il était administré avec précaution – ainsi qu’elle le faisait. De la même façon, un programme de désintoxication soigneusement contrôlé, mis en œuvre dans un environnement médical adapté, sous la supervision de personnes expérimentées, ne mettrait pas Billy en péril.
Elle prescrivit à Billy de l’Amytal de sodium pour le week-end, et il fusionna une fois de plus.
Le Professeur se souvint alors de ce qui était arrivé à ses pilules manquantes, la semaine précédente. Tommy s’était persuadé qu’on ne le laisserait jamais sortir de cet endroit. Terrifié par les propos de Lindner sur la nécessité de le désintoxiquer, il avait commencé à sauter une dose de temps en temps, afin de se constituer un stock auquel recourir en cas d’urgence.
Le lundi 30 juin, Gloria Zastrow écrivit dans ses notes :
Le docteur Lindner suggère que nous établissions pour ce patient un programme de désintoxication fiable... et que nous soyons prêts à le mettre en œuvre au cas où la désintoxication deviendrait nécessaire.
La docteur Karolin, quant à elle, notait :
17 h 45. Le patient continue à se montrer coopératif. Pas de dissociations. Le patient est effrayé parce que [dit-il] : « Je vais me dissocier à nouveau. Je vais perdre le contrôle. » Le patient est dépressif, anxieux et effrayé depuis qu’on lui a annoncé qu’il allait être désintoxiqué.
Le même après-midi, le docteur Yahkami envoya une « fiche de concertation » au docteur D. J. Wexler :
Notre patient Milligan prend de l’Amytal de sodium à raison de 200 mg trois fois par jour depuis plus de neuf mois. Le docteur Lindner propose d’interrompre la prise d’Amytal. Le patient a donc besoin d’un programme de désintoxication. Je vous serais reconnaissant de considérer le problème et de suggérer un programme de désintoxication standard fiable et éprouvé.
Le docteur Wexler répondit le mercredi 2 juillet 1986 :
Suggestions pour un programme de désintoxication d’un patient recevant 200 mg d’Amytal de sodium 3 x/j depuis plus de neuf mois !
Ce produit est un barbiturique à action rapide dont les effets durent de huit à onze heures. Il est habituellement évacué par le foie. À ce stade, le patient a probablement développé une forte dépendance psychique et physique à cette substance et a toutes les chances de souffrir du manque lors du sevrage. La procédure de sevrage peut mettre sa vie en danger et doit impérativement être entreprise en milieu hospitalier. Une fois apparus, les symptômes du manque sont difficiles à maîtriser, et peuvent occasionner délire, convulsions et mort... Le taux de mortalité lors d’un sevrage de barbituriques est élevé... Je ne tenterais pas un tel programme dans cette institution en raison du manque d’unités de soins intensifs, mais enverrais le patient dans un hôpital disposant de structures de désintoxication adéquates capables de fournir le programme adapté !
D. J. Wexler.
La veille du long week-end du 4 juillet 1986, Tommy apprit que le docteur Lindner avait ordonné son placement à l’isolement, sous surveillance individuelle. Le personnel n’était pas censé entreprendre sa désintoxication avant le retour de Lindner de ses trois jours de vacances. Cependant, le garde qui l’enferma dans la cellule d’isolement prit plaisir à lui annoncer que, en raison de la pénurie de personnel à l’hôpital ce week-end-là, ils pourraient bien décider de commencer le sevrage plus tôt que prévu.
Tommy en déduisit qu’il risquait de ne recevoir aucun médicament durant ces trois jours, que le personnel entendait le désintoxiquer en dépit des avertissements du docteur Wexler. Tommy avait lu la « fiche de consultation » de Wexler. Les mots « délire, convulsions et mort » l’avaient marqué, ravivant en lui les souvenirs du Barbecue sur Roues à Lima, ainsi que ceux de cette voix qui le hantait encore quand il se réveillait en hurlant au milieu de la nuit : « CARTON ROUGE, MONSIEUR MILLIGAN ! »
Bon sang, il n’allait pas rester sagement assis en attendant de crever d’une crise de manque ! N’ayant jamais fait confiance au docteur Lindner, il s’était préparé pour une situation de ce genre. Il conservait une épingle à cheveux enroulée autour du gros orteil de son pied gauche, dissimulée sous un pansement.
Et il avait remarqué que l’homme affecté à sa surveillance fumait de l’herbe.
Tommy savait que le personnel attendait avec impatience de voir ses réactions au manque de barbiturique. Deux surveillants avaient apporté des seaux de glace, et d’autres étaient assis à l’extérieur de sa cellule, prêts à intervenir en cas de réactions violentes. Ils espéraient le voir suer, se tortiller, et pousser des hurlements déchirants.
Mais rien de tout cela ne se produisit. Aucun d’entre eux n’avait compris que l’Amytal n’agissait pas sur Milligan comme sur les autres personnes. Dans son cas, les effets du manque se manifestaient de façon strictement interne – par le brouillage de sa conscience. Les coupures se faisaient incessantes. Il se dissociait à grande vitesse ; les Habitants apparaissaient les uns après les autres sous le projecteur pour voir ce qui se passait.
L’un des surveillants grommela.
« Hé, tu m’avais dit qu’il péterait les plombs. Il devrait être en plein délire à l’heure qu’il est ! Qu’est-ce qui se passe, bordel ?
— J’sais pas. Ça prend peut-être un peu plus de temps que je croyais. Il est costaud.
— T’en fais pas, intervint un autre surveillant. Il va craquer. »
Ils ignoraient que Billy avait déjà craqué, mais pas de la façon à laquelle ils s’attendaient. Il avait besoin de ses spécialistes, et chacun d’entre eux se présentait afin de savoir ce qu’il pouvait faire.
Après plusieurs heures, l’un des surveillants déclara :
« Passe un coup de fil à Lindner. On ne peut pas justifier son maintien à l’isolement s’il ne manifeste pas de symptômes de manque. »
Les surveillants autorisèrent Billy à quitter le pavillon fermé. Le temps ne manquerait pas pour le renvoyer à l’isolement, plus tard.
Tommy savait qu’il lui fallait agir sans perdre un instant.
Il se rendit dans la salle de jeux du pavillon, et chercha parmi les puzzles et les livres de coloriage la pâte à modeler que Samuel utilisait souvent pour confectionner de petites figurines. Après avoir trouvé la boîte de Play-Doh, Tommy détacha un morceau de pâte colorée qu’il roula en boule au creux de sa main. Il avait planifié cette opération plusieurs semaines plus tôt, lors des périodes où il perdait le temps, après avoir remarqué que l’infirmière qui distribuait les médicaments laissait ses clefs sur le comptoir à côté de son tableau. Le passe-partout était clairement identifié.
Tommy déambula avec nonchalance, comme à son ordinaire.
« Billy, viens prendre tes médicaments, l’appela l’infirmière.
— Le docteur Lindner a dit que je n’ai plus le droit d’en prendre.
— Je ne parle pas de l’Amytal de sodium. On t’a prescrit un décongestif et des vitamines. »
Il s’approcha d’un air désabusé, martelant le comptoir avec la paume de sa main gauche qui dissimulait la pâte à modeler ramollie.
« Je dois vraiment prendre ces trucs ? demanda-t-il en simulant la mauvaise humeur.
— Ça va te dégager les sinus, Billy. Allez, ne fais pas l’enfant. »
Il détourna l’attention de l’infirmière en désignant la fenêtre de la main droite.
« Hé, c’est quoi ce truc derrière la vitre ? »
Dès qu’elle se fut retournée, il appuya un bref instant la main gauche sur le passe-partout, imprimant la forme de la clef dans la pâte à modeler.
« Je ne vois rien de spécial, Billy, dit l’infirmière.
— On aurait dit un gros oiseau.
— Juste une ombre, probablement.
— Ouais, probablement... »
De retour dans la salle de jeux, Tommy s’assit devant l’une des tables et mémorisa l’empreinte laissée par les quatre tétons de la clef dans la pâte à modeler. Lorsqu’il eut gravé leur position dans son esprit, tel un plan de route vers la liberté, il pétrit la galette de pâte pour en faire une boule à nouveau. Aucun indice. Tout dans la tête.
Le moment venu, il sortirait l’épingle à cheveux dissimulée autour de son gros orteil et la redresserait pour en faire un outil à crocheter. Il savait à quelle profondeur il devrait l’introduire pour actionner chacun des pistons de la serrure.
À présent, il lui fallait s’arranger pour que le garde lui laisse le temps d’agir. L’homme assigné à sa surveillance était un vrai toxico, de mauvaise humeur parce qu’il ne pouvait plus prendre de pauses pour aller fumer de l’herbe en douce.
« Hé, mec ! l’appela Tommy. Faut que j’aille aux chiottes ! »
Ils se rendirent ensemble jusqu’aux toilettes pour hommes. Tommy lui dit :
« Hé, la ventilation est en marche à l’intérieur. Si tu veux, je monterai la garde devant la porte le temps que tu te grilles un joint.
— C’est cool, Billy. Vraiment cool ! »
Dès que le surveillant se fut enfermé dans les toilettes, Tommy se glissa vers la porte de derrière en verre blindé, crocheta la serrure, puis se hâta de rejoindre son poste.
« Hé, merci mille fois, mec ! fit le garde en sortant.
— Merde, elle doit être bonne ! dit Tommy en l’aidant à dissiper la fumée de marijuana. On peut encore la sentir.
— C’était cool, mec. Hyper cool ! »
Ils retournèrent ensemble jusqu’à la salle de jour. Ils venaient de s’asseoir quand Tommy se releva d’un bond.
« Bordel, j’ai oublié de pisser ! »
Le surveillant, de toute évidence mécontent à l’idée de devoir accomplir à nouveau le long trajet jusqu’aux toilettes, ramena Tommy à l’entrée du couloir.
« OK, dit-il, je vais t’attendre ici. Fais pas le con, mec ! Sois là dans deux minutes. Grouille-toi ! »
Quand Tommy atteignit le bout du corridor, il claqua ostensiblement la porte des toilettes. Puis, voyant le garde se retourner pour parler à quelqu’un d’autre dans la salle de jour, il sortit par la porte qu’il avait ouverte. En moins de cinq secondes, il l’avait refermée à clef derrière lui. Il sauta par-dessus la barrière et s’avança avec nonchalance vers l’endroit où Allen avait garé le pick-up rouge. Il repoussa la fenêtre de l’aile du côté conducteur, glissa le bras à l’intérieur, ouvrit la portière et se coula dans le véhicule.
La clef de secours qu’il avait cachée sous le siège était à sa place. Tommy mit le contact et fit vrombir le moteur. Il rit à voix haute tandis qu’il s’éloignait de l’hôpital.
« Carton rouge, docteur Lindner ! cria-t-il. Mais, au lieu de sortir du stade à pied, je pars en voiture ! »
Il s’arrêta sur une aire de repos, détruisit sa propre pièce d’identité, puis glissa la carte de Sécurité sociale et le permis de conduire flambant neuf au nom du défunt Christopher Eugene Carr dans son portefeuille.
« Libre ! cria-t-il en s’engageant sur l’autoroute. Libre le 4 juillet ! »