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LE BARBECUE SUR ROUES
Quand Alan Goldsberry fut informé du passage à tabac infligé à Billy, il déposa une plainte devant le tribunal. Le juge Kinworthy désigna un avocat local, George Quatman, pour remplir la fonction de gardien ad litem de Milligan. Quatman contacta le FBI et organisa un examen médical pour son client à l’extérieur de Lima, à l’hôpital civil de Lima Memorial.
Le rapport médical était concis et sans ambiguïté :
« Hématomes sévères à la tête et au thorax. Trois zébrures profondes sur le dos, du type "coup de fouet". »
Le 2 janvier 1980, le procureur public du comté d’Allen informa les médias que les employés de l’hôpital d’État de Lima avaient été disculpés des accusations de mauvais traitements portées à leur encontre par Billy Milligan, dont les coupures et contusions « n’avaient pas été infligées par des employés de l’État de l’Ohio ». D’après les dépêches de l’United Press International, Bowers refusait de spéculer sur la cause des blessures.
Cependant, une rumeur se répandit : que les hématomes sur le visage de Milligan résultaient d’un accident, et qu’il s’était lui-même infligé les coups de fouet.
Quand Milligan fut reconduit à l’hôpital d’État de Lima, au lieu de réintégrer son pavillon, on le plaça dans le vétuste « hôpital pour hommes », la seule structure médicale de l’établissement qui comportât une salle d’observation dans laquelle on pouvait assurer une surveillance constante des patients, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Le directeur général Hubbard avait ordonné ce transfert après que les hommes du FBI eurent annoncé qu’ils reviendraient s’assurer de l’absence de nouvelles blessures « accidentelles » ou « auto-infligées ».
Avec ses épais murs dénués de fenêtres à l’exception de la lucarne d’observation de l’infirmière, la chambre d’Allen ressemblait à un caveau. L’éclairage fluorescent du plafond avait été éteint, et seule une ampoule de faible puissance qui dépassait du mur au-dessus de la fenêtre de l’infirmière apportait un peu de lumière.
Allen pouvait entendre les bruits de succion et le sifflement constant d’un respirateur, ainsi que les gargouillements rauques et gutturaux produits par le patient, dissimulé par un rideau, que la machine maintenait en vie. Un cardiofréquencemètre ne cessait de biper. Le pauvre gars, se dit Allen, il doit être bien mal en point. En dépit de sa curiosité, il n’osa pas sortir de son lit pour jeter un coup d’œil derrière la tenture, car l’infirmier de garde l’observait à travers la lucarne. Il essaya de ne pas prêter attention aux sinistres sons, mais ne parvint pas à s’endormir avant l’aube.
La mère de Billy et son nouveau mari, Del Moore, lui rendirent visite le lendemain matin. Tous trois eurent une violente dispute avec le docteur Milkie à propos de son témoignage défavorable.
Allen ne cessa de répéter :
« Milkie, tu n’es vraiment rien qu’un gros connard »
Après leur départ, un surveillant nommé Youngblood, qui ramena Allen en observation, se révéla plus sympathique que ses collègues. Il demanda à voir les contusions et les coups de fouet.
« J’ai entendu parler de vous dans les journaux et j’ai vu le journal à la télé, ce soir, dit Youngblood. Les autorités vont peut-être enfin faire quelque chose au sujet de cet endroit. Y a pas mal de saloperies illégales ici, et c’est dur d’y assister sans rien pouvoir y faire. »
Allen désigna du regard le rideau tiré autour du lit proche du sien.
« Qu’est-ce qu’il a, ce type ? Les machines m’ont empêché de dormir toute la nuit.
— Encore une pendaison. Ils l’ont détaché avant qu’il ne meure étouffé, mais son cerveau a été totalement détruit par le manque d’oxygène. Il a des tuyaux dans tous les orifices. Le pauvre gars n’est plus qu’un légume, un corps maintenu en vie par les machines.
— Putain, c’est affreux !
— Il ne va pas tarder à y passer, déclara Youngblood. Bon, je dois y aller. Reste tranquille, je reviendrai après le dîner. »
Allen hocha la tête, déprimé par la condition du mort-vivant derrière le rideau. Il décida de penser à autre chose et essaya de lire, mais les bruits de succion se mêlaient aux bips pour l’empêcher de se concentrer. Il laissa tomber le livre par-dessus la tête de lit, enfonça l’oreiller sur son visage et s’endormit.
Il fut réveillé par le tressautement des plateaux du dîner. Un surveillant venait de pénétrer dans la salle d’observation en poussant un chariot cahotant. Mme Grundig apparut un instant plus tard, transportant un tube de plastique transparent, une seringue d’alimentation et une bouteille pleine d’une sorte de vase verdâtre. L’infirmière enfila une paire de gants en caoutchouc avant de disparaître derrière le rideau qui isolait le lit de l’homme inconscient. Allen perdit tout son appétit.
Il entendit la femme parler au légume dissimulé par la tenture.
« Clignez des yeux ! Pouvez-vous cligner des yeux, monsieur Case ? Je vais vous donner à manger, maintenant. Clignez des yeux si vous me comprenez, Richard ! »
Allen demeura un instant paralysé de stupeur. Le mort-vivant derrière cette tenture... c’était Richard ! Il sauta à bas de son lit et se rua vers le rideau, renversant sur son passage le surveillant et ses plateaux.
« Non ! hurla Allen, souhaitant de tout son être qu’il s’agisse d’une erreur. Oh ! Bon Dieu, NON ! »
Il écarta le rideau avec une telle violence qu’il l’arracha de son rail de guidage au plafond. Quand il vit Richard allongé sur le lit, ses jambes cédèrent. Il tomba à genoux et dut s’accrocher au garde-corps du lit pour ne pas s’effondrer. Des tuyaux et des câbles étaient reliés au petit corps comme à un robot. Richard transpirait, l’air sifflait à travers le tuyau de sa trachéotomie, ses yeux aux pupilles éteintes demeuraient rivés sur le plafond.
« Accroche-toi, Richard ! Ne meurs pas ! »
Richard avait cru que Milkie témoignerait en faveur de sa libération et le déclarerait prêt à rentrer chez lui. Mais, de toute évidence, son audience avait dû se terminer de la même façon que celle du Professeur : par l’anéantissement de tout espoir.
Sans détacher les yeux du corps de son ami, Allen lutta pour se relever. Il sentit son cœur se glacer. Il crispa les mains sur les barreaux du garde-corps pour arrêter ses tremblements, mais le lit tout entier se mit à vibrer.
À cet instant, il éprouva comme jamais auparavant la furie, la haine et la rage combative de Ragen. Allen emplit ses poumons d’air, puis Ragen et lui lâchèrent un long cri de colère contre le docteur Milkie.
Mme Grundig se retourna vers lui, les mains sur les hanches.
« Monsieur Milligan, cela ne vous concerne pas.
— Toi t’éloigner de lui, vieille pute ! gronda Ragen à travers ses dents serrées. Tout de suite ! »
L’infirmière écarquilla les yeux en le voyant arracher le garde-corps du lit de Richard, puis s’en servir pour fouetter l’air autour de lui afin d’empêcher les surveillants d’approcher. Une fenêtre vola en éclats. Les surveillants, en nombre sans cesse croissant, tentèrent de le maîtriser, mais Ragen les jeta au sol les uns après les autres.
« Pourrrquoi, borrrdel ? Comment ? »
Plusieurs surveillants le saisirent par les bras et les jambes pour l’entraîner de force dans la salle des douches. L’un des infirmiers enfonça une seringue hypodermique dans son cou, et Ragen sombra dans les ténèbres.
Tommy reprit conscience en battant des paupières. Il sentit qu’on le portait pour le déposer sur un chariot, puis qu’on l’entravait sur la civière où il gisait. Il se glissa aussitôt hors de ses menottes, mais un surveillant les lui remit en les serrant plus fort et sangla ses chevilles. Tommy se libéra à nouveau. Cette fois-ci, ils l’attachèrent fermement à la civière en cinq points (mains, jambes et taille) puis poussèrent le chariot en toute hâte hors de l’hôpital pour hommes.
Il savait qu’ils le conduisaient vers le pavillon 9 de l’unité de traitement intensif, l’UTI – le pavillon le plus dur, où il ne ferait rien d’autre que rester assis sur une chaise. Bah, il se sortirait de là-bas. Il s’échapperait.
Tommy réalisa alors qu’ils ne l’emmenaient pas vers l’UTI 9, mais vers la porte de sortie du quai de chargement. Avec un frisson de peur, il comprit tout à coup pourquoi. Il se libéra de ses liens, mais les infirmiers ne cessaient de lui repasser les sangles autour des membres, en les resserrant chaque fois plus fort. Une grosse femme laide lui enfonça une pilule au fond de la gorge, avant de pousser son chariot à l’extérieur, sur le quai. Avec l’aide d’un surveillant, elle déplia la passerelle de chargement, et glissa la civière à l’arrière du fourgon. Dès qu’il vit l’installation électrique, Tommy sut avec certitude qu’il se trouvait à l’intérieur du Barbecue sur Roues.
Officiellement, l’usage des électrochocs était illégal à Lima, mais d’autres patients lui avaient raconté comment l’institution contournait la loi en recourant à un fourgon aménagé qui pouvait être branché sur une ligne électrique à l’extérieur de l’hôpital. Au moindre signe d’enquête ou de problèmes potentiels, on débranchait le véhicule et on le déplaçait.
Certains des morts-vivants avaient visité le Barbecue sur Roues à plusieurs reprises. Tommy, cependant, avait la certitude que Ragen ne les laisserait pas lui griller le cerveau pour le transformer en zombie.
Il ne pouvait voir le visage de la personne placée derrière lui, mais une Bible apparut soudain au-dessus de sa tête, avant de s’abattre avec violence sur son front – une, deux, trois fois. À chaque coup, une voix entonnait :
« Au nom de notre seigneur Jésus-Christ, je vous expulse, démons ! Quittez ce corps et cet esprit ! »
La voix ressemblait à celle de Lindner. Tommy crut reconnaître le directeur médical, mais il ne pouvait en être sûr. On appliqua sur son crâne des électrodes gluantes de gel conducteur, puis on alluma les appareils. Il entendit le bourdonnement de l’électricité. Au moins Richard peut-il se reposer, à présent. Tommy ne parvenait pas à formuler d’autre pensée que celle-ci.
La foudre s’abattit sur lui. Avant de sombrer dans les ténèbres, il appela à l’aide, mais Ragen ne répondit pas.
Les pulsations douloureuses qui enflammaient l’un des côtés de son cou le ramenèrent brutalement à la conscience. Il se réveilla entouré de silhouettes floues qui refusaient de retrouver leur netteté. Des menottes d’acier enserraient ses chevilles et ses poignets. Il était nu comme un ver, mais un drap avait été passé en guise de sangle autour de sa taille. Tout son corps l’élançait. On lui avait fait des piqûres dans les deux hanches, et les liens le crucifiaient à la table de métal.
Une voix s’adressa à lui :
« Eh bien, monsieur Milligan, vous vous êtes donné en spectacle, à n’en pas douter. Vous mettez votre nez dans des affaires qui ne vous regardent pas ; vous n’obéissez pas aux ordres ; vous ternissez l’image de cette institution devant une cour de justice et vos avocats nous causent bien des soucis en déposant des plaintes devant la cour, la police de la route et le FBI... Très bien, monsieur Milligan ! Vous allez pourrir ici. Vous prierez pour votre propre mort. Oh ! Oui, monsieur Milligan ! CARTON ROUGE ! Vous êtes hors jeu ! »
Le lendemain, le docteur Lindner consigna dans le dossier médical de Milligan les raisons de son transfert au pavillon 9.
SUIVI DES PROGRÈS
(Lewis A. Lindner, docteur en médecine.)
19 décembre 1979, 21 h 30.
Au vu de la symptomatologie clairement psychotique du patient [Milligan] lors de mon examen de la nuit dernière, il m’apparaît que son besoin le plus pressant est de recevoir le support d’un environnement nettement plus structuré. Par conséquent, je suggère à l’équipe thérapeutique son placement dans un pavillon-dortoir fermé [...].
L’hôpital archiva également le rapport de l’un des surveillants, qui décrivait le comportement antérieur de Milligan, en vue de prouver que son placement à l’isolement dans des conditions de sécurité maximale était requis :
DÉCLARATIONS DE TÉMOINS
Appelé à HH [Hôpital pour hommes] où le pt. [patient] était immobilisé pour éviter de se blesser lui-même. Pt. essayait de se libérer. A dû être transféré au pavillon 9. Pt. refusait de parler, mais ne cessait de se dégager des sangles. Elles ont dû être serrées plus fort avec un drap sur la région du torse. Plus tard une ceinture a été utilisée autour de sa taille et attachée aux deux côtés du lit. Enfin, vers 2 heures, ses mains ont été ramenées le long de son corps quand il s’est remis à parler de façon cohérente. A demandé de l’eau et voulait savoir s’il avait blessé quelqu’un. Personne n’a été blessé durant cet incident.
Signé : Georges R. Nash, PAS III.
L’unité de traitement intensif était considérée comme un cul-de-basse-fosse. Le pavillon 9 de l’UTI – le pavillon le plus sécurisé de tout l’hôpital – constituait une oubliette à l’intérieur de ce cul-de-basse-fosse. Et Billy Milligan y fut enfermé et sanglé au tréfonds des chambres d’isolement. Il n’existait pas à Lima de réclusion plus absolue, pas de privation de liberté plus complète, aucun mode d’incarcération plus dur.
Ils avaient placé Billy là où il ne pourrait plus causer de problèmes, là où ils pourraient le contrôler complètement – loin de tout regard, de toute conscience et de tout espoir.