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« TUEZ-MOI CE FILS DE PUTE ! »

Billy arriva au Centre de santé mentale d’Athens le 15 avril 1982. Les gardes le conduisirent jusqu’à son ancien pavillon, puis lui ôtèrent ses menottes. Patients et membres du personnel lui souriaient ; on le félicita de toutes parts pour son retour. L’infirmière en chef lui dit simplement :

« Bienvenue à la maison, Billy. »

Quand l’auteur vint lui rendre visite, quelques jours plus tard, le Professeur l’attendait.

« Je suis content que ce soit toi, dit l’auteur en lui serrant la main. Ça fait un bout de temps qu’on ne s’est pas vus. »

Profitant de cette chaude journée de printemps, ils flânèrent dans le parc. Le Professeur prit une grande inspiration, le regard perdu dans le lointain, par-delà la rivière Hocking.

« Bon Dieu, ça fait du bien d’être de retour !

— Comment vas-tu ?

— Je me divise, mais sans co-conscience. J’entends leurs voix, mais je ne peux leur parler. Le docteur Caul y parvient, cependant. Il dit que Ragen insiste sur le fait qu’il ne devrait pas se trouver ici, dans un hôpital civil ouvert.

— Voilà qui a l’air sérieux. »

Le Professeur acquiesça d’un hochement de tête.

« Après plus de deux ans et demi au contrôle du projecteur, durant lesquels il s’est senti plein de vie et de pouvoir, Ragen est furieux d’être renvoyé à l’endroit d’où il essayait de s’échapper... »

Il se retourna vers le bâtiment et suivit du regard l’escalier d’incendie qui montait jusqu’à une issue de secours.

« C’est la porte qu’il a défoncée, n’est-ce pas ? »

L’écrivain sourit.

« Ils l’ont sécurisée, depuis.

— Justement. Puisqu’il se trouve désormais dans un endroit sûr, Ragen perd sa position dominante. Arthur et lui sont en désaccord sur de nombreux points. Cette semaine, plus personne ne contrôlait le projecteur. Arthur sait que les autres psychiatres n’approuvent pas l’usage régulier d’Amytal de sodium dans la thérapie que me fait suivre le docteur Caul. Il sait que le département de la Santé mentale s’immisce dans mon traitement. Le contrôle de mon esprit est l’enjeu d’une bataille acharnée qui se livre sur deux fronts – en moi et dans le monde extérieur.

— Qu’en est-il des autres, à l’intérieur ?

— Kevin braille qu’il ne veut pas qu’on m’administre de l’Amytal, parce que, quand je suis fusionné, il ne peut plus faire n’importe quoi en toute impunité. Arthur l’a peut-être rayé de la liste des Indésirables, mais c’est toujours un fouteur de merde. Lorsque je ne suis plus sous Amytal, rien ne peut arrêter Kevin. Même Ragen a du mal à le contrôler quand la co-conscience globale est faible ou inexistante. Kevin se retrouve alors livré à lui-même, et son attitude est du genre "Si j’ai envie de sauter par cette putain de fenêtre, personne ne m’empêchera de le faire !" Il a gagné en force au cours des deux dernières années. Si pour ma part j’abandonne parfois le projecteur avec plaisir parce que je m’ennuie, Kevin aime occuper la conscience. Nous avons de vraies difficultés à le maintenir tranquille. Un jour, à l’UMLR, il a pris le projecteur au moment précis où la docteur Box injectait l’Amytal à Tommy. Il a hurlé de toutes ses forces : "Espèce de sale pute !" La pauvre a failli avoir une crise cardiaque.

— Pourquoi a-t-il fait ça ?

— Il était furieux qu’une femme lui vole son pouvoir, et... »

Le Professeur s’arrêta de marcher et fronça les sourcils, surpris par ses propres paroles. Haussant les épaules, il reprit sa promenade.

« ... et Philip n’est qu’un voyou apathique. Il n’est pas du genre à vous insulter ou à devenir vulgaire. Il se moque de tout, rien ne l’intéresse.

— Crois-tu que les Indésirables risquent de causer des problèmes à Athens ?

— L’argument de Ragen est que, puisque le docteur Caul rencontre des difficultés à nous prescrire de l’Amytal, nous ne devrions pas nous trouver dans un hôpital ouvert.

— Mais tu m’as dit que la docteur Box était capable d’utiliser l’Amytal pour contrôler les Indésirables.

— Cela lui donnait le contrôle du projecteur ; elle pouvait décider qui l’occupait, et pour combien de temps – quelque chose que le docteur Caul n’avait jamais fait, à tort. Il doit à présent convaincre Arthur et Ragen de collaborer pour maintenir l’ordre, parce que je n’arrive pas à garder Kevin et Philip à l’écart. »

Ils marchèrent un instant en silence, puis rentrèrent dans le bâtiment.

« J’aimerais venir te rendre visite jeudi. Est-ce que tu seras là ?

— C’est dur à dire, répondit le Professeur. Il se passe tant de choses. Je laisserai une note annonçant ta venue. De cette façon, si je suis parti, quelqu’un d’autre t’attendra. »

L’auteur voulait l’encourager à être présent lors de sa prochaine visite, mais, alors qu’ils franchissaient la porte, il remarqua le subtil changement dans le regard et le mouvement des lèvres de Milligan.

Le Professeur venait de s’éclipser.

« On se voit jeudi », lui lança l’auteur.

Quelques jours après cette visite, au cours d’un déjeuner avec l’auteur, le docteur Caul lui expliqua que Tommy avait tant changé qu’il n’était plus certain d’avoir affaire à la même personnalité. Tommy ressemblait dorénavant à Danny, l’adolescent introverti qui se manifestait lors des périodes de tortures.

Allen parla plus tard des changements dans le comportement de Tommy. Il évoqua avec amertume l’horreur des sévices qui lui avaient été infligés à Lima – traîné de force hors de la salle d’observation après la mort de Richard Case, immobilisé par des sangles à l’intérieur du Barbecue sur Roues, puis électrocuté délibérément. Après cela, il n’avait plus jamais été le même. Allen savait que Tommy se sentait stupide et honteux de sa perte de mémoire, ainsi que de son incapacité à prendre des décisions.

Peu de temps après, le docteur Caul se rendit compte qu’une violente bataille se déroulait entre Allen et Tommy. Des infirmiers rapportèrent avoir vu Allen travailler sur un portrait, et, quelques heures plus tard, Tommy sortir de sa chambre, aller chercher de la peinture et barbouiller la toile à grands coups de pinceaux.

Allen menaça de saccager de la même façon les paysages de Tommy s’il n’arrêtait pas de vandaliser ses toiles.

« Je n’arrive pas à convaincre Tommy de me confier les raisons de son comportement, se désola Caul auprès de l’auteur. Peut-être vous le dira-t-il, à vous. »

L’auteur accepta d’essayer de ramener la paix entre les deux Habitants. Il fallut plusieurs jours de discussions et de cajoleries pour que Tommy consente à s’expliquer.

« Allen n’avait aucun droit de te parler des électrochocs !

— Allen savait que tu n’allais pas bien, et que quelqu’un devait pousser un cri d’alarme.

— C’est mon problème, Daniel. Je t’en aurais parlé une fois que je me serais senti mieux et prêt à le faire. »

Tommy décrivit ce dont il se souvenait de son passage dans le Barbecue sur Roues et accepta une trêve avec Allen.

Au cours des mois qui suivirent, le Professeur, avec l’aide du docteur Caul, lutta pour accomplir une fusion stable.

À la mi-octobre 1982, s’appuyant sur les comptes rendus psychiatriques rédigés par le docteur Caul, le juge Flowers amenda sa précédente ordonnance et autorisa Billy à se joindre à des sorties encadrées de petits groupes de patients, mais lui interdit de sortir sans accompagnement hors du Centre.

Billy manifestait de l’impatience à présent, persuadé que la politique prenait le pas sur sa thérapie. Voir le magistrat qui avait eu le courage trois ans auparavant de le déclarer « irresponsable pour troubles mentaux » céder aux pressions des législateurs de l’État et des médias l’agaçait.

Il fallut attendre avril 1983 pour que Flowers lui accorde l’autorisation d’effectuer des « sorties de jour » à la condition expresse d’être accompagné par un membre de l’équipe thérapeutique ou par une autre personne « responsable ».

Billy ne comprenait pas pourquoi on continuait à le traiter différemment des autres patients – parmi lesquels, des assassins – qui obtenaient le droit de sortir dès lors que leur psychiatre déclarait qu’ils ne constituaient plus un danger pour eux-mêmes ou pour les autres.

Il n’avait jamais ne serait-ce que traversé une rue en dehors des passages piétons, disait-il, depuis qu’on l’avait arrêté en octobre 1979. Il avait été un patient modèle, supportant des abus que peu de gens auraient pu tolérer. Devoir sortir sous la surveillance d’un gardien l’irritait, mais l’idée d’une liste de personnes agréées le rendait furieux.

L’auteur se trouvait sur cette liste, ainsi qu’une jeune infirmière du nom de Cindy Morrison, qui avait été assignée à la surveillance de Billy presque tous les jours. À l’instar de la majorité du personnel du Centre de santé mentale, Cindy jugeait injustes les restrictions imposées à Milligan et prenait sa défense chaque fois que l’occasion s’en présentait.

L’équipe thérapeutique d’Athens interpréta les consignes du juge Flowers avec libéralité. Elle définit les « sorties de jour » comme s’appliquant de 7 heures du matin jusqu’à la tombée de la nuit. En pratique, jusqu’à l’extinction des feux, c’est-à-dire 22 heures. Billy loua une maison où il pourrait peindre toute la journée, en préparation du moment où on l’autoriserait à vivre en dehors de l’hôpital en « sortie à l’essai ».

Manque de chance, la maison en question se trouvait juste en face de celle de l’oncle de Robert Allen, le shérif du comté d’Athens.

Le 21 juillet 1983, l’agent spécial Howard Wilson, sur ordre du chef du service de Libération conditionnelle de Columbus, entama une filature de Billy.

Le shérif Allen informa Wilson que Milligan effectuait chaque jour ses trajets au départ ou à destination du Centre à bord d’un pick-up Datsun jaune immatriculé au nom de Cindy Morrison. Il lui décrivit la jeune femme comme mesurant un mètre soixante, de corpulence moyenne, avec des cheveux très noirs qui lui descendaient jusqu’aux épaules. Milligan, lui précisa-t-il, passait ses journées dans la maison qu’il louait depuis la fin du mois précédent.

Le shérif suggéra que la maison de son oncle, dans le même quartier, pourrait constituer un bon poste d’observation.

Vêtu d’un jean sale, d’une casquette de fermier et d’un teeshirt déchiré tendu sur sa bedaine proéminente, l’agent Wilson fit le tour du quartier en voiture. Après s’être garé, il décida de rejoindre la résidence de Milligan en coupant à travers les bois, par l’ouest. Incapable cependant de voir la maison ou la cour depuis cet angle, il la contourna pour s’approcher par l’est.

Tout à coup, des aboiements retentirent. Milligan sortit de la maison pour libérer les chiens.

« Trouve-le, César ! Trouve-moi ce fils de pute ! Tue-le, Tasha ! »

Wilson battit en retraite dans la forêt pour échapper aux chiens, puis observa la maison jusqu’à la tombée de la nuit. Après que les lumières du porche se furent allumées, il vit Milligan et la jeune femme aux cheveux noirs monter dans la Datsun jaune et s’en aller.

Quand Wilson retourna à son poste d’observation, le lendemain matin à 7 h 26, la lumière du porche était encore allumée, mais aucun véhicule ne stationnait dans l’allée de gravier. À 7 h 49, la Datsun s’engagea sur la voie d’accès à la maison et Wilson photographia Milligan et la jeune femme aux cheveux noirs lorsqu’ils passèrent devant lui.

Plus tard dans l’après-midi, le shérif Allen lui suggéra de prétendre chasser la marmotte dans les environs, et lui donna une carabine 22 long rifle.

Wilson écrivit dans son rapport :



[...] Alors que je m’approchais de la maison, j’ai vu Milligan occupé à tondre la pelouse dans le jardin. Je me suis avancé pour lui parler. Je lui ai déclaré que je chassais la marmotte et que je ne voulais pas le déranger. Le sujet a déclaré qu’il serait heureux de me laisser chasser sur sa propriété et qu’il espérait que je pourrais le débarrasser de certaines de ses marmottes. Il a repris son travail et je me suis installé dans un champ limitrophe.


Plus tard, Wilson interrogea les voisins, lesquels déclarèrent avoir souvent vu Milligan peindre dans les champs, accompagné en général de la femme aux cheveux noirs.

Wilson termina sa surveillance le 22 juillet à 20 heures. Alors qu’il dictait son rapport dans le bureau du service de Libération sur parole, le shérif Allen l’appela pour lui signaler qu’il avait vu Milligan et la jeune femme aux cheveux noirs (identifiée comme Cindy Morrison) déambuler le long de Court Street dans le centre d’Athens, et qu’il les avait photographiés.

Cindy Morrison confia à Billy que les surveillances et les menaces l’effrayaient.

« Tu crois vraiment que quelqu’un veut te tuer ?

— C’est un tueur à gages, je le sais. Quelqu’un a mis un contrat sur ma tête. Ils me veulent mort ou en prison pour toujours.

— J’ai peur, Bill. Je pense que je ferais peut-être mieux de partir. Nous ne devrions plus nous voir.

— J’imagine que tu as raison. Tu vas me manquer, mais je ne veux pas que tu vives dans l’angoisse. »

Le 20 septembre, The Post rapporta que le shérif Allen reconnaissait être à l’origine de la surveillance de Billy Milligan.

« Le service de Libération sur parole s’est impliqué dans cette affaire à ma demande, déclara-t-il au journaliste. C’est moi qui ai pris contact avec eux. »

Quand un autre reporter mentionna le fait que la cour avait autorisé Milligan à quitter le Centre durant la journée en compagnie de Cindy Morrison, dès lors que l’équipe thérapeutique était d’accord, Allen rétorqua :

« S’il est guéri, il doit être envoyé en prison. »

Le shérif partageait cette conviction avec de nombreuses personnes, induites en erreur par la position trouble et complexe adoptée par le service de Libération sur parole à l’égard de Billy. Ayant été « acquitté pour démence » des viols de trois femmes en 1979, Milligan ne pouvait, selon la loi de l’Ohio, être renvoyé en prison pour ces mêmes crimes. L’interner dans un hôpital psychiatrique carcéral de haute sécurité jusqu’à ce que le département de la Santé mentale estime qu’il ne représentait plus un danger pour lui-même ni pour la société était la seule mesure possible. À ce stade, la plupart des malades mentaux étaient remis en liberté. C’était ce que Billy espérait et attendait avec impatience.

Billy et ses avocats présumaient que le service de Libération sur parole l’autoriserait à rester en liberté conditionnelle, ainsi qu’il le faisait pour des condamnés plus violents et plus dangereux que lui – parmi lesquels des multirécidivistes.

Billy soulignait souvent qu’il n’avait jamais enfreint la moindre loi depuis le diagnostic de sa maladie mentale – au point d’avoir toujours emprunté les passages piétons pour traverser la rue. Une fois que le département de la Santé publique l’aurait déclaré sans danger et que la cour l’aurait libéré, il s’attendait à ce qu’on le place en liberté surveillée pendant plusieurs années avant de lui ôter sa laisse.

Une inquiétante rumeur lui parvenait de temps à autre, selon laquelle le chef du service de Libération sur parole entendait, pour des raisons personnelles, le renvoyer en prison. John Shoemaker, avait-on dit à Billy, attendait que le département de la Santé mentale le déclare sans danger pour lui-même ou pour les autres pour l’envoyer purger le solde de sa peine de deux à quinze ans de prison – au motif d’une quelconque infraction commise durant sa liberté conditionnelle.

Son avocat, Alan Goldsberry, se renseigna à ce sujet. Après qu’on l’eut assuré de l’absence de fondement de cette rumeur, Billy essaya de ne plus y penser.

Au terme d’un nouveau passage de Billy devant la commission, le juge Flowers – en dépit de l’opposition tenace du shérif Allen – donna enfin son feu vert au programme de « sorties à l’essai ». Le 3 février 1984, la première page du Columbus Citizen-Journal annonçait en énormes caractères : « Milligan pourra sortir seul ».

Le reporter Harry Franken rapporta les propos prononcés par Milligan à la barre des témoins : « Ma vie a considérablement changé. Je fais parfaitement la, différence entre le bien et le mal, et c’est d’une grande importance à mes yeux. J’ai été violé. On m’a inoculé beaucoup de haine. Mes actes n’étaient pas dirigés contre les femmes, mais contre le monde entier. Je croyais que la vie était ainsi faite. Je pensais que les gens devaient se faire du mal... Je me moquais de vivre ou de mourir. »

L’affrontement entre Billy et le shérif Allen ne cessa de gagner en intensité durant l’année suivante, jusqu’à ce qu’Allen arrête Billy pour un délit que ce dernier jura n’avoir pas commis.

Les détails de l’incident en question parvinrent au service de Libération sur parole :



RAPPORT AU SERVICE DE
LIBÉRATION SUR PAROLE
Le 22 novembre 1984, un coup de feu a été tiré sur la grange du dénommé George Misner, résident d’Athens, Ohio. Une balle de fusil de chasse a troué un mur de la grange, est ensuite entrée dans une caravane abritée sous la grange, a traversé un raifrigérateur [sic], est sortie de l’autre côté de la caravane et s’est logée dans le mur opposé de la grange. Total des dégâts [...] plus de mille six cents dollars. Le dénommé Bruce Russel a admis auprès du département du shérif du comté être l’auteur du coup de feu [...]. Il a déclaré que le détenu libéré sur parole [Milligan] était le conducteur du véhicule [...]. M. Russel a aussi déclaré au dénommé Dave Malawista, du Centre de santé mentale d’Athens, que le détenu libéré sur parole se trouvait avec lui [Russel] lors de l’incident et qu’il [Milligan] connaissait ses intentions. Il doit être noté que, dans la plus récente de ses dépositions auprès du Bureau du procureur du comté d’Athens, M. Russel déclare « ne pas être sûr » que le détenu libéré sur parole connaissait ses intentions [celles de Russel].
En outre [...] le procureur adjoint Toy [a déclaré] que des poursuites pourraient être engagées contre le détenu libéré sur parole pour avoir menacé de tuer le shérif du comté d’Athens et sa famille. Il doit être noté que ces menaces présumées ont été adressées au shérif Robert Allen.


Bruce Russel, l’ancien employé du Centre de santé mentale d’Athens responsable du coup de feu, fut accusé de vandalisme criminel. Il revint plusieurs fois sur sa version des événements, et, après un interrogatoire mené par le shérif Allen, déclara au procureur avoir changé sa version des faits parce que Milligan l’avait menacé.

Un mois plus tard, cinq jours avant Noël, alors que Billy surveillait l’abattage de certains de ses arbres par une société forestière, le shérif Allen se gara devant chez lui, sortit de sa voiture de police un mandat à la main et procéda à son arrestation.

Puisque Russel affirmait à présent dans une déposition officielle que Milligan « ignorait son intention de tirer un coup de fusil de chasse », l’accusation de vandalisme criminel fut remplacée par celle de « complicité d’actes de vandalisme ».

Le juge d’instruction refusa d’inculper Billy sur la base des preuves disponibles, balayant toutes les accusations portées contre lui. Le shérif Allen s’obstina, et déclara bientôt avoir trouvé un témoin oculaire capable d’identifier Milligan comme le conducteur du véhicule. Mais lorsque les procureurs adjoints Robert Toy et David Warren affirmèrent au cours d’une audience préliminaire ne pouvoir présenter de preuves, le juge rendit une nouvelle ordonnance de non-lieu.

Les procureurs annoncèrent alors leur intention de saisir un autre juge d’instruction et de demander une inculpation sur la base d’un témoignage anonyme, toujours pour les mêmes chefs d’accusation.

De toute évidence, non seulement le shérif, mais aussi les procureurs entendaient le poursuivre avec acharnement, sans se soucier du coût de leurs démarches pour les contribuables. Billy sentit sa fusion faiblir. Il lutta pour maintenir le Professeur sous le projecteur en permanence, mais la peur, le stress et la paranoïa menaçaient de dissoudre ce qui le retenait en un seul morceau. Il ne s’ouvrit de ses difficultés à personne, pas même au docteur Caul.

L’arrivée de Gary Schweickart, venu de Columbus pour assister Alan Goldsberry lors du procès, le soulagea.

L’arrestation de son client, déclara Goldsberry à la cour, affecterait sans nul doute son statut aux yeux du service de Libération sur parole. S’il était inculpé pour un crime quelconque, le SLP pourrait le faire emprisonner pour contravention aux conditions de sa remise en liberté.

« Lorsque vous lancez une accusation contre quelqu’un, vous devez présenter vos preuves devant la cour. L’accusation n’a présenté aucune preuve, mais a laissé un nuage sombre planer au-dessus de la tête de notre client. La défense entend dissiper ce nuage. »

Schweickart ajouta que l’accusation jouait abusivement des procédures juridiques.

« Ils ont prétendu posséder des preuves lors de l’arrestation de M. Milligan, souligna l’imposant avocat de la défense, mais n’en ont pas présenté une seule devant la cour. Attendons de voir quelle sera leur prochaine allégation. »

Bruce Russel, l’auteur du coup de feu, plaida coupable à l’accusation de vandalisme. Il fut remis en liberté sur parole sans avoir à verser de caution.

Puisque Billy n’avait pas été inculpé, le juge Flowers passa à l’étape suivante du programme thérapeutique ordonné par la cour. Au cours d’une audience menée à Columbus, Flowers assouplit les modalités des sorties à l’essai et annonça ses conditions : Billy avait l’obligation de se rendre au Centre de santé mentale au moins une fois par semaine pour le suivi de son traitement, et devait avertir le Centre s’il souhaitait quitter le comté d’Athens.

Plusieurs membres du Mouvement national des femmes manifestèrent bruyamment leur indignation dans la salle d’audience. Une des femmes bondit sur ses pieds en hurlant :

« J’exige que les femmes de l’Ohio soient averties qu’un violeur notoire va être remis en liberté ! »

À l’extérieur, une autre féministe tenta d’agresser Billy physiquement, mais en fut empêchée par une de ses camarades.

Billy déclara aux femmes en colère qu’il comprenait leur réaction. Il savait ce qu’était la haine, car il avait été lui-même violé à de multiples reprises par son beau-père.

« Mais je ne suis pas l’animal que les médias décrivent. Venez me rendre visite à Athens, et vous ferez connaissance avec le véritable Billy Milligan.

— Je vous souhaite bonne chance, lui dit une autre militante, mais vous devez comprendre : chaque fois que votre nom est mentionné dans les médias, des millions de femmes tremblent de peur. »

Trois semaines plus tard, Billy quitta le quartier du shérif Allen pour s’installer dans une ferme dont il avait acheté l’usufruit. Il se lança dans l’élevage de bétail pour compléter le revenu de la vente de ses peintures.

Peu de temps après son déménagement, Sylvia Chase se rendit à Athens pour l’interviewer. L’équipe de l’émission « 20/20 » filma Billy en train de jouer avec ses chiens, de se rendre en ville à pied, de nourrir son bétail et de peindre. La plupart des résidents de la ville semblaient prêts à accorder une seconde chance au plus tristement célèbre de leurs concitoyens.

Robert Allen, cependant, ne cachait pas son hostilité. Un reporter du Boston Phoenix rapporta plus tard ses propos :



« Si ce fils de pute [Milligan] était allé au pénitencier pour les viols de Columbus et qu’il avait purgé sa peine, il serait libre à présent ; il serait redevenu un citoyen ordinaire comme vous et moi.
« Merde, il a sûrement passé plus de temps dans ces putains d’asiles de dingues que s’il était allé d’entrée de jeu en prison ! Mais c’est pas le problème. Il doit encore plusieurs années de prison à la société.
« On m’a un jour fait remarquer, dit Allen avec un grand sourire, que j’avais eu la solution à ce putain de problème à portée de main, mais que j’l’avais laissée me filer sous le nez. J’aurais dû descendre ce fils de pute et le balancer dans une des mines abandonnées du comté de Meigs. »

Deux semaines plus tard, Billy appela son avocat pour lui annoncer qu’Allen avait fait irruption chez lui avec ses adjoints à une heure du matin et l’avait arrêté une fois encore pour sa participation à la fusillade de la grange.

Billy plaida non coupable lors de la lecture de l’acte d’accusation, mais fut incapable de déposer les soixante-dix mille dollars requis pour obtenir sa remise en liberté sous caution. Allen l’enferma dans la prison du comté d’Athens, où Billy fut violemment passé à tabac.

Ses codétenus, Larry Sabo et Myron McCormick, écrivirent deux jours plus tard au Columbus Citizen-Journal. Le quotidien publia leur histoire, ainsi que les dénégations du shérif, le 8 mars 1985 :


LE SHÉRIF S’AMUSE
DES ACCUSATIONS PORTÉES CONTRE LUI
par Randy Linbird
Athens – Les allégations de deux détenus de notre prison, selon lesquelles le shérif Allen leur aurait demandé d’assassiner William S. Milligan et « de faire en sorte que cela ressemble à un suicide » vont faire l’objet d’une investigation menée par Allen lui-même, a-t-il annoncé hier [...].
Le shérif a déclaré : « Je vais enquêter sur le sujet », en laissant entendre qu’il pourrait lancer des poursuites contre les détenus ou Milligan.
Lors d’un interrogatoire ayant eu lieu hier à la prison du comté d’Athens, McCormick a précisé qu’un troisième détenu, Michaël Day [...], avait lui aussi été contacté par Allen le 25 février dernier.
Sabo a affirmé qu’Allen lui avait fait une offre le 25 février, pendant une fouille au cours de laquelle les détenus avaient reçu l’ordre de sortir de leur cellule pour permettre l’inspection : « Il voulait m’engager pour tuer Billy Milligan et faire en sorte que cela ressemble à un suicide. J’aurais été plutôt bien payé pour ce boulot. »
McCormick a écrit : « Il [Allen] m’a demandé si j’étais prêt à filer un coup de main pour pendre Billy de façon à ce qu’on croie qu’il s’était pendu lui-même. Il a dit que je n’aurais plus à me faire de soucis au sujet de ma condamnation [...]. »
Des sources proches de Milligan le décrivent comme souffrant d’une grave dépression. Son incarcération et les accusations portées contre lui pourraient également avoir occasionné une rechute.


Le shérif Allen déclara à Athens News qu’il ne voyait pas de conflit d’intérêts particulier dans le fait d’enquêter lui-même sur des accusations formulées à son encontre.

« Qui est mieux placé que moi pour faire la lumière sur ce sujet ? » demanda-t-il.

Plus tard, il fit part à la presse de ses conclusions : les allégations selon lesquelles il aurait voulu faire assassiner Milligan étaient sans fondement. Le capitaine Clyde Beasley, du département de police d’Athens, qui enquêtait lui aussi sur cette affaire à la demande du shérif Allen, déclara que l’un des détenus avait admis la fausseté de ces accusations ; toute cette histoire n’était qu’un coup monté mis au point par Milligan pour discréditer Allen.

Mais Gary Schweickart et Randall Dana, un avocat commis d’office de l’Ohio, convaincus que Billy courait un véritable danger, obtinrent du tribunal l’ordre de le transférer de la prison du comté d’Athens vers l’UMLR (rebaptisée depuis centre médico-légal Timothy-Moritz) afin d’y subir une évaluation psychologique. Peu de temps après, le 9 avril 1985, le juge Martin ordonna son placement à l’hôpital d’État de Massillon, dans le nord-est de l’Ohio, où il demeurerait en observation jusqu’à son prochain passage en commission, environ deux mois plus tard.

Entre-temps, Bruce Russel – qui avait tiré un coup de fusil de chasse dans la ferme de son ex-employeur – fut relaxé après trente jours de liberté surveillée.

Tommy connut une série de transferts et d’examens psychiatriques et fut renvoyé au centre médico-légal Moritz le 17 juin 1985, menottes aux poignets. Tandis qu’on l’entraînait à travers le sas d’entrée vers la zone des admissions, il aperçut une silhouette familière. Un frisson d’angoisse le parcourut.

« Qui est-ce ? demanda-t-il à une infirmière qui passait à côté de lui.

— Le nouveau directeur médical de l’hôpital psychiatrique central de l’Ohio – y compris de l’unité Moritz.

— Il ressemble à quelqu’un que...

— C’est le docteur Lewis Lindner, récemment transféré après la fermeture de l’hôpital d’État de Lima. »

Les noms Lima et Lindner résonnèrent dans son esprit, ramenant à sa conscience le plus sinistre de ses souvenirs – le Mouroir.

Les mille et une guerres de Billy Milligan
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