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LA MAIN DE M. BRAXO
O sole mio, j’encule cet endroit
O sole mio
... ô ma belle embrasse-moi...
Les cloisons de séparation, guère plus hautes que le sternum, n’offraient qu’une parodie d’intimité dans les douches embuées du pavillon A. À la différence de la salle d’eau du pavillon 22, équipée de douches individuelles, un unique tuyau percé de trous courait au plafond, comme si quelqu’un l’avait criblé de plomb avec un fusil de chasse. Bien que la conduite projetât de l’eau dans toutes les directions, trois gros jets atterrissaient directement dans les trois cabines.
« Figaro... Enculé-mio... Figaro... » , chantait Bobby Steel.
Les cheveux frisés du jeune ténor, à présent mouillés et rejetés en arrière, le rendaient plus semblable encore à une souris que lorsque Allen l’avait rencontré pour la première fois, en compagnie de Gabe. Bobby avait bouché la bonde d’évacuation au centre de la salle d’eau avec un vieux chiffon, inondant les lieux. Il riait et chantait à présent dans dix centimètres d’eau, tel un enfant pataugeant de grand cœur dans une flaque.
Il releva la tête quand Allen entra, et rougit d’être ainsi surpris à s’ébattre dans son parc aquatique.
« Ah, Billy... euh..., bredouilla-t-il. Alors, qu’est-ce que t’en penses, de cette maison de dingues ?
— J’aurais préféré échouer ailleurs », répondit Allen avant d’entrer dans la cabine voisine, où il commença à se savonner.
La rougeur abandonna les joues de Bobby tandis qu’il jetait un coup d’œil par-dessus la cloison. En raison de sa petite taille, le bord de celle-ci lui arrivait au niveau des yeux.
« J’ai lu plein de trucs à ton sujet. Comment as-tu atterri ici ?
— C’est une longue histoire, et pas très intéressante », fit Allen.
Il savait que Bobby voulait juste bavarder.
Embrassant la cloison de ses deux bras, Bobby y appuya son menton.
« T’es passé par Lebanon, hein ?
— Ouais, répondit Allen, qui connaissait déjà la question suivante.
— Est-ce que c’était mieux qu’ici ?
— Beaucoup mieux. Plus d’activités, plus de liberté. Je préférerais tirer deux ans à Lebanon qu’un an ici. »
Bobby arbora un large sourire, de toute évidence soulagé.
« Je suis content d’entendre ça. Comme je suis un Ascherman, je vais me retrouver là-bas. »
Allen fut surpris de l’apprendre. Bobby ne donnait pas l’impression d’être un criminel sexuel, ni un sociopathe.
« Y a-t-il beaucoup de viols entre détenus, comme on me l’a dit ? »
Allen réalisa que Bobby s’inquiétait à ce sujet en raison de son petit gabarit.
« Ben ouais, ça arrive, mais la plupart des mecs se mettent en position de se faire violer. On a beau leur dire qu’ils font des cibles faciles parce qu’ils sont jeunes et faibles, ils n’écoutent pas les conseils qu’on leur donne... »
Bobby essuya le savon de ses yeux pour fixer Allen avec intensité.
« Quel genre de conseils ?
— Avant tout, n’accepte jamais rien de quiconque te l’offre sans raison. Ce qui peut ressembler à un geste d’amitié a de grandes chances d’avoir un motif secret.
— Je ne comprends pas.
— Disons qu’un gars que tu ne connais pas débarque d’un seul coup et engage la conversation avec toi. Il a l’air d’un mec cool, et il t’offre quelques barres chocolatées, ou un paquet de clopes. Si tu les prends, tu lui devras quelque chose, un service personnel – des faveurs sexuelles, par exemple. Si deux mecs que tu connais à peine viennent te voir et te proposent de te joindre à eux dans un coin tranquille pour fumer un joint, tu as de bonnes chances de finir par pomper autre chose qu’un pétard, une fois que tu seras défoncé. »
Bobby écarquillait les yeux.
Et reste loin des attroupements. Tu peux te faire violer à dix pas d’un gardien, s’il y a un mur de taulards qui attendent leur tour entre toi et lui. »
Allen se remémora le surveillant qui avait essayé de lui vendre sa protection pour cinquante dollars.
« Un autre truc... Si un type te propose sa protection juste après que quelqu’un d’autre t’a cherché des emmerdes sans la moindre raison, dis-lui d’aller se faire foutre. C’est un coup monté. Pour qu’il te protège, tu devras le payer en te montrant très gentil. Je suis sûr que tu apprendras vite les choses à faire et à ne pas faire en taule, lorsque tu y seras. »
Bobby sortit de sa cabine, une serviette passée autour de la taille.
« Voici ma protection ! » déclara-t-il avec un large sourire.
Il tendit la main vers la boîte à savon accrochée à sa taille et en sortit une brosse à dents bleue.
Allen tressaillit à la vue de la lame de rasoir enchâssée dans le plastique. Il se souvint du premier tranche-gorge qu’il s’était fabriqué en prison. Il l’avait appelé son « égaliseur ».
Le rictus féroce qui apparut sur le visage de Bobby ne laissait aucun doute sur le fait qu’il n’hésiterait pas à s’en servir. Le petit homme lécha la lame avec sa langue, puis sortit de la pièce sans quitter Allen des yeux, une étrange lueur dans le regard.
Qu’est-ce qui peut conduire une personne à se transformer ainsi ? se demanda Allen tandis que l’eau chaude massait son dos, le réchauffant et l’apaisant. Quand il était entré dans la salle des douches, Bobby barbotait dans l’eau avec l’innocence d’un enfant ; la minute d’après, il s’était changé en un tueur de sang-froid.
Allen savait maintenant pourquoi Bobby était un Ascherman.
Il fronça les sourcils. Lui-même apparaissait sans doute de la même manière aux yeux des étrangers lorsqu’il passait de David, Danny ou Billy D. au redoutable Ragen.
Et si Bobby Steel ?...
Il abandonna cette idée avec un haussement d’épaules. Bobby n’allait certes pas bien, mais, de toute évidence, il ne souffrait pas du syndrome de personnalités multiples.
Après le petit déjeuner, les « cohérents » se retrouvèrent dans la salle de jour pendant que les « zombies » et les « introvertis » erraient sans but à travers tout le pavillon. Un petit groupe de surveillants, assis autour du bureau dans le cercle principal, se vantaient de leur beuverie de la nuit précédente et du nombre de putes qu’ils avaient baisées. Le Gros Oggy et Flick le Chauve patrouillaient dans les deux couloirs du pavillon A, tandis que, dans un coin, un patient abruti de médicaments vomissait son petit déjeuner.
Le surveillant chef Rusoli envoya des gardiens dans le reste du pavillon afin de regrouper les patients pour l’atelier de thérapie par le travail.
Assis sur une chaise, une casquette de base-ball bleue enfoncée à l’envers sur son crâne, les pieds sur une table en bois, Bobby Steel lisait un vieux magazine. Il mâchait un chewing-gum tout en écoutant la radio à travers une oreillette blanche. Il avait posé le poste sur son estomac.
Joey Mason, l’artiste barbu de la cellule 46, jouait aux dames avec un autre détenu.
Allen achevait une cinquième réussite ratée.
Allongé au sol sur le dos, l’énorme Gabe Miller tenait à bout de bras au-dessus de son torse une chaise sur laquelle un jeune homme – plus petit encore que Bobby – était assis. Gabe se servait de la chaise et de son occupant comme d’une presse à développé couché. Le jeune homme utilisé en guise de poids commençait de toute évidence à souffrir du mal de mer.
« Laisse Richard descendre avant qu’il ne te vomisse dessus », lui conseilla Bobby.
Quand, avec délicatesse, Gabe reposa la chaise sur le carrelage, Richard sauta au sol et s’éloigna en toute hâte, avant de laisser échapper de grands soupirs, sans dire un mot.
« OK, fit Bobby, et apporte-moi du café par la même occasion. »
Richard sourit et détala de la salle commune. Allen fronça les sourcils devant ce qui ressemblait à une communication télépathique.
« Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Du Kool-Aid.
— Comment peux-tu le savoir ? Il n’a rien dit.
— Il n’a pas besoin de me le dire, répondit Bobby avec un demi-sourire. Richard Case est si timide, si introverti et si complexé qu’il a toujours peur que les autres le haïssent et le rejettent. Tu apprends vite à deviner ce qu’il veut par ses seules expressions, mais j’essaie quand même de le faire parler de temps en temps.
— Oui, j’ai remarqué.
— Richard a aidé Gabe à s’entraîner, alors je le récompense de s’être impliqué. Il a besoin d’interagir avec les gens.
— Tu prends soin de lui comme un grand frère. Tu crois vraiment que c’est une bonne chose pour lui, vu que tu vas bientôt partir en prison quand lui restera ici ?
— Je sais, répondit Bobby en baissant les yeux avec tristesse. Sûr qu’il va me manquer, ce p’tit gars. J’espère que tu garderas un œil sur lui quand je serai parti, Billy. Il a l’air de bien t’aimer... Ne laisse personne lui faire de mal. »
Allen ramassa les cartes de sa sixième réussite manquée.
« Je ferai mon possible », promit-il.
Richard lui rappelait Mary, timide et silencieuse. Il se souvint de ses propres efforts pour amener la jeune femme à parler, pour la sortir de sa dépression. Il aurait aimé qu’elle lui rende visite, mais Lima était loin d’Athens. Mary devrait prendre plusieurs bus et voyager une journée entière pour arriver jusqu’ici. Allen savait qu’elle n’hésiterait pas à venir s’il le lui demandait, mais il ne voulait pas lui imposer un trajet aussi pénible.
Il déplia la lettre qu’il avait découverte sous son lit. Il ignorait qui l’avait ouverte, mais il pensait avoir tout autant le droit de la lire que n’importe lequel des Habitants. L’écriture minuscule qui recouvrait le papier était à l’image de la jeune femme – ramassée sur elle-même –, comme si elle tentait de protéger ses mots d’un monde hostile.
Allen se saisit d’une feuille de papier et d’un stylo, puis écrivit :
Tu me manques, Mary, mais je sais que nous ne nous reverrons plus jamais. Je crois qu’il vaut mieux que tu ne viennes pas ici. Les gens sauraient combien tu comptes pour moi, et je crains que certains ne se servent de toi, de ma mère ou de ma sœur pour me faire du mal. Je ne peux pas l’accepter.
Il venait juste de glisser sa lettre dans une enveloppe quand il entendit le Gros Oggy rugir :
« Logan ! Milligan ! Case ! Mason ! Steel ! Hopewell ! Braxo et Bradley ! Au cercle ! Pilules de midi ! »
Les cohérents recevaient leurs médicaments en premier. Flick chasserait ensuite les zombies et les introvertis un par un. Allen ne pouvait plus supporter la Stelazine ; il décida que le temps était venu de laisser quelqu’un d’autre prendre le projecteur et les pilules. Il battit des paupières et...
Tommy se retrouva en train de marcher à petits pas vers la file de patients alignés devant le cercle. Bobby et Richard lambinaient derrière lui.
« ... hais cette merde qu’ils me filent, disait Bobby. Les premières fois qu’ils m’en ont fait avaler, ma langue a doublé de volume, je voyais trouble et j’étais incapable d’aligner deux pensées. Je suis resté dans le coaltar jusqu’à ce qu’ils me filent du Cogentin contre les effets secondaires. »
Bobby posa sa main sur l’épaule de Richard.
« Ce veinard a droit à ce bon vieux Valium. Le grand V : du V-10. Les petites saloperies vertes. »
Alors voilà pourquoi on m’a mis sous le projecteur, comprit Tommy. C’est l’heure de prendre les médocs ! Pas question ! Il tenta de se glisser hors du projecteur, sans succès. Personne d’autre ne voulait avaler ces putains de médocs. Pourquoi lui ?
Bobby et Richard s’avancèrent dans le cercle à ses côtés et tous trois se mirent en ligne devant le guichet de l’infirmière.
Mme Grundig, âgée de 55 ans, portait des lunettes en amande parsemées de paillettes. Un cordon était supposé les retenir autour de son cou lorsqu’elle ne les utilisait pas, mais elle se contentait le plus souvent de les faire glisser tout au bout de son nez. Sous la protection de deux surveillants qui flanquaient la porte à battants superposés derrière laquelle elle se tenait, l’infirmière tendait les pilules et les gobelets d’eau sans dire un mot, regardant ses patients avec dégoût. L’expression de son visage, se dit Tommy, laissait penser qu’elle venait tout juste de mordre dans un sandwich à la merde.
Soudain, un détenu d’une trentaine d’années, très maigre, se mit à hurler.
« Je vous en prie, non ! Je n’en peux plus, madame Grundig ! Vos pilules me rendent trop faible. Je ne peux plus bouger, je ne peux plus penser. Ces trucs me rendent fou ! »
Un filet de salive pendait des lèvres de l’homme. Le malheureux est presque un zombie, pensa Tommy, et ils ont bien l’intention de le maintenir dans cet état. Le patient tomba à genoux, pleurnichant comme un gosse. Mme Grundig décocha un regard impatient au Gros Oggy. En réponse à cet ordre silencieux, le surveillant passa derrière le malheureux, tordit son bras maigre par une clef et agrippa ses cheveux de l’autre main. Flick le Chauve s’avança entre eux et la ligne de patients, comme s’il défiait qui que ce soit d’intervenir.
Mme Grundig franchit la porte, la laissant ouverte pour le cas où il lui faudrait battre en retraite.
« Monsieur Braxo, vous pouvez prendre ces médicaments de votre plein gré ou nous vous les administrerons de force. Que préférez-vous ? »
Braxo releva vers elle ses yeux cernés de violet.
« Vous ne voyez pas que ces pilules me tuent, madame Grundig ?
— Vous avez cinq secondes pour prendre votre décision. »
Quand Braxo tendit sa main à contrecœur, Oggy relâcha sa prise sur ses cheveux, puis le releva par son bras tordu pour vérifier que sa bouche était vide.
« Vieille pute ! » marmonna Bobby dans sa barbe.
Cependant, après que Mme Grundig en eut terminé avec Braxo, il s’avança vers elle, prit ses médicaments et se retourna pour faire face à Oggy.
« Ouvre la bouche ! lui ordonna l’obèse. Sors la langue ! »
Richard fut le suivant. Tommy l’observa avec attention. En voyant le jeune homme écraser son gobelet avant de le jeter dans une poubelle verte presque pleine, une idée lui traversa l’esprit. Quand son tour arriva, après avoir mis les comprimés dans sa bouche, il les poussa de côté avec sa langue et porta le récipient à ses lèvres. Tout en avalant l’eau, il recracha les pilules dans le gobelet, qu’il broya d’un air las pendant qu’Oggy inspectait sa bouche.
Il avait réussi ! Il les avait eus !
Alors que Tommy se baissait vers la poubelle, exultant en son for intérieur, une main saisit le poignet de son bras tendu.
M. Rusoli lui adressa un grand sourire avant de déplier le gobelet.
Pris sur le fait !
Le surveillant chef lui décocha une gifle magistrale, le tira à lui par les cheveux et le contraignit à avaler les pilules détrempées et gluantes – sans eau.
Le coup résonnait encore dans ses oreilles lorsque Tommy quitta le cercle pour retourner vers la salle de jour. Le goût infect des médicaments lui brûlait la bouche.
Bobby s’approcha de lui, un sourire embarrassé aux lèvres.
« J’aurais dû te prévenir... Rusoli a l’œil pour repérer cette combine. Tu ne peux pas tenter le coup quand il est présent, Billy. Il n’est pas aussi con qu’il en a l’air.
— C’est ce qu’on va voir ! J’ai encore quelques surprises pour lui. »
Mais, en réalité, il n’avait pas la moindre idée en réserve – il aurait juste voulu en avoir.
La seule manière de se débarrasser de l’effroyable amertume que les pilules avaient laissée dans sa bouche était de se laver les dents. Sa brosse pleine de dentifrice à la main, Tommy zigzagua entre les zombies qui erraient dans le couloir pour rejoindre les lavabos adjacents aux douches.
L’eau froide déclenchait toujours des éclairs de douleur dans ses gencives autour de ses molaires hypersensibles, mais il était difficile d’obtenir de l’eau tiède – celle qui sortait des robinets était soit glaciale, soit bouillante. L’eau brûlante liquéfia le dentifrice avant même que Tommy ne puisse porter sa brosse à la bouche. Déterminé à se défaire de l’horrible goût, il entreprit de se laver les dents à l’eau pure.
Le miroir de fer-blanc au-dessus du lavabo s’embua en quelques secondes. Tommy l’essuya d’un mouvement circulaire de sa manche, et sursauta en découvrant un second visage réfléchi dans la glace, à côté du sien. M. Braxo se tenait derrière lui, le regard vitreux. Sa mâchoire mal rasée pendait mollement et un filet de bave gluante coulait entre ses lèvres. Tommy devina que, dans sa stupeur médicamenteuse, le frêle détenu ne le voyait même pas, tant leurs tranquillisants étaient puissants. Conscient que cet homme n’avait plus le contrôle de son esprit, Tommy se décala d’un pas.
M. Braxo ouvrit le robinet d’eau chaude avec des gestes de robot. Il mit sa main droite sous le jet d’eau brûlante sans sourciller, comme s’il ne ressentait plus rien.
Tommy recula d’un pas.
« Vous êtes en train de vous ébouillanter ! »
Braxo amena sa main cloquée vers sa bouche et croqua à belles dents dans son index. Le sang qui jaillit du doigt sectionné éclaboussa son visage.
Tommy hurla :
« À l’aide ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! À l’aide ! »
Braxo mordit à nouveau dans la phalange mutilée de son index, sectionnant les tendons. Le sang ruisselait le long de son menton.
Tommy fut assailli de nausées irrépressibles. Un jet de vomi sortit de sa bouche et de son nez tandis qu’il se pliait en deux sous la violence du spasme. Quand une phalange dépouillée de sa chair tomba au sol juste devant lui, il s’évanouit...
Il ouvrit les yeux. Richard lui tamponnait le visage à l’aide d’un chiffon humide sans dire un mot, mais avec une expression pleine de compassion. Bobby était en train de nettoyer le mur et le lavabo éclaboussés de sang. M. Braxo avait disparu.
Bobby lui apprit que Gabe avait accouru quand il avait entendu ses cris. Le géant avait réagi sans perdre de temps, enserrant les poignets de Braxo dans l’étau de ses mains avant de traîner le malheureux vers l’infirmerie. Sans l’intervention de Gabe, il se serait vidé de son sang en silence dans les douches. L’appel à l’aide de Tommy avait probablement sauvé la vie de M. Braxo.
Rusoli pénétra dans les lavabos, flanqué de Flick et d’Oggy. Il parcourut la pièce d’un regard circulaire puis adressa un grand sourire à Tommy.
« Alors, monsieur Milligan, est-ce que vous vous sentez à l’aise dans votre nouveau foyer ? »
Quelques jours plus tard, Richard Case surgit en courant dans la salle de jour, les yeux écarquillés, en proie à une grande agitation. Bafouillant de manière incompréhensible, le petit homme tira avec frénésie la manche de Bobby.
Celui-ci sortit son rasoir et bondit pour le protéger. « Doucement, Richard, dit Allen. Calme-toi... »
Après avoir constaté l’absence de danger imminent dans le couloir, Bobby rangea son tranche-gorge dans sa chaussette.
« Qu’est-ce qui se passe, mon gars ? Contrôle-toi et explique-toi ! »
Richard continua à bégayer de façon incohérente jusqu’à ce qu’Allen l’interrompe en criant : « Stop ! » Surpris, Richard s’arrêta net.
« Bien, prends une grande inspiration, doucement. Voilà... comme ça, bien à fond... maintenant, dis-nous ce qui ne va pas.
— L-les do-do-docteurs di-disent que je-je peu-peu-peux rentrer à la mai-mai-mai-maison ! »
Bobby et Allen se regardèrent en souriant.
« Supeeer, Richard ! »
Ils topèrent dans leurs mains en signe de joie.
« Quand pars-tu ? » demanda Bobby avec une fierté presque paternelle.
« Je pa-pass-sse devant le-le ju-juge dans deux se-se-semaines et le do-docteur Milkie dit que je-je pou-pourrai rentrer q-quand il aura dit au-au juge que-que je ne suis pas-pas dan-dangereux. »
Richard frappa dans ses mains et leva les yeux au plafond.
« Merci, mon Dieu, murmura-t-il, je pe-peux me re-reposer maintenant. »
Il regarda aux alentours, à l’évidence embarrassé, puis son visage retrouva son habituelle absence d’expression comme il replongeait dans son monde de silence.
« Voilà qui mérite une petite fête. Pourquoi ne rapportes-tu pas du Kool-Aid et mon poste radio ? » proposa Bobby.
Richard acquiesça d’un mouvement de tête joyeux et quitta la pièce.
« Qu’est-ce que Richard fout ici ? s’interrogea Allen à voix haute. Il a l’air tellement inoffensif !
— Richard était un fils à maman, répondit Bobby. Il l’aimait plus que sa propre vie. En rentrant un soir à la maison, il a trouvé son père plein comme un œuf qui ronflait sur le sol et sa mère battue à mort avec un marteau de carrossier. Ça l’a ravagé. Son vieux est allé en taule, mais Richard a pété un câble et n’a plus été capable de penser à autre chose qu’à sa vengeance. Un jour, il est rentré dans une épicerie, a demandé le fric de la caisse avec un flingue, puis s’est assis sur le trottoir devant le magasin en attendant les flics. Le pauvre gosse s’imaginait qu’on l’enverrait dans la même prison que son vieux et qu’il pourrait tuer ce salopard. Mais les autorités ont deviné ce qu’il avait en tête et il a échoué ici. Il n’a que 19 ans...
— Et toi ? Qu’est-ce qui t’a amené ici ? »
Le regard de Bobby se fit froid. Allen sut qu’il venait de commettre un impair.
« Moi, je suis ici pour être allé à l’église un dimanche... »
Bobby s’interrompit quand il vit Richard revenir avec le Kool-Aid et le transistor. Bobby tendit la main vers le poste, mais Richard le conserva hors de portée.
« D’a-d’abord, qu’est-ce que-que tu-tu dis ?
— Merci, Richard », répondit Bobby de bonne grâce. Rayonnant de plaisir, Richard lui tendit le poste.
« Le Kool-Aid fait l’affaire pour une fête ordinaire, mais j’aurais bien voulu boire quelque chose de plus fort pour célébrer ta libération.
— On pourrait le faire si on s’y prenait une semaine à l’avance, déclara Allen d’un air songeur.
— De quoi est-ce que tu parles ? s’enquit Bobby.
— Je parle de zymurgie.
— Zy – quoi ?
– La zymurgie. La fermentation, si tu préfères », expliqua Allen.
Bobby paraissait toujours perplexe.
« Pour fabriquer de l’alcool. De la gnôle. Du tord-boyaux. » La compréhension illumina le visage de Bobby.
« Tu sais comment faire ?
— J’ai appris à Lebanon, confirma Allen. Les taulards appellent ça du casse-pattes. Mais, avant tout, je vais devoir trouver comment me procurer les ingrédients. Donnez-moi le temps d’y penser. En attendant, je vais aller chercher du chocolat pour accompagner le Kool-Aid, et nous allons fêter cette bonne nouvelle. »
Richard sourit. Il lui en fallait si peu pour être heureux.