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LE HACKER
Afin de préparer le passage de Billy devant la commission d’évaluation, moins de un mois plus tard, Kura avait besoin de consulter la totalité du dossier médical de son client, depuis le début de l’affaire. Il fut contraint d’entamer une procédure judiciaire pour que l’unité Moritz consente enfin à lui donner accès à ses archives.
Armé d’un ordre de la cour, il suivit les gardes de sécurité de l’hôpital dans une minuscule pièce sans fenêtre meublée d’un petit bureau et d’une chaise. De hautes piles de documents entassés sur le bureau montaient jusqu’au plafond : le dossier médical de Billy. Notes manuscrites sur son comportement, rédigées parfois à intervalle de quinze minutes lors de son placement sous surveillance individuelle ; rapports de psychiatres ; comptes rendus de réunions de l’équipe thérapeutique, certains remontant à son premier internement... Les gens qui constituaient ces dossiers, pensa Kura, accumulaient des preuves pour les avocats.
Au cours de l’audience du 20 mars, exaspéré par la lenteur de la procédure, Billy demanda le droit d’interroger lui-même un psychiatre. Quand le juge Johnson répliqua que, dans la mesure où Billy était représenté par des avocats et souffrait de maladie mentale, il ne pouvait faire subir de contre-interrogatoire à un témoin, celui-ci déclara qu’il licenciait ses avocats.
Le juge Johnson refusa. Il maintint Jim Kura à son poste d’avocat commis d’office par le comté de Franklin et confirma que Gary Schweickart l’assistait à titre gracieux, puis renvoya l’audience au 17 avril.
La psychanalyste de Sybille, la docteur Cornelia Wilbur, qui avait diagnostiqué le syndrome de personnalités multiples chez Billy onze ans plus tôt, déclara lors de sa déposition que l’État de l’Ohio ne fournissait pas à Milligan un traitement approprié à sa condition.
« Le centre médico-judiciaire Moritz est une prison, déclara-t-elle. S’il avait reçu les soins adéquats, Milligan serait aujourd’hui guéri. Il travaillerait et paierait ses impôts. »
Elle recommanda à la cour d’autoriser la docteur Stella Karolin à reprendre la thérapie entreprise avec Milligan.
Le procureur adjoint, Michaël Evans, manifesta aussitôt son désaccord. Le département de la Santé mentale souhaitait à présent affecter au traitement de Milligan une assistante sociale formée à la psychiatrie, Sheila Porter, qui travaillerait sous la supervision d’un psychiatre diplômé.
Billy s’était enfui, expliqua Kura au juge, parce qu’il se croyait menacé par un docteur bien décidé à lui nuire. Cette controverse au sujet de son traitement et de la médication adaptée à son cas constituait donc un problème de la plus haute importance.
Aux yeux de Kura, les médicaments étaient une chose effrayante. Au cours de ses divers internements, Billy s’en était vu prescrire une variété impressionnante, pour lui venir en aide ou le détruire. Les hôpitaux psychiatriques – en particulier les hôpitaux d’État – étaient tristement célèbres pour recourir aux médicaments en guise de camisole chimique, afin d’abrutir et de zombifier leurs patients, en premier lieu les fauteurs de troubles. Billy avait toujours été un contestataire, avait toujours rué dans les brancards. Il affirmait à présent qu’on souhaitait anéantir son imagination – tuer en lui tout esprit créatif. Le but du personnel de l’hôpital psychiatrique était-il d’aider Billy, ou bien de garantir la tranquillité de l’institution en le gardant sous contrôle ?
Billy déclarait n’avoir eu d’autre choix que de s’évader parce que quelqu’un dans le système médico-légal essayait de le tuer par l’intermédiaire de son traitement. Un tel argument, Kura ne l’ignorait pas, se révélerait difficile à défendre devant un juge et des jurés. Cette hypothèse présupposait que ses gardiens étaient les méchants de l’histoire. Un point de vue délicat à faire entendre devant une cour, puisque le juge, en tant que membre du système, se devait de le soutenir.
Le 20 avril 1987, le juge Johnson ordonna l’internement de Milligan dans l’unité de haute sécurité de l’institut Moritz pour deux années supplémentaires.
Kura informa aussitôt la cour qu’il entendait faire appel de cette décision. Tous les témoins, même ceux de l’État, s’accordaient sur le fait que Billy ne représentait de danger pour personne d’autre que lui-même. « Et son internement à l’institut Moritz, souligna l’avocat, constitue précisément la raison pour laquelle il se montre suicidaire. »
Ce ne fut pas avant d’avoir déposé une demande officielle pour obtenir l’accès aux dossiers du service de Libération sur parole que l’avocat trouva une explication plausible à la sévérité de la décision du juge Johnson.
Le chef du SLP avait écrit en personne plusieurs lettres au juge Johnson pour lui demander de remettre Billy à ses services, afin qu’on le renvoie en prison dans l’attente d’un nouveau passage en commission de libération conditionnelle. Shoemaker argumentait que, le SLP ayant émis un mandat d’arrêt après sa fuite, Billy tombait désormais sous sa juridiction.
Cependant, Kura savait que peu de détenus se voyaient accorder une libération sur parole après leur passage devant cette commission. Le SLP était une institution encadrée par un arsenal juridique particulier, toute-puissante dans le système pénitentiaire, qui n’avait de comptes à rendre à aucune autorité supérieure et dont les décisions ne pouvaient être contestées. Aux yeux de Kura et de Schweickart, laisser Billy tomber entre les mains de Shoemaker équivalait à une condamnation mort. Billy se suiciderait, ou un décès suspect serait maquillé en suicide.
Il apparut clairement aux deux avocats qu’en le maintenant sous la juridiction du département de la Santé publique, le juge Johnson avait voulu empêcher le retour en prison de Billy. Kura fut stupéfait de réaliser que le juge était, en réalité, du côté de Billy.
L’équipe thérapeutique, et la plupart des gens qui travaillaient avec Billy, se réjouirent de son intention d’apprendre l’informatique. Ils essayaient depuis longtemps de le convaincre d’acquérir une compétence professionnelle quelconque, en plus de ses talents de peintre, qui lui permettrait de gagner sa vie une fois guéri et libre.
Billy souhaitait acheter son équipement grâce à l’argent que lui versait la Sécurité sociale. Il entendait ainsi éviter de passer par le service achat du département de la Santé mentale pour l’acquisition des accessoires et des logiciels.
« Je vais avoir besoin de disquettes, de câbles et de logiciels, et je ne veux pas que la sécurité m’emmerde et efface mes disquettes en les passant au détecteur de métal avant même que je n’aie eu le temps de les utiliser. »
L’administration ordonna que tout matériel informatique commandé par Milligan soit directement envoyé au travailleur social chargé de son cas, qui le lui remettrait le jour de la livraison.
Ils acceptèrent également de cesser de divulguer à la presse des informations le concernant. Billy ne voulait pas que les médias apprennent les conditions sous lesquelles il avait accepté de mettre un terme à son jeûne. Les communiqués de presse se contenteraient d’annoncer que l’hôpital avait stabilisé sa condition, et qu’il regagnait des forces petit à petit.
Un après-midi, son matériel arriva enfin. Il vérifia avec soin le contenu des colis. Tout était bien là. Il n’avait pas encore commandé de modem, parce qu’il ne savait pas vraiment comment cet appareil fonctionnait, mais il était sûr que les gardes l’ignoraient eux aussi. Borden lui avait juste expliqué que le modem reliait l’ordinateur au réseau téléphonique via un câble, ce qui permettait d’obtenir des informations stockées n’importe où dans le monde.
L’information avait toujours été sa meilleure alliée.
Il changea donc d’avis et commanda un modem et des livres sur les télécommunications.
Le département de la Santé mentale l’autorisa à étudier la programmation, mais exigea en contrepartie qu’il reprenne sa thérapie au plus vite. Puisqu’il ne faisait confiance à aucun membre de l’HPCO, il finit par accepter de rencontrer le travailleur social que le département entendait engager pour qu’il devienne son thérapeute.
Kura lui rappela que Sheila Porter avait été impliquée dans son cas depuis le début – depuis 1977. En tant qu’assistante sociale spécialisée en psychiatrie, elle avait travaillé aux côtés de la psychologue Dorothy Turner et du docteur Stella Karolin. Aujourd’hui, dix ans plus tard, la cour lui confiait la tâche de maintenir Billy en vie.
Alors qu’il franchissait le détecteur de métal pour se rendre dans la salle de visite, il la vit qui l’étudiait. C’était une femme fine et svelte, avec des yeux noirs pénétrants, des cheveux noirs coiffés à la dernière mode et une peau de porcelaine. Son rouge à lèvres écarlate s’accordait avec le vernis de ses longs ongles manucurés. Elle ne ressemblait pas au souvenir qu’il avait gardé d’elle – ni à aucun autre psychiatre qu’il eût jamais rencontré.
Elle griffonna rapidement quelques mots sur un bloc-notes jaune posé devant elle. Il s’était attendu à ce qu’elle prenne des notes – tous les psys le faisaient. Mais, puisqu’ils n’avaient pas encore échangé un mot, que diable pouvait-elle écrire ?
NOTES DE SHEILA PORTER
22 mai 1987, 19 heures à 20 h 30. Impressions : quelque peu négligé dans son apparence, les dix dernières années l’ont vieilli et usé.
Je crois que « Billy » était présent lors de notre entretien, malgré quelques références à « nous ». Il est désespéré, a exprimé des idées suicidaires et a la conviction qu’il sera interné à vie. Son regard est éteint. Il est écœuré, vraiment écœuré. Sociopathie ?
Billy s’est rendu de son plein gré dans la salle de visite et s’est montré disposé à parler. Dit se souvenir de moi et ne pas souhaiter me « voir impliquée dans cette merde ». Hait le fait d’être un prisonnier politique qui ne sera jamais relâché.
À diverses reprises, a répété ne pas être dangereux, ne pas avoir tué cet homme à Washington et n’avoir commis aucun crime depuis les viols.
[Il] dit devoir me rejeter [en tant que thérapeute] pour deux raisons :
1. accepter un traitement de qui que ce soit dans cet environnement risquerait de nuire à son appel pour obtenir des conditions d’internement moins restrictives – « mon traitement exige plus que de simples discussions. J’ai besoin d’apprendre à vivre en société avec ma maladie » ;
2. un travailleur social qui proposerait de le remettre en liberté ne ferait pas le poids face aux psychiatres affirmant qu’il a besoin d’être maintenu en internement. Il a peur que mes rapports ne parviennent pas directement aux tribunaux et soient interceptés par le DSM [département de la Santé mentale].
Discuté longuement de son travail au Bureau des avocats commis d’office, de son sentiment d’être une victime de la lutte entre la docteur Karolin et le docteur Lindner, de son évasion, de ses voyages et de ses activités au cours de sa cavale, et de sa capture.
Il a immédiatement essayé de jouer de son charme et de marchander avec moi, mais le cœur n’y était pas vraiment. Il s’anime lorsqu’il parle de ses quelques rares périodes de liberté, mais retombe vite dans la morosité.
Il n’a :
1. aucune confiance en qui que ce soit – aspire à la confiance totale qu’un enfant met dans ses parents, mais chaque substitut parental l’a déçu ;
2. aucune motivation pour guérir – non seulement il ne voit aucune raison d’essayer, mais il redoute d’être détruit s’il baisse suffisamment sa garde pour tenter de le faire à nouveau.
Il ne savait pas s’il pouvait lui faire confiance. On lui avait conseillé de ne se fier à personne. Jim Kura lui avait confié qu’il craignait que le département de la Santé mentale ne joue un double jeu : ils laisseraient certes Sheila Porter s’occuper de lui, mais ignoreraient ses recommandations en faisant intervenir des experts plus qualifiés qui déclareraient que Milligan devait rester dans une unité de haute sécurité. Billy voulait accorder sa confiance à cette femme, coopérer avec elle, mais il avait été trompé à tant de reprises qu’il avait du mal à croire que cette fois-ci pouvait se distinguer des précédentes. Si seulement il avait pu disposer d’un atout dans sa manche, au cas où ils tenteraient de le rouler...
Il réfléchissait à cela, tout en franchissant les contrôles de sécurité pour retourner dans son pavillon, lorsque les haut-parleurs annoncèrent :
« Milligan, vous avez du matériel informatique à venir récupérer. »
Son modem était arrivé !
Il s’arrangea pour que les surveillants l’escortent tous les jours jusqu’au gymnase. Il arrêta de fumer, peignit, étudia la programmation et travailla sur son ordinateur.
Il y eut quelques discussions pour déterminer quand il était autorisé à peindre, mais la nouvelle directrice, Pamela Hyde, déclara :
« Milligan peut peindre quand bon lui semble. S’il se réveille au milieu de la nuit et veut peindre, laissez-le faire. »
La directrice, réalisa Billy, souhaitait surtout maintenir la presse à l’écart de son cas.
Le personnel en vint à comprendre qu’il devait laisser Milligan faire presque tout ce qu’il voulait, quand il le voulait. La position officieuse de l’administration était que, s’ils coopéraient avec lui, ils pourraient s’en débarrasser plus tôt. Ce fut une période tranquille.
Accéder aux archives informatiques du département de la Santé publique lui prit plusieurs semaines. Dans un premier temps, il ne tenta pas de recopier leurs données, mais se contenta d’explorer leur système pour en comprendre la structure. Il débuta en douceur – le temps ne lui manquerait pas pour approfondir ses investigations. Si vous disposez des bonnes informations, se rappelait-il, et connaissez le fonctionnement du système, on ne peut plus vous manipuler comme un pion. Vous pouvez retourner contre lui ses outils de contrôle. Tel était son angle d’attaque. Il progresserait patiemment, apprendrait en autodidacte à maîtriser ce système voué à sa destruction.
En attendant, puisque la direction avait tenu sa promesse de l’autoriser à disposer d’un ordinateur, il respecterait sa part du contrat. Il annonça à Sheila Porter qu’il était prêt à coopérer.