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LE MESSAGE DANS LA FRESQUE

Personne n’imaginait que Milligan puisse être placé dans un pavillon moins restrictif que le pavillon 5/7 – un pavillon de sécurité moyenne. Cette unité s’était certes révélée plus vivable que le pavillon 9, mais, même là, le personnel et l’équipe thérapeutique pourraient finir par l’oublier, le droguant et le traitant comme un schizophrène, quelles que soient les recommandations des autres psychiatres ou du tribunal.

Milligan apprit bientôt que la plupart des détenus et des membres du personnel considéraient le pavillon 6 comme relativement libre et agréable. À en croire l’opinion générale, les patients y étaient calmes, s’occupaient de leurs propres affaires et constituaient, dans l’ensemble, un groupe plutôt passif. La porte du pavillon demeurait ouverte en permanence. Les patients pouvaient se rendre dans la salle de jour quand bon leur semblait. Il leur suffisait de s’inscrire sur un registre pour disposer du bâtiment.

Avec vingt-quatre heures quotidiennes pour élaborer un plan, et vingt-quatre spécialistes dans son esprit pour le mener à bien, Milligan trouverait un moyen de se faire transférer au pavillon 6. À présent il ne désirait rien tant qu’obtenir ce transfert – à part, bien sûr, son renvoi au Centre d’Athens.

Allen commença à réfléchir.

Son équipe thérapeutique avait transmis aux aides-soignants des instructions strictes, selon lesquelles il n’était pas autorisé à utiliser papier et stylo plus d’une heure par jour – toujours dans la salle de jour, et sous la surveillance directe d’un membre du personnel. S’il écrivait une lettre, les surveillants en prenaient connaissance. Allen les suspectait également de lire le courrier qu’il recevait.

Les administrateurs de l’institution et le personnel de sécurité redoutaient qu’il décrive les conditions de vie dans l’hôpital, il en avait la certitude. Il parvint à ses oreilles qu’ils étaient déterminés à l’empêcher de raconter ce qui se passait derrière les murs de Lima.

Allen savait qu’il s’agissait précisément de leur point faible.

« Voici la stratégie que je propose, dit Allen à Arthur. Si je parviens à convaincre Ted Gorman, du PPQ (personnel psychiatrique qualifié), que ma condition s’améliore, maintenant que je ne suis plus dans le pavillon de Lewis, peut-être l’équipe thérapeutique me donnera-t-elle un peu de mou, un peu de liberté. Peut-être même nous transféreront-ils au pavillon 6.

— Notre premier objectif, précisa Arthur, doit être de créer une scission entre le personnel de sécurité, hargneux, et le PPQ, paranoïaque. Nous devons monter ces deux groupes l’un contre l’autre. Nous ne pourrons atteindre nos buts avec les surveillants ; ces brutes sont trop stupides pour être manipulées. Mais si nous parvenons à convaincre le personnel qualifié que Billy fait des progrès, il est probable qu’ils ordonneront aux surveillants de ne pas entraver le traitement par des preuves d’hostilité à notre égard.

— Ouais, et de cette façon, ils se mettront mutuellement des bâtons dans les roues, renchérit Allen. Quand la dissension règne dans les rangs d’une armée, celle-ci s’affaiblit et devient vulnérable. »

Au cours des quelques jours suivants, seuls Arthur et Allen occupèrent la conscience – Arthur apportant ses lumières en psychologie à Allen pendant que celui-ci conduisait les discussions.

« Tu vas jouer le rôle d’un jeune homme honnête et repentant ayant réalisé l’ampleur de ses erreurs et désireux de s’amender, expliqua Arthur. Je serai là pour te souffler les bonnes répliques. Fais croire à M. Gorman que tu as envie de te confier à lui. Aucun membre de l’équipe thérapeutique n’a jamais réussi à véritablement communiquer avec nous, aussi l’assistant psy se sentira-t-il fier que tu l’aies choisi. "Milligan veut parler, se dira-t-il. Il commence à nous faire confiance. Il souhaite analyser son problème – bien qu’il ne s’agisse pas du SPM." Je préconise la description de problèmes émotionnels comme la meilleure des approches : les psychologues adorent disséquer les problèmes émotionnels des autres. »

Quand Allen se sentit prêt à jouer son rôle, il déclara au nouveau surveillant chef vouloir s’entretenir avec M. Gorman. Une heure plus tard, il était convoqué au cercle, où on lui annonça que l’assistant psychologue allait le recevoir. Le surveillant chef déverrouilla la porte de la salle de jour qui donnait sur le Couloir Éternel – un corridor si long et si vide qu’il semblait sans fin. Le bureau du PPQ se trouvait en zone de haute sécurité, au bout du couloir ; par conséquent, seuls les zombies et les dingues avaient besoin d’une escorte pour se rendre en thérapie. Les cohérents avaient le droit d’emprunter le Couloir Éternel par eux-mêmes.

Parvenu à la moitié du corridor, Allen remarqua sur sa droite une porte à doubles battants superposés. Il actionna la poignée, mais elle se révéla verrouillée. Lorsqu’il décocha un coup de pied frustré à la porte, le battant inférieur pivota sur ses gonds. Allen glissa sa tête dans l’entrebâillement et découvrit une salle vide à l’exception d’une table et de quelques chaises. Une épaisse couche de poussière recouvrait toutes choses, sans la moindre empreinte de pas au sol. Une trouvaille à mémoriser pour un usage futur. Il referma le panneau inférieur, puis reprit sa route vers le bureau de M. Gorman.

L’assistant psychologue se montra tout d’abord circonspect.

« Que puis-je faire pour vous, monsieur Milligan ?

— J’ai besoin de parler à quelqu’un, répondit Allen.

— À quel sujet ?

— J’sais pas. Juste parler... Des choses qui me font mal, à l’intérieur... et de ce que je peux faire pour que ça s’arrête.

— Continuez...

— Je ne sais pas par où commencer... »

Bien entendu, Allen n’avait pas la moindre intention de partager ses véritables problèmes avec un homme qui ne croyait pas au SPM et qui serait convoqué au tribunal pour évaluer son état mental. Il se contentait de suivre le plan d’Arthur. Il raconterait à ce psy ce qu’il souhaitait entendre.

« Apparemment, une question vous préoccupe et vous désirez en parler avec quelqu’un, l’encouragea Gorman.

— Ce que je veux comprendre..., commença Allen, luttant pour conserver son sérieux tandis qu’il prononçait ces mots, c’est pourquoi je suis devenu un tel putain d’enculé. »

Le psychologue acquiesça d’un hochement de tête pensif.

« J’aimerais apprendre à m’entendre avec les gens comme vous, qui sont là pour m’aider. Je ne supporte plus de voir à quel point vous me haïssez pour tout ce que je fais.

— Je ne vous hais pas, dit Gorman. J’essaie juste de vous comprendre – de travailler avec vous. »

À ces mots, Allen faillit s’ouvrir la lèvre, tant il la mordait pour ne pas éclater de rire. Il lui fallait donner à Gorman le strict nécessaire pour éveiller son intérêt, tout en prenant garde de ne rien lui déclarer qui puisse plus tard être employé contre lui.

« Je serais heureux de vous aider, déclara Gorman à la fin de leur entretien. Je pars en congé pour trois jours, mais, à mon retour, nous reprendrons cette discussion de façon plus approfondie. »

L’assistant psychologue ne réapparut pas avant la semaine suivante, disposant alors d’une liste de questions précises. Allen se doutait qu’elles provenaient du docteur Lindner, mais puisque Arthur avait jugé qu’elles traitaient de sujets triviaux – faciles à gérer –, il offrit à Gorman un peu plus que ce que le psychologue lui demandait.

« Toute ma vie, je n’ai fait que manipuler les gens. Je passe mon temps à trouver des moyens d’utiliser les autres. Je ne comprends pas pourquoi je suis devenu comme ça. J’ai besoin d’aide pour pouvoir changer... »

Allen observa le visage de Gorman, son langage corporel. Il sut qu’il avait visé juste : c’était exactement ce que le psychologue voulait entendre.

Avant la visite suivante, Arthur conseilla à Allen de se montrer plus réservé, de projeter à présent une image de lassitude et de désespoir.

« Je ne sais pas..., bafouilla Allen en évitant le regard de Gorman. Je n’en peux plus. Je suis désolé... je n’aurais jamais dû faire confiance à aucun d’entre vous. Je crois qu’il vaut mieux que je me taise maintenant. »

Il baissa les yeux vers le sol, et fit de son mieux pour donner l’impression que, après avoir été sur le point de révéler ses pensées les plus intimes, il faisait machine arrière.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Gorman.

— Écoutez, les surveillants ne cessent de me harceler à présent. Je ne peux pas écrire une lettre sans qu’ils veuillent la lire ; je ne peux même pas m’asseoir dans la salle de jour et griffonner sur un bout de papier sans qu’ils viennent derrière mon dos.

— Laissez-moi discuter de ce sujet avec l’équipe thérapeutique. Je pense que nous devrions pouvoir vous accorder un peu plus de liberté pour la rédaction de vos lettres. »

Allen se contrôla pour éviter que le psychologue remarque son excitation. Il n’avait jamais rien souhaité obtenir d’autre de Gorman. Du papier. Des stylos. La possibilité de coucher par écrit ce qui se passait autour de lui et dans sa tête, pour que l’histoire de Lima puisse être racontée.

Après la réunion d’équipe suivante, Gorman s’adressa à l’un des surveillants en présence d’Allen.

« M. Milligan devra désormais avoir libre accès à un stylo et à du papier. Personne n’a le droit de l’empêcher d’écrire.

— Bonne idée, ironisa l’homme, et, la semaine prochaine, vous lui prendrez une chambre au Ritz.

— Cette décision a été prise par l’équipe thérapeutique, répliqua Gorman. Et n’essayez même pas de lire ce qu’il écrit : c’est contraire à la loi. Il pourrait nous traîner devant les tribunaux. Nous allons le laisser écrire à sa famille et à ses proches. Donnez-lui un peu de mou. »

La première fois qu’Allen s’installa pour écrire dans la salle de jour, l’effet fut bien plus spectaculaire que prévu. Qu’un surveillant commence à insulter un patient, il s’interrompait et se détournait en voyant Milligan le stylo à la main. Tel autre, qui levait son poing pour frapper un zombie, y renonçait quand son regard croisait celui d’Allen.

De temps à autre, les surveillants se regroupaient autour du bureau du cercle, et considéraient Billy d’un œil noir. Ils n’avaient pas la moindre idée de ce qu’il écrivait, ni de ses motivations. Ils le voyaient juste sortir de sa cellule avec une feuille vierge et se mettre à la noircir, puis soudain la feuille avait disparu et il en entamait une nouvelle.

Le simple fait de savoir à quel point il troublait les surveillants l’encouragea à consigner par écrit tous les événements survenus depuis son transfert à Lima : comment M. Braxo avait ébouillanté sa main avant de la manger, comment ils avaient fabriqué la gnôle et s’étaient saoulés, comment Lewis avait tué les gerbilles. Comment Richard avait tenté de se pendre...

Huit ou neuf heures par jour, il écrivait.

Trois jours plus tard, il transféra ses notes de sa chambre vers la salle de jour, où il les dissimula dans un des vieux magazines empilés sur la plus haute des étagères. En plein sous leur nez ; cachées, mais à la vue de tous.

Lorsque l’atmosphère commença à se détériorer, Arthur décida que la salle de jour présentait trop de risques. Il leur faudrait trouver une cachette plus sûre pour les notes, dans un lieu où personne ne songerait jamais à les chercher.

En revenant du bureau de Gorman, la semaine suivante, Allen passa devant la porte à battants superposés dans le Couloir Éternel. Il essaya la poignée une fois de plus. Toujours fermée, mais le montant inférieur s’ouvrit sans difficulté. Selon toute vraisemblance, la personne qui vérifiait cette porte régulièrement se contentait d’actionner la poignée du montant supérieur et en déduisait qu’elle était fermée.

Allen se faufila à l’intérieur, puis referma la porte derrière lui.

Tout était recouvert de poussière, y compris la pile de vieux magazines stockée dans un coin. Aucune empreinte de pas.

Les fenêtres mesuraient près de quatre mètres de haut, avec un rebord en béton de huit centimètres de large environ. En plus des barreaux d’acier visibles à l’extérieur, la face interne des fenêtres était recouverte de panneaux de Plexiglas renforcés, scellés dans un cadre métallique doublé d’un épais grillage.

Appuyé contre la grille, Allen regarda à travers la fenêtre en pianotant distraitement sur le rebord – qui rendit un son creux. Il l’avait cru constitué de béton solide scellé dans l’allège, mais il ne s’agissait en fait que d’un simple panneau moulé. À l’aide de son stylo, il parvint à le soulever et découvrit une série de barreaux verticaux. Il enfonça son bras dans l’espace entre deux barreaux et rencontra une plaque d’acier horizontale. L’ensemble formait une logette longue et plate, la forme idéale pour dissimuler un cahier.

De plus, entrer et sortir de cette pièce ne posait aucune difficulté. Ouvrir la porte entre la salle de jour et le Couloir Éternel serait un jeu d’enfant pour Tommy. Bordel, Allen pourrait sûrement y arriver tout seul ! Même pas besoin d’une carte de crédit – une feuille de papier pliée suffirait.

Il reposa la plaque à sa place. Avant de quitter la pièce, il rapprocha la table de la porte, se faufila dans le corridor, puis, glissant une main dans l’entrebâillement du montant inférieur, tira la table aussi près que possible de la porte avant de la refermer. De cette manière, si jamais un patient de retour du bureau de Gorman donnait un coup de pied à la porte, elle ne s’ouvrirait qu’à peine.

Allen possédait un refuge, à présent, un endroit dans lequel il pourrait disparaître quinze ou vingt minutes avant qu’on ne s’aperçoive de son absence. Plus important encore, il disposait d’une cachette pour ses notes.

Le lendemain, il transféra les pages stockées entre les magazines de la salle de jour dans son cahier, puis cacha ce dernier à l’intérieur de la logette, sous la plaque d’acier. Par sécurité, il posa de surcroît une épaisse pile de journaux sur le rebord de la fenêtre, en guise de camouflage. Cela fait, il rejoignit la salle de jour d’un pas nonchalant, passa devant les surveillants, s’assit sur une chaise et se mit à écrire furieusement.

Il aimait relever la tête vers l’un d’entre eux et lui décocher un grand sourire avant de reprendre la rédaction des notes où il détaillait l’apparence et le comportement de ce dernier. La nouvelle de l’apparition de l’écrivain, au cours de la dernière audience, s’était répandue telle une traînée de poudre au sein de l’hôpital. Tout le monde connaissait à présent l’identité de son complice. Le personnel supposait que Milligan utilisait d’autres de ses visiteurs pour sortir en secret ses rapports sur les conditions de vie dans l’hôpital et les agissements des surveillants, accumulant ainsi les matériaux d’un document explosif.

Il apprit que les surveillants avaient prévenu le directeur général Hubbard que, si personne n’interdisait à Milligan d’écrire, ils quitteraient le pavillon. Un jour, trois d’entre eux se firent porter pâles. Cette situation, Allen le savait, mettait l’administration dans l’embarras. Lindner ne pouvait le renvoyer à l’UTI, parce qu’il ne se battait pas, ne causait aucun trouble, et qu’il risquait par ailleurs d’y blesser Lewis à nouveau.

Les surveillants se montrèrent inflexibles. Ils ne voulaient plus de Milligan dans le pavillon 5/7.

L’équipe thérapeutique leur proposa un compromis. Ils s’engagèrent auprès des surveillants à maintenir Milligan hors du pavillon 5/7 durant la journée – ils l’occuperaient par un programme de formation professionnelle – et à ne le ramener au pavillon que le soir, pour y dormir. Ces mesures devaient mettre un terme à sa rage d’écrire.

Allen savait que l’offre de l’équipe thérapeutique de peindre des fresques murales constituait avant tout une tentative de prouver au juge Kinworthy qu’on lui faisait suivre une thérapie artistique. L’administration lui offrit de le payer au salaire minimum pour embellir les murs de Lima. Quand il accepta, une note fut ajoutée dans son dossier médical :



Révision du programme thérapeutique.
Reçu et transcrit le 17/3/80.
Addendum au programme thérapeutique : 17 mars 1980 (par Mary Rita Dooley).
Le patient a reçu l’autorisation du directeur médical, Lewis Lindner, de peindre une fresque sur les murs du pavillon 3. Le patient a demandé l’autorisation de commencer cette performance [sic] immédiatement. De plus, le patient aura besoin des fournitures indispensables (peinture, pinceaux, diluant, etc.). Si jigé [sic] nécessaire, du personnel approprié sera mis à disposition pour des raisons de sécurité.
Le patient a été reçu le 17 mars 1980 par le docteur Joseph Trevino et il a déclaré que cette entreprise présentait un caractère thérapeutique, en plus d’embellir l’hôpital.

Signé : Joseph Trevino, docteur en médecine.
Lewis A. Lindner, docteur en médecine.
Mary Rita Dooley, assistante sociale.


Moins de un mois le séparait de son passage en commission, le 14 avril.

Bob Edwards, le responsable des activités de formation, passa chercher Kevin le matin suivant. Il le conduisit à l’atelier où s’entassaient des douzaines de pots de peinture de différentes couleurs.

« Et alors ?..., demanda Kevin, qui attendait qu’Edwards lui explique ce qu’il faisait ici.

— Nous remplissons notre part du contrat de formation professionnelle. En plus du salaire minimum, nous prenons à notre charge la peinture et tout ce dont tu auras besoin.

— Bien sûr », répondit Kevin.

Voilà donc de quoi il s’agissait... L’un des Habitants allait peindre. Eh bien, une chose au moins était sûre : ce ne serait pas lui ! Certes, il avait vu des pots de peinture, des toiles et des pinceaux partout où il avait vécu, et il n’ignorait pas qu’Allen, Tommy et Danny étaient des artistes, mais jamais il n’avait touché à ces trucs. Il ne savait ni peindre ni dessiner – bon sang, il était même incapable de gribouiller un bonhomme !

Intégré au Professeur à l’époque de son séjour à Athens, Kevin l’avait entendu raconter à l’écrivain comment Arthur avait banni Samuel parmi les Indésirables après qu’il eut vendu l’un des nus d’Allen pour s’en débarrasser. Arthur avait posé comme règle stricte que personne ne devait toucher aux fournitures artistiques requises pour les portraits d’Allen, les natures mortes de Danny ou les paysages de Tommy. Bien sûr, Ragen le daltonien dessinait parfois au fusain. Kevin se souvenait de son dessin de la poupée de chiffon de Christine étranglée par un nœud de pendu – l’œuvre avait provoqué l’émoi des matons à la prison du comté de Franklin.

Qui donc est censé peindre ?

Edwards approcha un gros chariot du stock de peinture. « De quelles couleurs as-tu besoin, Billy ? »

Kevin savait qu’il lui fallait jouer le jeu. Il entassa sur le chariot des pots de peinture acrylique bleue, verte et blanche, ainsi qu’une poignée de pinceaux et de brosses. Voilà qui devrait occuper un moment celui qui allait se charger de peindre.

« C’est bon ? »

Kevin haussa les épaules.

« Pour le moment, oui. »

Edwards l’emmena à travers le corridor jusqu’à la salle de visite du pavillon 3.

« Par où veux-tu commencer ? demanda Edwards.

— Doucement. Donnez-moi quelques instants pour me concentrer, OK ? »

Kevin misait sur le fait que, s’il gagnait un peu de temps, l’un des artistes apparaîtrait pour s’attaquer à la peinture.

Il ferma les yeux et attendit.

Quand Allen posa les yeux sur le matériel de peinture et les murs de la salle de visite, il se souvint de la réunion avec l’équipe thérapeutique au cours de laquelle il avait accepté d’employer son talent à « embellir l’institution » en échange de l’autorisation de sortir du pavillon durant la journée.

Il faisait sauter le couvercle d’un pot de peinture blanche lorsque Edwards lui demanda :

— Où est l’esquisse ?

— Quelle esquisse ?

— J’ai besoin de voir une esquisse de ce que tu vas peindre.

— Pourquoi ça ?

— Pour m’assurer que c’est approprié. »

Allen battit des paupières.

« Approprié pour quoi ?

— Eh bien, nous aimerions nous assurer que tes peintures seront... plaisantes. Pas comme certains de ces trucs bizarres que tu peins sur les murs de ta chambre.

— Êtes-vous en train de me dire que vous devez approuver une esquisse de ce que je vais peindre avant que je puisse me mettre au travail ? »

Edwards acquiesça d’un hochement de tête.

« C’est de la censure artistique ! » s’indigna Allen.

Deux employés du personnel d’entretien qui passaient la serpillière se retournèrent vers lui.

« Cette institution appartient à l’État, lui expliqua Edwards à voix basse. Nous t’engageons pour peindre des fresques. Je suis responsable du résultat. Par exemple, nous ne pouvons autoriser de représentations de personnes.

— Pas de personnes ? »

Les espoirs d’Allen s’effondrèrent, mais il ne voulait pas confier à Edwards qu’il ne peignait que des corps et des portraits.

« L’administration a peur que tu ne prennes une personne réelle en guise de modèle, ce qui pourrait violer son droit à l’image. Fais-nous plutôt un beau paysage. »

Ce mec aurait-il dit à Raphaël qu’il n’avait pas le droit de peindre des gens ? Allen comprit, à regret, qu’il allait devoir laisser Tommy s’occuper de ce boulot.

« Vous avez des crayons et du papier ? » demanda Allen. Edwards lui tendit un bloc de papier à dessin.

Allen s’assit à l’une des tables et crayonna un moment. Il commença à dessiner un paysage – ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Il comptait de la sorte piquer la curiosité de Tommy et le contraindre à prendre le relais. Il sifflotait tout en griffonnant, espérant qu’Edwards ne se rendrait pas compte qu’il tentait de se donner du courage.

Avant d’abandonner le projecteur, Allen nota sur sa feuille :

PEINDRE UNE FRESQUE PLAISANTE SUR LE MUR DU
PAVILLON 3. ENVIRON 3 M DE HAUT ET 1,5 M DE LONG.

La lumière du projecteur tomba sur Tommy sans avertissement. Il jeta un rapide coup d’œil au crayon dans sa main et au message inscrit sur le bloc à dessiner, reconnut l’écriture d’Allen et comprit ce qu’on attendait de lui. Cette fois, au moins, Allen avait eu la présence d’esprit de lui faire savoir ce qui se passait.

Vu les dimensions du mur, il ajouta vite au brouillon d’Allen un phare dressé en bordure d’une côte rocheuse. Il représenta la mer en arrière-plan, avec des mouettes qui s’élevaient vers la liberté. Au moins son esprit pourrait-il s’évader pendant qu’il peindrait.

« Voilà, ça, c’est une bonne idée ! » se réjouit Edwards.

Tommy mélangea la peinture puis se mit au travail.

Les trois matins suivants, le responsable des activités venait chercher Kevin, Allen ou Philip à 8 h 30, puis passait la plus grande partie de la journée avec Tommy pendant que celui-ci peignait. Tommy travaillait jusqu’à 11 heures – il lui fallait retourner au pavillon pour l’appel avant d’aller manger. Edwards repassait le prendre pour qu’il travaille à nouveau jusqu’à 15 heures.

Quand la fresque du phare fut achevée, Tommy peignit deux hiboux de plus d’un mètre de haut, posés sur des branches d’arbre, avec une petite lune en arrière-plan. Couleurs pâles. Ocres brunes et jaunes.

Sur le mur opposé, un paysage spectaculaire de quatre mètres de haut sur onze mètres de long dominait la pièce de ses ors et ses roux d’automne. Un cerf à l’arrêt près d’une mare, devant une vieille grange. Une piste qui serpente, et une volée de colverts dans le ciel au-dessus d’un massif de pins.

Autour de l’entrée du pavillon 3, il donna l’illusion que, au lieu de passer la porte, le visiteur traversait un pont rustique, derrière lequel une grange noir et gris débordait sur les autres fresques pour créer un panorama continu.

Chaque jour, lorsque Milligan pénétrait dans la salle de visite, les patients présents lui souriaient et lui adressaient des signes de la main.

« Hé, l’artiste, la pièce a meilleure gueule maintenant ! Continue, le peintre ! On se croirait presque dans la forêt. »

Un jour, il s’évanouit, le pinceau à la main. Quand il reprit le projecteur, il constata que la fresque avec le phare avait été modifiée. Tommy remarqua qu’une partie des vagues écumantes avaient été recouvertes d’une couche fraîche d’acrylique. Pour en savoir plus, il lava la zone à l’éponge et découvrit avec surprise la peinture à l’huile d’un poing serré, le majeur dressé – « va te faire foutre ». Il reconnut là le coup de pinceau d’Allen.

Après s’être assuré que personne d’autre n’avait vu cet ajout, Tommy le recouvrit rageusement d’une couche de peinture à base d’eau. Il en voulait à Allen de saboter ainsi son travail. Il envisagea de se plaindre auprès d’Arthur, mais abandonna cette idée lorsqu’il comprit l’intention d’Allen. Un jour viendrait, quand ils seraient morts ou auraient été libérés, où l’administration déciderait de laver les murs pour se débarrasser des fresques de Milligan. Ils découvriraient alors le doigt tendu – son ultime message artistique aux dirigeants de Lima. Tommy dut admettre que l’idée était bonne.

Il fut surpris d’apprendre par Edwards, quelques jours plus tard, que l’administration se montrait si satisfaite de ses fresques qu’elle souhaitait le voir en réaliser une autre dans le corridor situé entre les deux grilles sécurisées, qui servait de sas à l’entrée du bâtiment. Avec ses trente mètres de long et ses quatre mètres de haut, elle constituerait l’une des plus longues fresques murales d’intérieur du monde.

Tommy opta pour des couleurs automnales, marron, orange et jaune. Il peignit tous les jours, s’absorbant dans la représentation de la nature au point d’en perdre la notion du temps.

Chaque matin et chaque après-midi, on le conduisait jusqu’à la grille intérieure du sas, qui s’ouvrait alors électriquement pour lui permettre d’entrer. C’était à devenir fou – il leur aurait suffi d’ouvrir la seconde porte à barreaux pour recouvrer la liberté. Mais il n’en fut rien, bien entendu. Il poussait son chariot de peinture et traînait son échelle et les échafaudages à l’intérieur du sas, puis la porte se refermait derrière lui, le coinçant entre l’asile de dingues et le monde libre.

L’histoire de sa vie.

De chaque côté du couloir, patients à l’intérieur et visiteurs à l’extérieur, les gens s’attroupaient derrière les barreaux pour le regarder peindre.

Le troisième jour, un son inhabituel attira son attention. Un objet roulait sur le sol dans sa direction. Une cannette de Pepsi. Quand il releva les yeux, il vit un patient qui agitait la main à son intention.

« Continue à rendre les murs plus beaux, l’artiste ! »

Une autre cannette roula dans sa direction, puis un paquet de bonbons mentholés glissa sur le sol jusqu’à ses pieds. Tommy les fourra dans sa poche et retourna son salut au patient qui les lui avait envoyés. Savoir que ses codétenus de l’hôpital psychiatrique appréciaient son art lui réchauffait le cœur.

Une fois sa journée de travail achevée, Tommy rangeait son matériel et abandonnait le projecteur, épuisé.

Allen prenait alors le relais, retournait au pavillon pour se laver et fumer l’une des cigarettes qu’il trouvait dans ses poches, puis s’asseyait dans la salle de jour et écrivait jusqu’à l’extinction des feux.

Ce n’était pas du tout ce que le personnel avait prévu.

Les surveillants se plaignirent à nouveau, et la pression devint si forte que Ted Gorman reprocha à Allen de consacrer trop de temps à l’écriture, prétextant que cela nuisait à sa thérapie.

« Quand je vous ai donné la permission d’écrire, dit-il, je ne m’attendais pas à ce que vous écriviez un livre. »

Allen réfléchit un instant et décida que le temps était venu de baratiner le psy.

— Monsieur Gorman, vous savez que j’écris un livre. Vous savez avec qui. Comptez-vous entraver sa liberté d’expression ? Ou la mienne ?

— Ne le prenez pas comme ça ! répondit Gorman avec empressement. Vous pouvez rédiger votre livre, mais n’y consacrez pas autant de temps, voilà tout. Et, au nom de Dieu, cessez de fixer comme cela les surveillants du regard quand vous écrivez !

— Ils ne me laissent pas écrire dans ma chambre ; je dois m’asseoir dans la salle de jour pour avoir le droit d’utiliser un stylo. Comme ils s’installent toujours derrière le bureau, quand je relève les yeux, ils sont juste en face de moi. Comment voulez-vous que j’évite leur regard ?

— Milligan, vous rendez les gens paranoïaques, ici. »

Allen le regarda un long moment dans les yeux.

— Que proposez-vous ? Vous savez que je n’ai rien à faire dans un pavillon aussi restrictif, mais on m’y a enfermé depuis presque six mois. Vous savez que je n’ai rien à faire ici. Le docteur Lindner sait que je n’ai rien à faire ici. Mais aucun d’entre vous ne veut l’admettre.

— D’accord, d’accord ! Vous n’avez rien à faire au pavillon 5/7. »

Allen réprima un sourire. Les surveillants, il en avait conscience, étaient sur le point de démissionner à cause de lui.

Il fut transféré au pavillon ouvert la semaine suivante.

Quand Allen pénétra dans sa nouvelle cellule du pavillon 6, constata que les fenêtres, certes dotées de barreaux, n’avaient plus de grilles. Il observa la cour à travers les vitres, deux étages plus bas, et resta bouche bée.

« Bon sang ! Il y a un animal en bas ! »

Une voix inconnue rétorqua :

« T’as jamais vu de biche, ou quoi ? »

Allen regarda autour de lui. « Qui a dit ça ?

— C’est moi, dans l’autre cellule », répondit la voix.

Allen jeta un coup d’œil derrière sa porte et vit un énorme Afro-Américain qui faisait des pompes.

« Qu’est-ce que tu fous là ? lui demanda l’homme.

— Je viens d’emménager, répondit Allen.

— Bienvenue. Je m’appelle Zack Green.

— Hé, il y a une biche en bas !

— Ouais, et y en a une autre, des fois. J’suis ici depuis une semaine seulement, mais j’les ai vues. Il y a aussi une oie et plein de lapins. Ils sont cachés en ce moment, mais ils sortiront dans la cour quand le soleil sera un peu plus bas. »

Allen ouvrit sa fenêtre pour lancer un biscuit à la biche à travers les barreaux. Quand l’animal leva les yeux vers lui après avoir avalé le gâteau, il fut bouleversé par la douceur de son regard.

« Elle a un nom ? demanda-t-il

— Comment veux-tu que je le sache ?

— Je vais l’appeler Suzie. »

Lorsque la biche s’éloigna en quelques bonds gracieux, Allen eut les tripes nouées. Il venait de prendre conscience qu’elle était libre, et pas lui.

« Bon Dieu, ce que j’aimerais sortir et courir un peu moi aussi ! déclara-t-il en tournant en rond dans la cellule.

— Rien ne t’empêche d’aller faire un tour dehors, tu sais.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Le pavillon 6 est une section semi-ouverte. Tu peux te balader dans les couloirs, et, si tu t’enregistres, tu peux descendre dans la cour et courir autour du bâtiment. Ils encouragent les activités physiques. »

Allen ne pouvait en croire ses oreilles.

« Tu veux dire que je peux sortir seul du pavillon ?

— Quand ça te chante. »

Allen s’avança d’un pas prudent dans le couloir principal, où il jeta un coup d’œil à droite et à gauche, le cœur battant. Il avait été enfermé depuis si longtemps qu’il ne savait comment réagir. Ses jambes se mirent en mouvement de leur propre chef, de plus en plus vite. Il faillit se mettre à courir, mais se contrôla parce que d’autres patients encombraient le couloir. Il se contenta de marcher, de marcher à grands pas. Sentir la sueur couler sur son corps le ravit. Il enchaîna les allers et retours dans le corridor avant de trouver le courage d’ouvrir la porte pour sortir dans la cour.

Sa marche se changea en trot, puis en course légère, et enfin il se mit à courir aussi vite qu’il le put, ses pieds martelant le béton, le vent soufflant dans ses cheveux, l’air frais caressant sa peau. Il sentit les larmes couler sur ses joues et s’arrêta, le souffle court. Il secoua la tête en sanglotant de joie d’avoir recouvré une liberté qui lui avait été interdite si longtemps.

Une voix s’éleva alors dans sa tête : Espèce de crétin, t’es toujours en prison !

Les mille et une guerres de Billy Milligan
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