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UNE PÉRIODE EMBROUILLÉE

L’expression « temps embrouillés » avait été forgée par Arthur pour expliquer aux jeunes le chaos qui régnait dans la conscience lors des périodes où le projecteur échappait à son contrôle ou à celui de Ragen. Les Habitants intérieurs surgissaient et disparaissaient sans permission, et les Indésirables profitaient de la confusion ambiante pour prendre la maîtrise du corps – avec des conséquences souvent désastreuses.

C’était au cours d’une période d’embrouilles qu’Adalana avait évincé Ragen du projecteur sur le parking de l’université de l’Ohio, puis utilisé son arme pour kidnapper la jeune étudiante en optométrie. En pleurant, Adalana l’avait avoué à la psychologue Dorothy Turner, alors que toutes deux étaient assises sur le sol de la salle d’examen de l’hôpital Harding. À trois reprises au cours d’une période de deux semaines, la jeune lesbienne avait essayé d’obtenir de cette façon un peu d’affection – un sentiment, disait-elle, que les garçons en elle ne pouvaient pas comprendre. Elle n’avait pas réalisé que ces actes constituaient aux yeux de la loi des crimes nommés « viols » – même s’ils avaient été commis par une femme.

Depuis les coulisses, Adalana avait écouté le docteur Harding aider les garçons à devenir co-conscients. Elle avait fini par admettre qu’elle devait assumer la responsabilité des terribles souffrances qu’elle avait infligées à ces trois jeunes femmes.

À présent qu’elle sentait une période d’embrouilles s’instaurer à nouveau, Adalana s’avança sous le projecteur. L’odeur de la cuvette des toilettes de sa chambre la prit aussitôt à la gorge. Elle préféra demeurer en retrait, à écouter les autres, mais une grande partie de ce qu’ils racontaient n’avait aucun sens pour elle. Seul Ragen, qui la voyait à travers l’œil de son esprit, la traita de salope pour les crimes qu’elle avait commis, et promit de la tuer à la première occasion.

Adalana hurla qu’elle se tuerait elle-même avant cela.

Arthur essaya de rentrer en contact avec la jeune femme, mais, avec Ragen aux commandes, la plupart des fonctions cognitives ne répondaient plus. Arthur avait l’impression d’être un contrôleur aérien qui, radars et radios éteints, tenterait de prévenir une collision en plein air, alors même que tout le monde à l’intérieur de Billy volait en tous sens, à l’aveuglette.

David surgit alors et se cogna la tête contre les murs. La petite Christine se mit à pleurer. Seuls les enfants – en particulier Christine – pouvaient désamorcer la rage de Ragen. Le Yougoslave reconnut le péril que les périodes d’embrouilles faisaient courir aux plus jeunes, puisqu’ils pouvaient apparaître à l’improviste sous le projecteur et mettre leur vie en danger. Sans renoncer à sa prééminence dans le milieu hostile de cet hôpital carcéral, le gardien de la haine accepta de déléguer le rôle d’animateur principal de ce cirque mental à Arthur, afin que ce dernier puisse choisir la personne la plus compétente pour l’exploration de leur nouvel environnement.

Sans perdre de temps, Arthur confia le projecteur à Allen.

Allen gisait parfaitement immobile, craignant que son corps ne se brise tel un biscuit sec s’il tentait d’effectuer le moindre mouvement. La Stelazine, l’un des principaux tranquillisants antipsychotiques prescrits par le médecin, lui avait desséché la bouche et flétri les lèvres. Il pouvait sentir son lit tourner avec une telle force qu’il crispa les mains sur son matelas en mousse, de crainte d’être projeté dans les airs.

La fine couverture qui recouvrait son torse nu lui hérissait les poils. La laine le démangeait, mais il n’osait bouger ne serait-ce qu’une main pour se gratter.

Le plus dur était de devoir ouvrir les yeux afin d’explorer son environnement, même si cela impliquait de desserrer ses paupières de force. En cette période d’embrouilles, il n’avait pu communiquer avec qui que ce soit. Il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait, ni des événements qui l’y avaient conduit.

Sa curiosité le perdrait.

Après un long moment, Allen bâilla en s’étirant, puis se massa le visage à deux mains pour éveiller ses sens engourdis. Il observa sa nouvelle chambre. Les murs de couleur saumon avaient certes été récurés et brillaient, mais ils n’en paraissaient pas moins crasseux. Un lit au matelas défoncé. Des chiottes, fournies avec leur lot de cafards. Un petit meuble métallique rouillé, sans poignées aux tiroirs. Rivée au mur, une plaque de fer-blanc rayée, qui faisait office de miroir.

Allen avait l’impression que son corps se consumait de l’intérieur. S’il avait eu sa batterie, il aurait pu se libérer de son angoisse. Il tambourina des doigts sur le meuble en métal, à côté de son lit.

Le bruit sourd de l’acier contre l’acier déchira le silence. Le cliquetis de clefs qui s’éleva à travers le vacarme fit naître un frisson le long de sa colonne vertébrale – un trousseau de clefs de maton.

Il ne se trouvait pas dans une chambre d’hôpital, mais dans une putain de cellule de prison !

Sa gorge se serra. Une série de frissons agitèrent sa peau froide et moite. Essuyant les larmes de peur qui humectaient ses yeux pour que personne ne les remarque, il posa un regard mauvais sur la porte qui s’ouvrait, anxieux de voir qui passerait le seuil.

Un surveillant obèse le héla en ricanant :

« Debout, Sybille ! C’est l’heure de la bouffe ! »

Allen se dressa sur ses jambes tremblantes. Lorsqu’il jeta un coup d’œil dans le miroir métallique, il faillit éclater de rire en voyant son visage qui se reflétait sur la surface rayée. Son tremblement s’apaisa. Il avait connu ce sentiment d’étrangeté des douzaines de fois ; pourquoi avait-il encore le trac ? Voir combien il paraissait ridicule avec des larmes sur les joues le rendit d’humeur moins sombre. Un peu comme quand son père, Johnny Morrison, un comédien de stand-up, racontait une blague tordante sur une scène de Miami, au beau milieu d’une grave crise familiale. Dans la lettre qu’il avait laissée avant de se suicider, Johnny avait écrit : « Une dernière blague. Le petit garçon : “Maman, c’est quoi un loup-garou ?” Sa mère : “Tais-toi, et peigne un peu ton visage.” »

Roulements de tambour et applaudissements !

« À la bouffe ! En rang pour le rata, tas de débiles !

— Va te faire enculer, Oggy ! » rétorqua un détenu.

Dès que le bruit de pas traînants eut dépassé sa porte, Allen sortit dans le couloir saumon. Le flot de patients en provenance des autres corridors s’écoulait vers une salle à leur intersection, puis à travers la grille. Allen intégra la fin de la queue.

Se remémorant Chalmer, le beau-père de Billy, qui lui ordonnait « Baisse les yeux ! », Allen riva ses yeux au sol. Il savait qu’il pouvait le faire avec naturel. Personne ne lui adressant la moindre remarque, il en déduisit qu’il devait se comporter de la manière adéquate.

Éviter de regarder qui que ce soit dans les yeux garantirait sa tranquillité. Aucun détenu ne lui parlerait ni ne le provoquerait. Personne à reconnaître, rien à se rappeler.

« À la bouffe ! » hurla un surveillant chauve.

« J’arrive, monsieur Flick », répondit un patient.

Quelques retardataires rejoignirent la file, puis les détenus s’alignèrent, dos contre le mur.

« Pavillon A ! C’est parti ! » cria le surveillant.

Jusque-là tout allait bien.

Allen ne cessa de contempler ses pieds pendant que les lignes de détenus progressaient le long du hall, semblables à de gigantesques mille-pattes. Une volée de marches les conduisit à l’entrée d’un tunnel de trois cents mètres de long. Allen ne s’autorisa à jeter un coup d’œil autour de lui qu’une fois engagé dans le souterrain. Les canalisations qui encombraient le corridor contraignaient les files de détenus à se mélanger. De violents sifflements de vapeur et le vacarme métallique des machines déchiraient les tympans. Allen pressentait que ce tunnel était dangereux. Si l’une des conduites au-dessus de leur tête venait à se rompre sous l’effet de la pression, tout le monde dans le souterrain mourrait brûlé vif. Les graffitis sur les murs seraient leur unique épitaphe. Il pianota des doigts sur ses cuisses, et marqua le rythme d’une marche funéraire à petits pas traînants.

Tandis que les détenus pénétraient dans le réfectoire, Allen entendit des questions résonner dans sa tête. Dans quel type de pavillon se trouvait-il ? Pourquoi ? Savaient-ils qui il était ? Cette blague sur Sibylle semblait indiquer que tel était le cas. Il devait se cramponner à la réalité, ne pas laisser la peur le plonger dans le sommeil. Il lui fallait rentrer en contact avec Ragen, Arthur et les autres, pour découvrir ce qui se passait et ce qu’ils attendaient de lui. Puisque les périodes d’embrouilles constituaient d’ordinaire le prélude à une explosion intérieure, il pressentait qu’une guerre couvait en lui.

Conscient que son estomac ne pourrait supporter les pois chiches, les patates froides et les spaghettis pâteux du repas, il ne mangea que du pain beurré, et but du Kool-Aid.

Sur le chemin du retour vers son pavillon, il se rendit compte tout à coup qu’il était incapable de localiser sa cellule. Comment avait-il pu être assez stupide pour ne pas noter le numéro de sa chambre quand il l’avait quittée ? Bon Dieu ! Devait-il expliquer sa situation aux surveillants ? Allait-il devenir la risée des autres détenus, se faire traiter de débile mental et autres insultes qui le blesseraient ?

Il s’avança dans le couloir en traînant les pieds, fouillant ses poches à la recherche d’un indice qui l’aiderait à identifier sa cellule. Rien d’autre qu’un demi-paquet de cigarettes. Il pénétra dans la salle de jour, étudia la pièce mal éclairée où s’alignaient des rangées de chaises en bois et de bancs. Des conduites d’eau chuintantes serpentaient au plafond. Comme partout ailleurs, les murs étaient de couleur saumon, percés de fenêtres d’un mètre cinquante de haut sur un mètre de large, doublées de barreaux d’acier et recouvertes d’un treillis métallique crasseux. Un carrelage gris et blanc taché, aux joints noirâtres, recouvrait le sol. Dans un coin, une petite cage grillagée séparait les surveillants des patients – une retraite sûre en cas d’attaque.

Allen s’assit sur un banc et passa ses mains sur son front pour en essuyer la sueur. Bordel, comment allait-il retrouver sa cellule ?

« Salut ! Qu’est-ce qui t’arrive ? »

Surpris, Allen releva la tête pour découvrir un homme fin et barbu qui le dévisageait de ses yeux noirs.

Il ne répondit pas.

« Hé... tu serais pas ce gars avec tout un tas de personnalités qu’est passé à la télé et dans les journaux ? »

Allen acquiesça de la tête, essayant de trouver quelque chose à dire.

« Je suis dans la cellule 46 – à côté de la tienne », poursuivit l’homme.

Allen grava les nombres 45 et 47 dans son esprit tandis que le patient s’asseyait à ses côtés sur le banc.

« J’ai vu tes peintures dans des magazines, et même à la télé, dit l’homme. Tes paysages et tes natures mortes sont vraiment pas mal. Je peins un peu moi aussi, mais pas aussi bien que toi. Tu pourras peut-être me filer quelques tuyaux – quand t’auras le temps, bien sûr. »

Allen sourit à cette idée d’« avoir le temps », mais ne répondit pas. Puis, après un instant durant lequel l’homme le regarda fixement dans l’attente d’une réponse, il lâcha d’une voix étranglée :

« Pas de problème ; mais je ne peins que des portraits. »

L’homme sourit, avec plus de chaleur cette fois.

« Écoute, détends-toi. Tu vas t’habituer à ce trou à rats en un rien de temps. T’as rien à craindre du Gros Oggy, mais ne fais pas confiance à Flick, le chauve ; il cherche à lécher le cul du surveillant chef par tous les moyens. J’ai passé trois ans ici et je n’ai vieilli que de dix. Je m’appelle Joey Mason. »

Il lui décocha un clin d’œil, se leva, et s’éloigna en agitant sa main par-dessus son épaule en signe d’au revoir.

Allen délogea d’une pichenette la boule de tabac incandescente à l’extrémité de sa cigarette, puis partit à la recherche de sa cellule. La 47 débordait d’objets qu’il ne reconnut pas, aussi jeta-t-il un coup d’œil à la 45. Bingo ! Il repéra des photos de la mère de Billy, de sa sœur Kathy et de son frère Jim scotchées sur le petit meuble.

Il déballa divers effets personnels d’un sac en papier coincé entre le casier et la cuvette des toilettes. Tandis qu’il aplanissait quelques lettres froissées adressées à William S. Milligan, pavillon 22, il prit conscience qu’il avait dû subir un transfert interne. Il ne pouvait se trouver dans le pavillon A depuis bien longtemps, puisque Joey Mason venait tout juste de se présenter. Allen se sentit soulagé, car aucun patient de cette section ne s’attendrait à ce qu’il le reconnaisse.

Quelqu’un frappa violemment à sa porte. Allen ouvrit avec précaution, mais recula d’un pas à la vue du Goliath de plus de deux mètres de haut qui remplissait l’embrasure de la porte. L’homme, un géant au physique bestial, doté de bras monstrueux, devait peser près de cent trente kilos. Un colosse capable de vous briser les os aussi aisément que des brindilles.

Un bidon en plastique rempli de thé glacé dans une main, il tendit l’autre à Allen.

« Salut, je m’appelle Gabe.

— Moi, c’est Billy », répondit Allen, sa main disparaissant dans l’énorme battoir du géant.

La voix de Gabe lui parut familière. À n’en pas douter, lui seul, de tout le pavillon, avait pu se permettre de crier au moment du déjeuner : « Va te faire enculer, Oggy ! » sans craindre des représailles.

Pourtant, avec ses cheveux dorés et ses yeux bleus, en dépit de sa mâchoire carrée mal rasée, Gabe avait l’air sympathique – plutôt Atlas que Goliath.

« J’espère que t’es pas un transféré pénal », dit Gabe d’une voix douce et agréable.

Allen haussa les épaules.

« Je ne sais pas.

— Si tu sais pas, c’est que c’est pas le cas. Je craignais que t’en sois un. Ça fait vingt et un mois qu’on n’a pas eu de nouveau au pavillon A. Ce qui veut dire que nous autres, les transférés pénaux d’Ascherman, on va pas tarder à être renvoyés vers nos prisons. »

Il adressa à Allen un regard interrogatif, dans l’attente d’une confirmation.

« Je n’ai pas été transféré ici depuis une prison », lui dit Allen.

Quand le géant avait prononcé le nom d’Ascherman, Allen s’était rappelé que Gary Schweickart avait un jour évoqué la brève existence, dans le code pénal de l’Ohio, d’une disposition autorisant le département des Affaires carcérales à transférer à Lima les délinquants sexuels jugés dans l’Ohio, ou ceux qui se trouvaient déjà derrière les barreaux dans cet État, afin de tenter de redresser leur esprit tordu. Selon Gary, on avait expérimenté sur eux une large gamme de traitements de choc. Nombre d’entre eux avaient été changés en légumes d’autres s’étaient pendus. L’État avait rapidement révoqué cette loi, jugée anticonstitutionnelle. Les détenus d’Ascherman transférés à Lima devaient donc réintégrer le système carcéral, même si le département de la Santé mentale renâclait à obéir.

« Dans ce cas, qu’est-ce que tu fous à Lima ? demanda Gabe.

— “Irresponsabilité pénale pour troubles mentaux”, répondit Allen. Je me trouvais dans un hôpital psychiatrique civil et ouvert, mais j’ai été transféré ici à cause des politiciens. »

Gabe hocha la tête avant de boire une goulée à son bidon de thé glacé.

« La plupart des gens boivent dans un verre, mais les verres contiennent à peine une gorgée pour moi, expliqua-t-il. T’en veux ? »

Allen sourit, mais déclina son offre.

Une voix haut perchée s’éleva derrière le géant.

« Bouge de là, grosse vache, tu bloques toute la porte ! » Un petit homme se faufila sous l’aisselle de Gabe.

« Salut...

— Cette andouille s’appelle Bobby Steel », fit Gabe.

Bobby était aussi chétif que Gabe était énorme. Avec ses petits yeux noirs, ses cheveux frisottants et ses incisives qui dépassaient de ses lèvres, il ressemblait à une souris.

« T’es d’où ? demanda Bobby.

— De la région de Columbus, répondit Allen.

— Mon pote Richard est de là-bas. Tu connaîtrais pas un Richard Case, des fois ? »

Allen secoua la tête.

Gabe fit pivoter Bobby de force pour le faire sortir.

« Laisse à M. Milligan le temps de se remettre. Il ne va pas s’envoler. »

Le géant décocha à Allen un sourire entendu.

Nous autres, les trente-cinq sociopathes du pavillon A, avons du savoir-vivre – pas comme les chroniques du pavillon 22. »

Un instant plus tard, tous deux avaient disparu. Allen s’assit sur son lit en réfléchissant à sa rencontre avec ces deux drôles de types. Ils semblaient plutôt sympathiques. À l’instar de Mason, l’artiste de la cellule voisine, ils paraissaient heureux de sa présence et semblaient l’accepter parmi eux. De toute évidence, le niveau intellectuel dans le pavillon A était bien plus élevé que dans le pavillon 22. Mais parce que les sociopathes étaient considérés comme une catégorie d’êtres humains particulièrement dangereuse, la sécurité y était renforcée.

« Je ne suis pas un sociopathe », déclara Allen à voix haute. Ce terme, il le savait, n’était qu’un euphémisme pour désigner des criminels incurables. Le mot apparaissait souvent dans les réquisitoires de condamnation à mort. Aux yeux de certains, en effet, un tueur sans moralité ni empathie ne pouvait tirer les leçons d’une punition et devait par conséquent être exécuté pour protéger le reste de la société.

Le docteur Caul avait un jour expliqué à Billy que sa maladie mentale ne l’empêchait pas d’avoir une conscience et d’éprouver des sentiments envers autrui, à la différence d’un criminel sociopathe.

Il n’avait donc rien à faire ici.

Tommy ou lui allaient devoir trouver un moyen d’en sortir.

Allen s’allongea sur son lit et laissa tomber ses chaussures au sol. Peut-être fixer le plafond lui permettrait-il de se relaxer et de vider son esprit ? Les sons extérieurs, cependant, se révélèrent trop intrusifs. Bruits de pas traînants ou de meubles que l’on déplace. Une multitude de voix se fondaient en un grondement assourdi, semblable au brouhaha des vestiaires après un match important. Du bout des doigts, Allen battit un rythme sur le montant de son lit.

Un bruit de clefs l’avertit qu’un surveillant remontait le couloir vers sa chambre. Il interrompit son tambourinement. Au fur et à mesure que le cliquetis métallique se rapprochait, les sons produits par les détenus aux alentours faiblissaient, puis s’arrêtèrent complètement. Quand, juste devant sa porte, les clefs cessèrent soudain de s’entrechoquer, Allen comprit que le surveillant venait de les saisir. Au moment même où la porte s’ouvrait, il se redressa avec vivacité et s’assit sur son lit, pour signifier à son visiteur qu’il se trouvait sur ses gardes.

L’homme qui franchit le seuil était à peu près de la taille de Billy – dans les un mètre quatre-vingts. Une mèche de ses cheveux noirs et huileux, peignés avec soin, barrait son front. La chemise jaune et blanc rentrée dans son pantalon ne parvenait pas à dissimuler sa bedaine protubérante. Son pantalon et ses chaussures bien cirées semblaient provenir d’un stock de matériel de police. L’individu devait avoir près de 40 ans.

« Milligan, fit-il, mon nom est Sam Rusoli – Monsieur Rusoli, pour vous. Je sais qui vous êtes, et ce qu’on prétend que vous êtes. Votre vie ici peut devenir soit agréable, soit extrêmement pénible. Obéissez-moi au doigt et à l’oeil et tout se passera bien. Est-ce que je me fais bien comprendre ? »

Le ton menaçant de la voix de Rusoli ramena à la conscience d’Allen quelque hideux souvenir du passé de Billy. Il essaya de ne pas laisser la peur transparaître dans ses yeux.

« Je suis le surveillant chef de cette unité de soins, poursuivit Rusoli, et je mène la danse à ma façon. Jouez le jeu avec moi et mes surveillants, et je ne vous rendrai pas la vie trop dure. »

Il sourit – un rictus effrayant.

« Vous n’avez pas envie que je vous pourrisse la vie, n’est-ce pas ? » demanda-t-il sur un ton lourd de sous-entendus.

Rusoli ouvrit la porte, fit volte-face vers Allen, puis tapota son badge d’identification.

« N’oubliez pas ce nom, Milligan. »

Une fois le surveillant chef parti, Allen se retourna pour contempler les ténèbres qui tombaient derrière les barreaux de sa fenêtre. Se savoir placé sous l’autorité de ce légionnaire sociopathe le désespérait. Il se souvint de l’avertissement du docteur Harding : « La violence engendre la violence. » Mais de quelle autre manière pourrait-il se défendre ? À tendre l’autre joue, il risquait de se faire fracturer la mâchoire.

Il ne pouvait plus envisager de s’enfuir dans le sommeil, à présent. Ragen pourrait surgir et prendre le contrôle de la conscience, ce qui lui apporterait au final des ennuis bien pires – le docteur David Caul l’avait mis en garde contre ce danger, à peine quelques jours plus tôt. Le psychiatre d’Athens lui avait expliqué la dynamique du syndrome de personnalités multiples. Allen savait qu’il se dissociait pour survivre, mais que c’était précisément ces dissociations qui le maintenaient constamment en danger. Hélas, il avait été transféré hors du Centre de santé mentale d’Athens avant que le petit docteur replet n’ait pu le fusionner de manière définitive et lui enseigner de nouveaux mécanismes de défense. Allen avait l’impression qu’on lui avait tranché les mains tandis qu’il jouait de la batterie, ou peignait un portrait. Pourquoi ne lui avaient-ils pas laissé le temps de guérir, avant de l’enfermer ici ? Il essaierait de garder à l’esprit les enseignements des docteurs Caul et Harding, mais il redoutait qu’il ne soit trop tard, à présent.

« Je hais les périodes d’embrouilles, Arthur, murmura-t-il dans le silence de sa chambre. Mon cerveau me donne l’impression d’être un distributeur automatique. Je dois partir. Tu m’entends, Arthur ? Je dois laisser la place ! Je suis resté dehors trop longtemps et je me sens mal. Vraiment mal. Ce n’est plus mon tour. Laisse quelqu’un d’autre venir sous le projecteur. »

Avec soulagement, Allen sentit le sol s’ouvrir sous ses pieds. Il se laissa glisser vers le néant.

Seule la confusion engendrée par cette période d’embrouilles permit au Billy dissocié1 d’occuper le projecteur par inadvertance.

Quand la docteur Cornelia Wilbur – la psychiatre de la fameuse Sybille – avait ramené Billy D. à la conscience, dans la prison du comté de Franklin, elle lui avait appris que les autres Habitants l’avaient mis en sommeil huit ans plus tôt, en 1970, après qu’il eut essayé de se tuer, et l’avaient depuis lors maintenu dans cet état, tel Rip Van Winkle.

La psychiatre lui avait expliqué qu’il était le véritable Billy, celui que sa mère avait mis au monde. La personnalité originale.

Il avait eu du mal à la croire. Il pensait que les psychiatres étaient fous.

Après ce premier réveil, on l’avait autorisé à occuper le projecteur de temps en temps, pour des raisons thérapeutiques, d’abord à l’hôpital Harding, puis au Centre de santé mentale d’Athens.

Mais, depuis le transfert à Lima, les membres de la famille intérieure l’avaient maintenu dans son cocon mental afin de le protéger des individus dangereux qui peuplaient cet établissement.

Billy D. sortit de sa chambre et observa l’étrange environnement qui l’entourait. Chaque fois que je m’éveille, j’ai des problèmes. Chaque fois que je m’éveille, ils m’annoncent que j’ai fait quelque chose de mal.

Il aurait voulu voir Mary. Elle avait écrit dans une de ses dernières lettres qu’elle allait beaucoup mieux, que son internement avait pris fin. Billy D. aurait voulu qu’elle vienne lui rendre visite à Lima pour dissiper son angoisse.

En entendant le cliquetis d’un trousseau de clefs se rapprocher, il se retourna. Deux surveillants remontaient le couloir dans sa direction. Le plus petit pointa son doigt vers lui.

« C’est lui, Karl.

— OK. Monte la garde », ordonna ce dernier.

Son collègue acquiesça, puis se posta devant la porte qui conduisait vers la salle de jour.

Tandis que Karl s’approchait, Billy D. vit qu’il avait les cheveux longs et bouclés sous sa casquette de base-ball. Le surveillant s’appuya d’un bras contre le mur, sa main posée à plat tout près du visage de Billy D. Sa chemise tachée sentait la sueur.

Seigneur, ne le laisse pas me faire de mal, pria Billy.

« Milligan, je suis venu discuter d’un sujet qui te concerne de près. »

L’absence de dents de devant transforma le sourire du surveillant en un rictus grimaçant.

« De quoi est-ce que vous parlez ? » répondit Billy D. en essayant de ne pas montrer sa peur.

Le sourire laissa place à un regard lourd de menaces. « De ta santé. »

Billy D. recula.

« Qu’est-ce que vous voulez dire ? »

Karl sortit de sa poche arrière un manche à balai scié en deux et l’enfonça sous le menton de Billy, plaquant le jeune homme contre le mur.

« Les dingues de ton espèce ne survivent pas longtemps à Lima, petite merde ! Si tu veux rester en bonne santé, tu vas devoir souscrire une assurance spéciale “Accidents de la vie en prison”. »

Il abaissa le manche en bois pour en frapper sa paume.

« Tu ne peux jamais savoir quand un fou furieux va s’approcher de toi par-derrière pour te fracasser le crâne avec une chaise, ou te trancher la gorge avec un bout de verre juste parce que ta gueule ne lui revient pas. Tu serais surpris de savoir ce que ces tarés peuvent se faire pour une barre de chocolat. Je peux faire en sorte que ces choses ne t’arrivent pas, si tu joues le jeu.

— Co-comment ?

— Tu n’es qu’un sale violeur de merde, Milligan. Ta vie ne vaut rien pour personne. Je sais que t’as fait du fric en vendant tes croûtes, et je parierais tes couilles que tu vas me payer. Je veux les premiers cinquante dollars avant vendredi. J’espère qu’on s’est compris. »

Il cracha sur le sol aux pieds de Billy D., puis se retourna et s’éloigna avec son complice.

Seul dans le couloir, Billy D. se laissa glisser au sol, incapable de rester debout plus longtemps sur ses jambes flageolantes. Il voulait se tuer, ainsi qu’il avait tenté de le faire lorsque les docteurs lui avaient appris que l’un des Habitants avait fait ces choses affreuses aux trois jeunes femmes. Mais Mary lui avait dit : « Reste en vie, Billy. Un jour, tu paieras ta dette à la société. On va te soigner et tu pourras vivre à nouveau libre et sain d’esprit.

Le docteur Caul le lui avait enjoint : « Joue leur jeu stupide, Billy. Survis. »

Billy voulait que le Professeur revienne.

Il voulait que Mary lui rende visite.

« Je ne suis pas irrécupérable, se murmura-t-il. Je n’ai pas encore perdu. J’ai encore l’énergie de me battre. »

1 Abrégé parfois en « Billy D. ». (N.d.T.)

Les mille et une guerres de Billy Milligan
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