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EN CAVALE

À 17 h 30, le jour de l’Indépendance, Lewis Lindner reçut un coup de téléphone de Billy Milligan. À 18 h 12, le docteur résuma leur discussion dans ses « notes de suivi » :



Au cours de la conversation, le patient n’a cessé de se perdre en divagations et en accusations totalement paranoïdes, en dépit de mes nombreuses tentatives pour attirer son attention sur le préjudice que cette fugue risquait de lui causer, en particulier lors de son prochain passage en commission. Chaque fois que j’ai essayé de réorienter la discussion, il retournait rapidement à sa diatribe.
Le patient a déclaré être au courant de mon déjeuner avec le docteur J. Davis et M. Belinky hier midi et prétend connaître le contenu de notre discussion ! Il prétend que nous conspirons en vue de le détruire, entre autres par sa dtox [désintoxication] (il affirme disposer d’un stock d’Amytal assez important pour lui permettre de rejoindre un autre hôpital). Il soutient par ailleurs que la docteur Karolin ainsi que la totalité de son équipe et M. Mike Evans s’opposent à nos projets. Il prétend avoir planifié sa fuite depuis un certain temps et en avoir informé : le juge, ses avocats, et même certains membres du personnel de l’hôpital.
Le patient a répondu à mon conseil de revenir de son plein gré à l’hôpital en affirmant à plusieurs reprises que j’avais sans le moindre doute déjà mis tous les services de police de l’État à ses trousses, lesquels lui tireraient dessus à vue s’il essayait de rentrer – par conséquent, il ne « pouvait pas » revenir...


Les 6 et 7 juillet 1986, l’évasion de Billy fit les gros titres du Columbus Dispatch : « Milligan s’enfuit et disparaît », « Peu de pistes dans l’évasion de Milligan ».

Allen avait stocké certaines de ses affaires dans la caravane d’une personne de confiance, au fond des bois de Logan, dans l’Ohio. Allen appela son ami pour lui annoncer son arrivée. Il téléphona également à Larry Craddock1, un technicien audiovisuel avec lequel il s’était lié d’amitié à Athens, pour lui demander d’apporter une caméra à la caravane. Allen souhaitait enregistrer trois vidéos de trente secondes chacune, en prenant les précautions nécessaires pour que personne ne puisse en modifier le montage ou la bande-son.

À 14 h 15 le lundi 7 juillet, à la gare routière de Columbus, Allen remit à la guichetière du service des consignes un petit sac en plastique contenant la clef de l’un des casiers. Après lui avoir donné cinq dollars de pourboire, il lui expliqua que cette clef était destinée aux médias. Il rentra aussitôt dans une cabine téléphonique, appela une chaîne de télévision de Columbus et annonça aux journalistes qu’il avait laissé une déclaration enregistrée sur bande-vidéo à la consigne du terminal de bus Greyhound.

Sur la vidéo, diffusée par les antennes de télévision, un Billy Milligan habillé avec élégance déclarait avoir composé ce message afin que les gens puissent constater de leurs propres yeux qu’il était un homme tout à fait lucide, et pas un dangereux lunatique en cavale.

Il voulait que le public sache qu’il avait dû s’enfuir parce qu’il était devenu une victime du système, parce que les docteurs ne pouvaient s’accorder sur son traitement et sa médication, et parce qu’il craignait pour sa vie. Pour assurer sa propre sécurité, il n’avait eu d’autre choix que de quitter l’hôpital. Il expliquait que les accusations et le battage médiatique qui entouraient son cas nuisaient gravement à sa thérapie, et que, si les intrigues politiciennes ne cessaient pas, les contribuables devraient payer des millions de dollars pour le maintenir interné le reste de sa vie.

La semaine suivante, la une de USA Today conférait à l’affaire une dimension nationale : « Le fuyard aux 24 personnalités ».

Dans cet article, Gary Schweickart déclarait que la fuite de Billy compromettait les progrès effectués au cours de neuf années de traitement, et exprimait ses craintes que son client ne tente de se suicider. « Je suis convaincu que Billy ne fera de mal à personne, affirmait Schweickart, mais je suis inquiet pour lui. »

Le juge Thomas V. Martin émit un mandat d’arrêt à la requête du procureur adjoint, lequel avait déclaré que, si Milligan venait à manquer de médicaments, ou ne les prenait pas toutes les huit heures, il risquait de défusionner et de devenir dangereux. La cour ordonna qu’une fois Milligan appréhendé, il soit interné dans l’unité de sécurité maximale du centre médico-légal Moritz. Martin fixa également au 11 juillet la date de l’audience consacrée à la résolution du différend opposant la docteur Stella Karolin et le docteur Lindner sur le traitement requis pour Milligan.

La police de Columbus émit un avis de recherche.

Randy Dana déclara aux reporters du Columbus Dispatch qu’il considérait cette situation comme véritablement tragique. « Il [Milligan] travaillait pour notre bureau, où il s’était très bien adapté. Il avait fait de tels progrès que l’équipe thérapeutique allait recommander au juge de le laisser résider en ville, avec pour seule obligation de se présenter à l’hôpital une fois par semaine. »

Durant les jours qui suivirent, les médias annoncèrent qu’on s’attendait à ce que Billy contacte Gary Schweickart pour se rendre de son plein gré. Le juge Martin déclara cependant à ce sujet :

« Même si Milligan revient ici, il n’y aura pas d’audience. Il doit être examiné et évalué à nouveau avant qu’aucune décision concernant sa médication puisse être prise. »

En lisant dans la presse ce commentaire du juge Martin, le Professeur se rendit compte qu’il devait prendre une décision. Il faisait confiance à ce juge – qui lui avait donné autant de liberté que la loi le lui permettait – mais pas au docteur Lindner. Tommy avait mis la main sur le rapport du docteur Wexler. Ce document ne laissait planer aucun doute : essayer de le désintoxiquer au centre médico-légal Moritz mettrait sa vie en danger. Le Professeur n’avait pas oublié le cauchemar vécu par Tommy à l’hôpital d’État de Lima.

Il lui faudrait donc quitter l’Ohio.

Mais, avant toute chose, le Professeur devait se rendre au centre commercial Westland, à Columbus, où une connaissance pouvait lui procurer un stock d’Amytal de sodium pour plusieurs mois. Afin de ne pas être repéré par les employés de l’hôpital, il s’affubla d’une longue perruque noire (fournie par Larry Craddock), d’une casquette de base-ball et d’une paire de lunettes de soleil à verres épais. Il savait que la plupart des gens détournaient les yeux en croisant un handicapé ou un malade mental. Allen s’assit donc dans le centre commercial, un tee-shirt taché relevé sur son ventre, et sur le visage l’expression hagarde qu’il avait si souvent observée chez les patients des institutions psychiatriques. L’un des travailleurs sociaux de l’hôpital, Carol Harris, passa devant lui sans lui accorder un regard.

Après qu’Allen eut récupéré ses médicaments, Craddock le rejoignit et lui proposa de l’aider dans sa fuite vers l’ouest.

« Si tu t’engages dans cette voie, autant faire les choses correctement. J’ai un ami à Aspen. On pourra rester chez lui quelques jours.

— Tu n’as pas à faire ça. Je m’en sortirai.

— J’ai besoin d’un peu de vacances, de toute façon, répondit Craddock. Est-ce que tu as un pistolet ? »

Le Professeur secoua la tête.

« Je n’en ai pas besoin. S’ils m’arrêtent, ils m’arrêtent. S’ils me descendent, je veux que tout le monde sache que je n’étais pas armé. »

Ils louèrent une vieille Oldsmobile Calais, remplirent le coffre de provisions, de matériel de peinture, de sacs de couchage et d’équipement de camping, puis se mirent en route vers le Colorado.

Ils passèrent quatre jours à Aspen, chez l’ami de Larry, puis ce dernier regagna l’Ohio en avion.

Le Professeur aimait peindre à l’extérieur, et il prit l’habitude de travailler dans le parc municipal en compagnie d’autres artistes. Un jour, le comédien Buddy Hackett s’arrêta pour le regarder peindre.

« Si vous êtes encore en ville à mon retour, je vous achèterai une toile. »

Hackett ne lui acheta jamais de tableau, mais un rabbin de New York lui donna cent cinquante dollars pour une vue des montagnes d’Aspen signée C. Carr.

Le Professeur s’amusa de voir un photographe, qui effectuait un reportage sur les artistes de rue, prendre une photo de lui. Quand l’homme lui demanda son nom, il s’identifia comme Chris Carr, un thérapeute artistique de Floride. Cependant, il savait qu’il lui fallait à présent quitter la ville, avant que sa photo ne paraisse dans le journal local.

Le Professeur avait constaté, au cours de ses deux semaines de cavale, que prendre trois pilules d’Amytal par jour faisait fondre son stock à vue d’œil. Il redoutait de manquer de médicaments avant d’avoir pu s’installer dans une nouvelle ville où il pourrait établir les contacts nécessaires au renouvellement de sa réserve de barbituriques. Bien que diminuer sa dose augmentât le risque de dissociation, il prit la décision de se limiter à deux pilules par jour.

Il abandonna le véhicule de location sur le parking de l’aéroport Stapleton à Denver, laissant certaines de ses affaires à l’intérieur, afin que la police sache qu’il était passé par là. Puis, sur un coup de tête, il appela son frère Jim – lequel avait adopté le nom de famille de son père biologique, Morrison, et vivait à Vancouver, au Canada. Le Professeur lui expliqua sa situation.

« Où comptes-tu aller ? lui demanda Jim.

— Je pensais partir vers le sud.

— Le nord-ouest serait peut-être plus adapté, remarqua son frère. Ça te rapprocherait de quelqu’un que tu connais. Personne ne t’emmerdera par ici. Ils ne te trouveront pas.

— C’est pas une mauvaise idée...

— Je t’aiderais à t’installer. Tu pourrais trouver un boulot et démarrer une nouvelle vie.

— Tu m’as convaincu, Jimbo.

— Rappelle-moi quand tu connaîtras l’heure de ton vol. Je viendrai te chercher à l’aéroport de Seattle. Je suis impatient de te revoir, Billy !

— Je ne m’appelle plus Billy, désormais. J’ai déjà commencé ma nouvelle vie sous le nom de Christopher Eugene Carr, alors appelle-moi simplement Chris. »

Le lendemain, le 17 juillet 1986, les services de sécurité de l’aéroport de Denver informèrent la police qu’une Oldsmobile Calais louée à Columbus avait été découverte abandonnée sur le parking. La police de Columbus ne tarda pas à faire le rapprochement avec la disparition de Milligan.

« S’il comptait nous lancer sur une fausse piste, cette stratégie s’est retournée contre lui, déclara à la presse Edward Morgan, le procureur du comté de Franklin. La découverte de ce véhicule nous a permis de lancer une procédure pour évasion. »

Puisque de toute évidence Milligan avait franchi la frontière de l’État, le service de Libération sur parole requit l’assistance du FBI pour appréhender un détenu en fuite.

Des affichettes avec sa photo et les mentions « RECHERCHÉ » et « DANGEREUX » fleurirent dans les commissariats de police à travers tout le pays.

Le FBI déclencha une chasse à l’homme nationale pour capturer Billy Milligan.

Jim Morrison s’attendait à retrouver son frère cadet à l’aéroport de Seattle, mais Allen avait pris la place du Professeur, si épuisé qu’il ne pouvait plus maintenir un contrôle permanent.

Jim lui proposa de le conduire vers le nord jusqu’à Bellingham, où il le déposerait dans un hôtel, car il lui fallait rentrer chez lui à Vancouver pour la nuit. Il serait de retour le lendemain pour aider Billy à trouver un endroit où s’installer. Les logements ne manquaient pas aux environs de l’université de West-Washington, et la plupart des étudiants n’étaient pas encore rentrés des vacances d’été.

« Ça se présente plutôt bien, se réjouit Allen. Je devrais même pouvoir me procurer du matériel de peinture pour pas grand-chose par le département artistique de l’université. »

Le jour suivant, ils trouvèrent un appartement meublé à moins de cinq cents mètres de la fac. Quand Allen jeta un coup d’œil à travers la fenêtre et vit le sommet enneigé du mont Baker – en plein mois de juillet –, il ressentit l’impatience de Tommy à peindre ce paysage.

Au moment où Jim franchissait le seuil pour s’en aller, un jeune homme mince prenant appui sur une béquille ouvrit la porte de l’appartement adjacent. Le nouveau voisin de Billy, qui se présenta comme Frank Borden 2, leur proposa de venir prendre une bière. Jim s’excusa car il lui fallait se mettre en route, mais son frère accepta l’invitation.

Allen étudia les possibilités de portraits offertes par le visage de Borden. Une coupe de cheveux à la Beatles, des joues de rongeur. Une paire de lunettes d’aviateur à monture dorée sur des yeux verts. Allen remarqua le sabre de samouraï accroché au-dessus de son lit et questionna son nouveau voisin à ce sujet.

« Je pratique les arts martiaux. Ne laisse pas ma jambe folle t’induire en erreur. Un souvenir laissé par un accident de moto... Mais je suis tout à fait capable de me défendre. »

Borden lui expliqua que le gouvernement payait ses études et qu’il recevait une pension d’invalidité de l’US Navy. En dépit de son apparence juvénile, à 33 ans (deux ans de plus que le Billy originel), Frank parlait et agissait comme un homme bien plus âgé.

« Qu’est-ce que tu étudies ? lui demanda Allen.

— La programmation informatique. Je suis un hacker dans l’âme.

— J’aimerais bien apprendre à me servir d’un ordinateur.

— Je pourrais te filer quelques bases. »

Au cours des semaines qui suivirent, Allen se lia d’amitié avec Frank Borden, dont la personnalité secrète et soupçonneuse – et cependant fougueuse, charismatique – l’attirait. Frank n’utilisait sa béquille qu’après avoir fatigué sa jambe gauche au point de la rendre douloureuse. La plupart du temps, il préférait s’appuyer sur sa canne, qui, disait-il, pouvait au besoin lui apporter un soutien d’une autre nature en lui servant d’arme.

« Ça ne m’a pas l’air d’une arme bien redoutable », remarqua Allen.

Borden vrilla la poignée et fit glisser une épée d’acier hors du corps de sa canne.

« Les apparences peuvent être trompeuses. Je sais me servir de ce truc, alors ne fais jamais le con avec moi ! »

Quand Allen le vit s’entraîner sur le gazon, tard dans la nuit, effectuant des moulinets avec son long sabre de samouraï comme s’il s’agissait d’un bâton de majorette, il se dit : Le genre militariste – un dangereux bâtard –, fais gaffe à ce type.

Néanmoins, Frank aimait faire la fête, ce qui convenait fort bien à Kevin et à Philip. Si Borden remarqua des incohérences dans le comportement de son nouvel ami, il n’en laissa jamais rien paraître, ne posa jamais aucune question. Les deux jeunes hommes développèrent peu à peu un véritable respect mutuel. Ils passaient de longues heures à jouer aux échecs. Borden lui donna quelques bases élémentaires en informatique.

Un après-midi, Frank demanda à Allen s’il connaissait quelqu’un capable de lui procurer de faux papiers.

« Je ne connais personne dans l’État qui puisse te fournir de nouveaux documents d’identité, mais je peux t’aider à les faire toi-même. »

Sans lui demander la raison pour laquelle il désirait changer de nom, Allen apprit à Frank Borden la manière de procéder.

Torse nu, vêtu d’un simple short, Ragen gravissait la falaise enneigée du mont Baker tous les matins. Il aimait sentir le soleil brûler sa peau. Quand il regardait le ciel, il laissait échapper un long cri de joie. Il était un homme des montagnes à présent. Un homme libre.

Tommy peignit la montagne couverte de neige ainsi qu’il l’avait projeté, mais lui préféra vite la baie de Bellingham. Il trouva une agence de location de voitures bon marché, loua une vieille camionnette qu’il remplit de matériel de peinture acheté à la fac et prit l’habitude de s’installer sur les quais pour peindre et dessiner. En moins d’une heure, il réalisait un paysage marin, une scène des docks ou la peinture d’un bateau. Il vendit des douzaines de tableaux aux passants.

Un de ses clients, un hippie entre deux âges du nom de Malloy, qui louait la moitié de sa maison à des étudiants, l’invita à l’une de ses soirées hebdomadaires, juste en bas de sa rue.

« Malloy organise des soirées pirates, lui expliqua Borden.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Kevin.

— Ces mecs fournissent un tonneau de bière, et font payer un droit d’entrée de trois dollars par personne. Ils peuvent se faire de huit cents à mille deux cents dollars en une journée.

— Un bon business, on dirait.

— La police leur fait la chasse. Les voisins se plaignent de la musique et du bruit qui durent toute la nuit. Les flics ont commencé à fermer les endroits de ce genre. »

Kevin aimait discuter avec les étudiants de l’université et devint vite un habitué des soirées de Malloy. Il finit par devenir son videur officieux. Le hippie appréciait l’aptitude de Carr à maintenir les étudiants sous contrôle sans intimider les fêtards. En contrepartie, il lui offrait à manger et des provisions à rapporter chez lui.

Un soir qu’il était assis sur un tabouret avec plusieurs étudiants, Allen proposa d’organiser leurs propres soirées pirates.

« On pourrait même se cotiser et louer un Jacuzzi extérieur. »

L’idée enthousiasma les étudiants.

Quand Tim Cole, le jeune patron de la société de location de Jacuzzi, vint effectuer sa livraison, Allen l’aida à installer l’appareil. Ils sympathisèrent. Après la fête, Tim décida de lui laisser le Jacuzzi jusqu’à ce qu’il ait un nouveau client, pour éviter d’avoir à ramener la machine chez lui.

Cette marque de confiance conduisit Allen à lui suggérer un partenariat. Ils pourraient acheter des Jacuzzi à Vancouver, les transporter jusqu’à Bellingham et les monter pour environ cinq cents dollars. Allen louerait ou vendrait les Jacuzzi à des maisons de retraite pour usage thérapeutique. Tim reconnut qu’il s’agissait d’une excellente idée.

Allen se fit imprimer un jeu de cartes de visite au nom du professeur Christopher Eugene Carr.

Il recommençait cependant à perdre le temps – de plus en plus souvent. Pour faire durer son stock d’Amytal, il avait réduit le dosage de trois à deux pilules par jour, puis à une seule pilule quotidienne, et il lui arrivait de sauter une journée ou deux.

Le temps semblait s’évaporer à sa montre.

Près de deux semaines plus tard, Frank Borden l’appela.

« Je veux que tu me rendes un service. Rentre dans mon appartement et détruis mon ordinateur.

— Tu déconnes ?

— Je ne déconne pas, trou du cul. Débranche-le, et détruis-le. Assure-toi de briser les disques durs. Réduis-les en miettes. »

Allen suivit ses instructions à la lettre.

Cette même nuit, Borden rentra avec un sac de sport rempli de billets de banque. Il se vanta d’avoir depuis longtemps infiltré les réseaux informatiques de plusieurs banques, d’avoir siphonné les fractions de cents de tous leurs comptes et d’avoir déposé l’argent sur plusieurs comptes au nom de sa nouvelle identité. Il s’était rendu aujourd’hui dans chacune de ces banques pour effectuer des retraits en liquide.

« Vas-y, sers-toi. Prends un peu de fric », lui offrit Borden.

Allen fut tenté, mais, pour la première fois de sa vie, il prit le temps de considérer les conséquences d’un acte de ce genre.

« Si je prends le moindre dollar de ce fric, je me ferai arrêter.

— Ce pognon est intraçable, trou du cul.

— C’est mauvais pour mon karma, dit Allen. Si je me fais gauler avec du fric volé, on me réduira en miettes. »

Borden grommela.

« Mec, si tu dis vrai, je suis dans la merde. »

Allen hocha la tête.

« Tu es dans la merde, connard.

— Peut-être... en tout cas, j’ai une nouvelle identité, et je me tire. Tu peux me conduire au Canada ?

— Pas de problème. Allons-y. »

Borden déposa son sac de sport et un petit sac à dos à l’arrière de la camionnette.

Ils passèrent la frontière sans aucun problème. Quand le douanier leur demanda la raison de leur séjour au Canada, Allen répondit simplement :

« On est en vacances. »

L’homme leur fit signe d’avancer.

Borden demanda à Billy de se diriger vers White Horse, une ville portuaire de casinos et de clubs de strip-tease, à dix minutes de Vancouver. Il sortit son portefeuille.

« Je dois me débarrasser de tous mes anciens papiers, Chris. Tiens, prends ces trucs.

— Hé, qu’est-ce que tu veux que je fasse avec tes papiers d’identité ? Les miens me suffisent. »

Borden fourra sa carte d’étudiant, ses cartes de crédit et son permis de conduire sous son siège.

« Dans ce cas, débarrasse-t’en pour moi. Écoute, je ne vais pas pouvoir aller chercher ma pension d’invalidité mensuelle, et je ne peux pas changer mon adresse postale. Si les chèques traînent dans ma boîte aux lettres, on saura que je suis parti. J’ai besoin d’être maintenu en vie encore quelque temps. Occupe-toi de ça pour moi, tu veux ? Vire le courrier et encaisse le fric. Appelle un ferrailleur pour qu’il emporte ma bagnole.

— Je viderai ta boîte aux lettres, mais pourquoi est-ce que je ne pourrais pas t’envoyer ton fric ?

— Mieux vaut que tu ne saches pas où je suis, trou du cul. Si jamais t’as besoin de me contacter, passe par un gars du nom de Lefty Pearl. Il saura comment me transmettre un message. Je ne veux pas plus d’un contact.

— Pourquoi ce mec, Pearl, et pas moi ?

— Parce que Pearl peut m’envoyer de l’herbe où que je me trouve et que tu ne touches pas à ça. »

Allen attendit que Borden trouve une chambre dans un motel, puis prit le chemin du retour. À présent que son ami était entré dans la clandestinité, il n’entendrait probablement plus jamais parler de lui.

Mais, deux semaines plus tard, Borden l’appela.

« J’ai une affaire à régler. Je vais devoir déplacer des trucs. Tu peux venir me chercher avec la camionnette ? Ne dis rien à Lefty, ni à personne d’autre. »

Allen se rendit jusqu’à White Horse et retrouva Franck. Sur la route du retour, Borden lui demanda de s’arrêter dans la ville frontalière de Blaine, où il guida Allen jusqu’à un vieux mobile home, perdu au milieu de nulle part.

« Laisse le moteur allumé. Je reviens tout de suite. »

Cinq minutes plus tard environ, Borden réapparut avec un Magnum calibre 44 et un pistolet-mitrailleur Uzi qu’il dissimula à l’arrière de la camionnette.

Allen le ramena jusqu’à Bellingham, où ils s’arrêtèrent pour manger un morceau.

« Mec, je ne veux pas participer à un hold-up, dit Allen. Je ne veux pas être mêlé à un truc comme ça.

— Je veux juste que tu m’amènes sur les docks. Je dois monter à bord d’un bateau et discuter avec certaines personnes. Tu n’auras rien d’autre à faire que de m’attendre. S’ils me tirent dans le dos, défends-toi et barre-toi aussi vite que tu le peux.

— Dans quoi est-ce que tu te lances, Franck ?

— Tout ce que je peux te dire, c’est que, si je réussis mon coup, je triplerai ma mise.

— Je ne passe pas de drogue au Canada, le prévint Allen.

— Ce ne sera pas nécessaire. Je vais rencontrer quelqu’un juste après avoir récupéré ma marchandise. En fait, tu n’auras même pas à me ramener au motel. Je serai de retour dans quinze ou vingt minutes. »

Ils se garèrent sur les docks. Frank sortit de la camionnette, glissa le Magnum dans son pantalon et monta à bord d’une grosse vedette de plaisance.

Allen attendit. Il sentait la tension monter en lui. Les coupures commencèrent ; les enfants, Ragen et lui-même occupaient alternativement le projecteur.

Il perdit le fil du temps.

Quand Allen réapparut sous le projecteur, sa montre lui indiquait que trois heures s’étaient écoulées. Où diable était passé Frank ?

Tout à coup, il vit les feux de navigation de la vedette s’allumer. Lorsqu’un homme descendit de la passerelle pour larguer les amarres, Allen paniqua.

Il avait la certitude que Borden ne l’aurait pas abandonné ainsi dans la voiture. Tout à la fois effrayé et en colère, Allen sentit les coupures reprendre, la tension devenir insoutenable. L’instant d’après, il avait disparu.

Ragen se saisit de l’Uzi et vida le chargeur dans la coque du navire en partance. La vedette s’éloigna à plein régime et fut bientôt hors de portée. Le Yougoslave jeta son arme dans les eaux du port.

Allen n’avait pas le moindre souvenir du trajet du retour jusqu’à Bellingham. Il ne parvenait pas à se rappeler ce qui était arrivé à Borden. Pourquoi n’était-il pas revenu ? À moins que Frank ne soit revenu, mais qu’il ne s’en souvienne pas ? Philip ou Devin l’avaient-ils conduit quelque part ?

Quand le chèque de la pension d’invalidité arriva dans la boîte aux lettres de Franck, Allen se rendit à la banque pour l’encaisser. La guichetière lui adressa un regard soupçonneux.

« Vous n’êtes pas Frank Borden. Je le connais, il vient ici tout le temps.

— Je suis son cousin, répondit Allen. Frank m’a demandé d’encaisser le chèque pour lui.

— Il faut d’abord qu’il l’endosse, dit-elle en repoussant le bout de papier à travers le guichet.

— Pas de problème. »

Cependant, Allen se dit que mieux valait ne plus remettre les pieds dans cette banque, aussi endossa-t-il lui-même ce chèque et le suivant avant de les déposer sur son propre compte.

Il appela également une société de remorquage d’épaves, à laquelle il vendit le véhicule de Franck grâce à l’une des pièces d’identité abandonnées dans la camionnette. Les casseurs se réjouirent de récupérer pour une bouchée de pain une voiture qui roulait encore.

Quelques jours plus tard, la propriétaire de son logement appela les parents de Borden pour leur faire part de ses inquiétudes au sujet de leur fils, car elle ne l’avait pas vu depuis le 15 septembre, quand lui et son nouveau voisin, Chris Carr, étaient venus payer leurs loyers. Le père de Frank déclara la disparition de son fils à la police de Bellingham le 27 septembre. Le 30 du même mois, le chef de la police de Bellingham confia l’enquête sur la disparition de Frank Borden à Will Ziebell. Ce détective âgé de 44 ans supposa qu’il s’agissait de simples vérifications de routine exigées dans ce genre de cas.

L’enquête préliminaire révéla que Carr et le disparu avaient passé beaucoup de temps ensemble. Le père de Borden déclara avoir rencontré le nouvel ami de son fils, et avoir eu la sensation que quelque chose n’allait pas du tout chez ce garçon.

Le vendredi 3 octobre, le détective Ziebell se rendit à l’appartement du 515 East Myrtle Avenue, où il trouva Christopher Carr en train de prendre un bain de soleil sur une chaise longue.

Le jeune homme lui affirma n’avoir aucune idée de l’endroit où se trouvait Frank Borden. La dernière fois qu’il l’avait vu, dit-il, il l’avait conduit; à sa demande, jusqu’au Canada.

« Ses parents nous ont déclaré sa disparition, lui annonça Ziebell.

— Écoutez, je suis désolé, détective, dit Carr, mais je ne suis pas la baby-sitter de Frank ! »

De retour au bureau, agacé par la désinvolture du jeune homme, Ziebell consulta son dossier. Christopher Eugene Carr n’avait aucun antécédent criminel. Le détective décida néanmoins de lui rendre une nouvelle visite.

Le lundi suivant, quand il se présenta à son appartement, Carr n’était pas chez lui. Ziebell griffonna un message au dos d’une carte de visite pour demander à l’ami de Borden de lui téléphoner aussi vite que possible, puis la coinça dans le montant de la porte.

Après que le détective Ziebell l’eut interrogé, Kevin décida que le temps était venu pour lui de mettre les voiles. Il entassa à l’arrière de sa camionnette les affaires et les tableaux de tous les Habitants, puis, tôt le lendemain, se rendit jusqu’à la maison de Tom Cole à Sudden Valley, un village au bord d’un lac situé à une douzaine de kilomètres au nord de Bellingham.

Quand Kevin annonça à Cole qu’il recherchait une nouvelle maison à louer, celui-ci proposa d’emménager avec lui et Bodacious, son teckel, et de partager le loyer. Kevin accepta aussitôt. Alors qu’ils déchargeaient certaines des peintures de la camionnette, Cole tomba en arrêt devant l’un des paysages.

« Merde ! s’exclama-t-il, admiratif. Celui-ci irait bien dans le salon de mes vieux ! »

Après une rapide consultation mentale avec Tommy, Kevin donna le tableau à Tom pour qu’il l’offre à ses parents.

Ayant décidé que la couverture de professeur d’art adoptée par Allen n’assurerait plus sa sécurité, Kevin proposa à Cole de l’aider à développer son affaire de location de Jacuzzi. L’idée de Kevin était de les louer aux personnes âgées. Un ascenseur hydraulique monté sur la cuve permettrait aux invalides de rentrer et de sortir sans difficulté du Jacuzzi. La demande existait pour un tel produit, Kevin en était certain. Ils appelleraient leur compagnie « Cascade Hydraulics Dynamics ». Puisqu’ils seraient les premiers sur ce marché, ils pourraient gagner une fortune.

Kevin assurerait la partie commerciale de leur affaire, vendant leurs produits à de petites maisons de retraite qui ne pouvaient se permettre de gros investissements.

« Nous allons aider les gens et nous enrichir en même temps ! » s’enthousiasmait Kevin.

Cole fut vite convaincu.

Ils organisèrent une soirée pirate le week-end suivant. Leurs gains suffirent largement à payer le loyer et à couvrir leurs dépenses courantes. Mais un après-midi, alors que Kevin écoutait les informations locales à la radio, il entendit le speaker annoncer :

« Les autorités nous informent que William S. Milligan, l’homme aux multiples personnalités qui s’est échappé de l’hôpital psychiatrique de Columbus, dans l’Ohio, pourrait se trouver dans la région de Bellingham... »

Kevin tourna en toute hâte le bouton de fréquence, pour voir si d’autres stations diffusaient ce message, mais tel ne semblait pas être le cas.

Au même moment, Bodacious se mit à aboyer. Une voiture venait de se garer dans l’allée. À travers la fenêtre, Kevin reconnut le policier qui l’avait interrogé au sujet de la disparition de Borden.

Le claquement des portières fit sortir Tom de la cuisine. « Bordel, c’est qui, ces mecs ? »

Kevin lui chuchota sur un ton angoissé :

« Écoute, je n’ai pas le temps de t’expliquer, mais ils essaient de m’impliquer dans la disparition de Franck Borden.

— Tu déconnes ! Et... c’est le cas ?

— Non. Borden a été embauché par des types dangereux pour pomper du fric sur des comptes en banque, grâce à son ordinateur. Après avoir rempli son contrat, il est devenu gourmand et a recommencé pour son propre bénéf. Il a fait une connerie et les mecs sont à ses trousses. Mais je ne peux pas expliquer ça aux détectives.

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

— Dis-leur que tu as vu Frank il y a quelques jours. Décris-le, parle de sa béquille, de sa jambe... de tout ça. S’ils te posent des questions à mon sujet, dis-leur que je ne suis plus là et que tu ignores où je suis parti. »

L’idée d’avoir affaire aux détectives de Bellingham rendit Cole nerveux, mais Kevin savait pouvoir se fier à lui. Depuis une pièce adjacente, il écouta Tom leur déclarer exactement ce qu’il lui avait demandé de dire. Puis il entendit la voix du détective Ziebell :

« Très bien, monsieur Cole, si vous voyez Chris Carr, dites-lui que j’ai juste quelques questions à lui poser. »

Dès que la voiture des détectives eut disparu au coin de la rue, Kevin commença à faire ses bagages.

Cole le rejoignit et s’assit sur le lit.

« À vrai dire, je me doutais que notre super affaire de Jacuzzi était trop belle pour durer. »

Certain que Cole entendrait tôt ou tard l’annonce à la radio, Kevin décida de prendre les devants. Il lui résuma brièvement son histoire, et lui déclara que, s’il souhaitait en savoir plus, il pourrait lire le livre qui avait été écrit sur lui.

« Tu te fous de moi ! s’exclama Cole.

— Je t’en enverrai un exemplaire.

— Où comptes-tu aller ?

— Plein sud, vers Los Angeles. Après ça, je verrai, au feeling.

— Je viens avec toi ! déclara Cole.

— Ce n’est pas nécessaire, Tom.

— Oh, que si, partenaire ! Au moins pour un bout du trajet, histoire de comprendre ce qui se passe. »

Cole jeta quelques affaires dans un sac, prit Bodacious dans ses bras et monta dans la camionnette avec Kevin. Alors qu’ils quittaient l’autoroute pour s’engager dans le quartier de l’université, Cole lui adressa un regard sceptique.

« Bon, qu’est-ce que c’est que ces conneries sur tes personnalités multiples ? C’est comme dans Sybille ou Les Trois Visages d’Ève 3 ?

— C’est trop long et trop compliqué pour en discuter... mais si tu viens avec moi, tu dois savoir de quoi il retourne. » Kevin s’arrêta devant la librairie universitaire.

« Ils l’auront ici – probablement au rayon psychologie –, achète-le et je te le dédicacerai. »

Cole revint avec le livre dans une pochette en papier marron.

« Il y a ta photo à l’intérieur ! fit-il, les yeux écarquillés.

— Ce n’est pas ma photo, répliqua Kevin, c’est celle de Billy. Je ne me vois pas comme ça dans le miroir. »

Tandis que Kevin roulait sur l’autoroute en direction de Portland, Cole se plongea dans le livre. De temps en temps, il secouait la tête avec incrédulité.

« Lequel des dix es-tu en ce moment ?

— Tu n’es pas encore arrivé à la partie du livre où on parle de moi. À cette époque, j’étais l’un des Indésirables. »

Le 20 novembre, le détective Ziebell reçut un coup de téléphone de l’officier de sécurité de Sudden Valley. L’homme avait appris par les voisins de Tom Cole que des agents du FBI étaient venus dans le quartier pour poser des questions au sujet de Chris Carr. Cole et Carr avaient néanmoins déjà disparu sans laisser d’adresse.

Voir Christopher Carr lui glisser sans cesse entre les doigts irritait Ziebell. Il avait la conviction que ce jeune homme avait joué un rôle de premier plan dans la disparition de Frank Borden.

Le même jour, un agent du FBI passa au commissariat de Bellingham pour remettre un avis de recherche concernant un détenu libéré sur parole qui s’était évadé d’un hôpital psychiatrique de l’Ohio. Dans un premier temps, Ziebell ne reconnut pas en William S. Milligan le voisin et ami du jeune homme disparu – pas avant que l’agent fédéral n’ajoute que Billy Milligan pouvait vivre à Bellingham sous le nom de Christopher Eugene Carr.

À cet instant, le détective eut la certitude que Milligan avait assassiné Frank Borden.

« Comment avez-vous fait pour savoir où Milligan se cachait ? demanda-t-il.

— Nos agents ont questionné son frère, Jim Morrison, qui vit et enseigne à Vancouver. Il nous a dit où le trouver. »

Tim Cole ne savait plus quoi penser. Chris Carr – ou Billy Milligan – ne cessait de répéter que Cascade Hydraulics Dynamics aurait de bien meilleures chances de prospérer en Floride.

La perspective de monter ensemble leur entreprise de Jacuzzi excitait Cole. Milligan n’était pas seulement plein de bonnes idées, il se révélait aussi un individu capable de survivre dans la rue, dont il connaissait les lois, les dangers et les codes. Tom savait avoir beaucoup à apprendre de lui. Il commença à l’appeler Billy.

À Portland, Billy donna un coup de téléphone longue distance à un certain Randy Dana, en passant par l’opérateur de San Francisco pour que son appel ne puisse être localisé.

Quand Cole lui demanda ce qui lui arrivait, Billy lui expliqua que Dana était son avocat commis d’office par l’État de l’Ohio, ainsi que son employeur. Selon Billy, l’État lui devait encore de l’argent.

Dana venait de lui annoncer qu’il quitterait Columbus au cours de la semaine prochaine pour se rendre à Key Biscayne, en Floride, afin de participer à une importante convention d’hommes de loi.

« Il m’a donné le nom de l’hôtel où il descendra et son numéro de téléphone. Je compte passer le voir. »

Les deux jeunes hommes continuèrent leur descente vers le sud, s’arrêtant sur chaque plage le long de la côte californienne. L’eau était trop froide pour se baigner, mais Cole ne s’était jamais senti aussi libre de sa vie.

Bien sûr, il y avait des moments de tension. Alors qu’ils approchaient de Sacramento, Tom perçut un changement dans l’attitude de son compagnon. Lorsqu’un hélicoptère passa au-dessus d’eux, Billy paniqua. Il lui ordonna de s’arrêter au bord de la route, puis bondit hors de la camionnette pour aller se cacher dans les bois.

Cole courut après lui. Après une vive discussion, il réussit à le convaincre qu’il s’agissait selon toute vraisemblance d’un hélicoptère de surveillance du trafic autoroutier. De mauvaise grâce, Billy regagna la camionnette.

Ils s’arrêtèrent quelques jours dans un petit hôtel, à Sacramento. Billy avait expliqué à Cole qu’il attendait l’arrivée de ses médicaments qu’un de ses amis de l’Ohio allait lui envoyer, poste restante. Tout à coup, Cole comprit la situation. Sans ses médicaments, Billy se dissociait, comme il l’avait lu dans le livre. Il prit le risque de demander à Billy qui il était, à ce moment-là. Son compagnon lui adressa un regard mauvais et suspicieux.

« Je n’ai pas la moindre putain d’idée de qui je suis. Et en quoi est-ce que ça te regarde ?

— Ne le prends pas mal. Qui que tu sois, nous sommes associés et amis. »

Billy se contenta de hausser les épaules. Quelques instants plus tard, il sortit un couteau et commença à tailler en pièces l’un des matelas de leur chambre, tout en tenant des propos étranges.

Effrayé, Cole recula.

« Pourquoi est-ce que tu fais ça, Billy ?

— Fous-moi la paix, bordel ! » aboya-t-il.

Billy se saisit du téléphone, appela la police de Bellingham, et demanda à parler à Will Ziebell. Il avait pris Tom Cole en otage, déclara-t-il au détective, et s’il n’ordonnait pas à ses hommes de cesser de le pourchasser, il tuerait son prisonnier et balancerait les morceaux de son cadavre dans les bois.

À peine avait-il raccroché que Cole se ruait vers la porte, Bodacious dans les bras.

« Du calme, Tom ! J’ai dit ça pour te mettre hors de cause, histoire qu’ils ne s’imaginent pas que tu es mon complice. Je ne voudrais pas que mon partenaire ait des emmerdes pour avoir hébergé et aidé un fugitif recherché par le FBI. »

Cole lui en fut reconnaissant.

Après la réception des médicaments de l’Ohio, Billy sembla redevenir lui-même pour un temps. Il rationnait ses pilules, cependant, et passait par des phases inquiétantes. Il se montrait évasif, suspicieux, et refusait que Cole quitte seul la chambre du motel.

À Los Angeles, sous l’identité de Christopher Carr, Billy acheta un fusil à pompe et une scie à métaux pour en raccourcir le canon. Alors qu’ils sortaient de la ville, il tira sur un feu de signalisation et sur la vitre d’une voiture.

Cole essaya de deviner laquelle des personnalités de Billy se laissait aller à ces débordements.

Billy lui apprit à faire le plein dans de vieilles stations-service pas encore équipées de lecteurs de cartes de crédit modernes. Bien que Cole eût dépassé le découvert autorisé par ses cartes, ils purent ainsi se ravitailler en carburant sans entamer leur réserve d’argent liquide.

« Je m’éclate comme jamais ! » lui confia Tom.

Ils continuèrent leur périple.

Le plus souvent, Cole conduisait. Billy quant à lui paraissait plongé dans ses pensées.

Un après-midi qu’ils s’étaient arrêtés pour soulager leur vessie, Milligan déclara avoir entendu du bruit dans les fourrés. « Va jeter un coup d’œil, Tom. »

Cole posa les yeux sur le fusil à pompe entre les mains de Billy. Il secoua la tête.

« Je n’ai rien entendu.

— Vas-y, va jeter un coup d’œil !

— Je ne veux pas y aller. Ça doit grouiller de serpents là-dedans. Si tu es si curieux, va voir toi-même ! Je tiendrai le fusil. »

Au moment où ils redémarraient, Billy souleva Bodacious par la peau du cou. La prochaine fois que Tom refuserait de faire ce qu’il lui demandait, dit-il d’un ton menaçant, il jetterait le teckel par la fenêtre. Cole saisit aussitôt Billy aux cheveux et rabattit brutalement sa tête en arrière.

« Touche à mon chien et je te tue, tu m’entends ! Qui que tu sois ! »

La brutalité de cette réaction ramena Billy à la réalité. Il prit ses cachets plus souvent et parut redevenir lui-même. Cole et lui bavardèrent longuement de leur affaire de Jacuzzi, laquelle allait les rendre riches tout en soulageant les vieux os des personnes âgées de Floride.

Mais plus ils se rapprochaient de la Floride, plus Cole devenait nerveux. Est-ce ainsi que Billy procède ? en vint-il à se demander. Après s’être lié d’amitié avec sa victime et avoir appris tout ce qu’il pouvait à son sujet, se débarrassait-il d’elle pour récupérer ses papiers et adopter son identité ?

Tom savait que la fausse identité de Christopher Carr n’était plus d’aucune utilité à Billy à présent, et qu’il n’avait eu ni le temps ni la possibilité matérielle de s’en procurer une nouvelle.

Il ne parvenait plus à dormir tranquille – sans cesse sur le qui-vive au cas où Billy tenterait quelque chose contre lui.

À Key Biscayne, Billy lui raconta une étrange histoire, selon laquelle il allait demander à son père, qui appartenait à la mafia, de financer leur projet de vente de Jacuzzi aux maisons de retraite.

« Mais je dois lui parler seul à seul. Il ne rencontre jamais d’inconnus. Même moi, il me hait. Je vais devoir le convaincre que j’ai changé et que c’est une bonne affaire. »

Quand Billy lui proposa d’aller longer les fossés pour voir des alligators, Cole remarqua que son « partenaire » parlait et agissait exactement comme Jack Nicholson dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. Tom se demanda s’il comptait le donner en pâture aux alligators.

Billy recommença à tenir des propos étranges.

« Tu vas me déposer ici. J’ai un cousin dans le coin. Je comptais te le présenter, lui et ses amis, mais finalement je me suis dit que mieux valait que tu ne les rencontres pas. »

Devant la perplexité de Tom, Billy lui expliqua qu’ils importaient de la drogue de Cuba, que certains de leurs amis avaient fait exploser un avion, suivi en douce les trafiquants le long des points de parachutage de la came, puis leur avaient volé la cargaison. Les deux groupes se livraient à présent une guerre sans pitié.

« Ils sont très bien organisés, affirma Billy. N’en parle jamais à qui que ce soit, ou tu mettrais ta vie en danger.

— Je ne dirai rien à personne, assura Cole.

— Bon, on se retrouve sur ce parking demain après-midi. Ensuite, j’irai parler à Randy Dana.

— D’accord.

— Je vais louer une limousine, et on se rendra jusqu’à son hôtel pour attendre son arrivée.

— OK. »

Après le départ de Billy, Cole installa Bodacious sur ses genoux et fit demi-tour vers le nord. Au bout de quelques kilomètres, il s’arrêta pour réfléchir à la situation. Tout cela n’avait aucun sens. Il réalisa tout à coup que Billy venait de se débarrasser de lui.

Il appela la police de Bellingham, rapporta au détective Ziebell certains des événements qui avaient eu lieu au cours de leur voyage et l’informa de la position de Billy. Il répéta ses propos sur le trafic de drogue et son intention de rencontrer l’avocat commis d’office de l’Ohio ici même, à Key Biscayne.

« Tout se tient, fit Ziebell. C’est son mode opératoire. Il vole l’identité d’une autre personne. »

Tom se rappela le fusil à pompe et les alligators.

« Faites attention ! l’avertit Ziebell. S’il se fait arrêter, il pourrait vous accuser d’en être responsable. »

Cole n’avait pas besoin d’en entendre plus. Il roula d’une traite jusqu’à Jacksonville, y passa la nuit, puis le lendemain parcourut en dix heures les mille deux cents kilomètres qui le séparaient de Detroit.

Si un jour la condition mentale de Billy se rétablissait, se dit-il, il aimerait mieux le connaître.

Mais Tim Cole ne revit jamais Billy Milligan.

Alors que Randy Dana ouvrait la porte de sa chambre d’hôtel, il entendit le téléphone sonner. Il posa son sac au sol et décrocha le combiné.

« C’est moi », déclara une voix au bout du fil.

Randy sut immédiatement qu’il s’agissait de Billy.

« Comment vas-tu ? C’est une sacrée coïncidence, tu sais. Je viens juste d’arriver ! D’où est-ce que tu m’appelles ?

— Du hall de l’hôtel, au rez-de-chaussée. »

Dana dut s’asseoir.

« Quoi ? D’où ça ? De l’hôtel ?

— Ouais, je suis en bas. Est-ce que je peux monter te parler dans ta chambre ?

— Non ! Tu ne peux pas monter dans ma chambre ! Reste là où tu es, je serai en bas dans une minute.

— OK, fit Billy, mais n’appelle pas la police.

— Je n’ai aucune intention d’appeler la police. »

Après avoir raccroché, Dana extirpa une bouteille de scotch de sa valise et but une longue rasade directement au goulot.

En tant qu’avocat assermenté, il avait l’obligation légale de livrer son client aux autorités. Il connaissait cependant fort bien les raisons qui avaient poussé Billy à s’enfuir de l’hôpital.

Dana téléphona au juge Martin, mais sa secrétaire lui répondit que le magistrat ne serait de retour que trois heures plus tard. Il s’arma de courage et descendit l’escalier pour rejoindre Billy dans le hall. En sortant de l’ascenseur, il se rendit compte que la réception et les alentours de la piscine grouillaient de congressistes habillés avec élégance. De l’autre côté de la piscine, il repéra Billy assis au bar du restaurant. Le jeune homme avait vraiment l’air en piteux état avec son short en jean effiloché et son maillot de corps sale. Il portait des lunettes de soleil et un panama.

Dana n’avait jamais participé à une réception de ce genre auparavant ; il ne connaissait aucun de ces notables : juges d’État, juges fédéraux, procureurs généraux, le vice-directeur du FBI, professeurs de droit, membres de la Cour suprême de justice...

Il s’était rendu à ce congrès parce qu’il venait d’être élu président du Comité des avocats commis d’office, une section de l’American Bar Association. En tant que tel, il avait été invité à venir présenter le programme d’information du barreau. Appartenir au conseil de la section Justice criminelle de l’ABA lui conférait un grand prestige.

Et voilà qu’à présent il transpirait à grosses gouttes, la gorge sèche. Qu’allait-il faire ? Et qu’allait faire Billy ?

Dana s’assit à côté de lui et commanda un verre.

« Tu as l’air plutôt débraillé, Billy.

— J’ai couru sur la plus grande partie du trajet jusqu’à l’hôtel », répondit celui-ci.

Avant que Dana ne puisse ajouter quoi que ce soit, deux hommes en blazer s’approchèrent de Billy.

« Milligan ? » fit l’un d’entre eux.

Son compagnon lui présenta son badge.

« Nous sommes du FBI », annonça-t-il.

Dana releva la tête, abasourdi.

« Oh ! Bon Dieu ! »

Les deux agents fédéraux menottèrent Billy sans perdre un instant, puis le poussèrent vers la sortie.

« Attendez une minute ! s’écria Dana. Où l’emmenez-vous ?

— Qui êtes-vous, monsieur ? » lui demanda l’un des agents. Dana réalisa que les deux hommes avaient dû le voir comme un inconnu avec lequel Billy discutait le bout de gras. « Je m’appelle Randy Dana.

— Levez-vous et posez vos mains sur le comptoir, monsieur Dana.

— Qu... Quoi ? Pourquoi ? »

L’agent palpa ses vêtements.

Dana se retourna.

« Écoutez, je suis son avocat.

— Gardez vos mains sur le comptoir, monsieur.

— Je suis l’avocat commis d’office par l’État de l’Ohio à la défense de cet homme. »

Les agents demeurèrent perplexes.

« Avez-vous une pièce d’identité ? »

Randy leur montra sa carte. Sa main tremblait si fort qu’il faillit laisser tomber son portefeuille.

« Je suis son avocat.

— Eh bien, nous emmenons votre client. On nous a informés qu’il était très dangereux. »

Dana vit l’expression du visage de Billy se transformer. Le voile de peur au fond de ses yeux lui indiqua qu’il était en train de se dissocier. L’avocat courut pour rattraper les agents fédéraux qui emportaient leur prisonnier vers le parking, mais deux autres voitures du FBI s’arrêtèrent dans un crissement de pneus, et des hommes en sortirent pour lui bloquer le passage.

« Ne dis rien, Billy ! Que personne ne dise un seul mot, tu m’entends ? Ne leur dis absolument rien ! »

Plusieurs congressistes manifestèrent bruyamment leur indignation, et d’autres surgirent du hall pour voir ce qui se passait.

« Ne dites rien sans votre avocat !

— Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi arrêtez-vous cet homme ?

— Avez-vous un mandat d’arrêt en bonne et due forme ?

— Cet homme est son avocat. Il a le droit de s’entretenir avec son client ! »

D’autres agents du FBI formèrent un mur autour de Milligan.

« Messieurs dames, cet homme est notre prisonnier ! Je vous prie de ne pas faire obstruction à une arrestation légale.

— Ne dis rien, Billy ! répéta Randy. On va te faire sortir sous caution dès ce soir !

— Je ne compterais pas là-dessus, lui dit l’un des agents.

— Notre mandat précise que cet homme est un fugitif. Vous pourrez venir parler avec le juge demain matin. »

Le convoi de trois voitures démarra et disparut.

Sans regarder dans les yeux aucun des avocats ou des juges qui le dévisageaient, Randy se glissa à travers le hall, regagna sa chambre, but une autre longue rasade à sa bouteille de scotch et commença à passer des coups de téléphone.

L’un des agents du FBI fouilla le portefeuille de Billy et trouva ses fausses pièces d’identité.

— Professeur Christopher Eugene Carr ? C’est l’une de tes fameuses personnalités multiples ? »

Tommy continua à regarder droit devant lui, sans répondre.

— Tu as un autre avocat, du nom de Gary Schweickart, n’est-ce pas ? lui demanda le second agent.

— Ouais.

— Qu’est-ce qu’il fout en Jamaïque ? »

Allen n’en avait pas la moindre idée. Il haussa les épaules. « Je n’ai rien à déclarer.

— C’est quoi votre petit jeu, les mecs ? dit le premier agent. J’aimerais bien le savoir.

— Pourquoi les flics de Columbus sont-ils si impatients qu’on te coince, si tu n’es qu’un dingue évadé d’un asile de fous ?

— On a entendu dire que t’appartenais à un groupe qui détourne des convois de drogue en provenance de Cuba. Est-ce que ton avocat trempe lui aussi dans le trafic de came ?

— Je ne parlerai qu’en présence de mes avocats », répondit Billy, mettant ainsi un terme à l’interrogatoire.

Les agents du FBI le conduisirent au centre pénitentiaire fédéral de Miami, où, après l’avoir mis en examen, on l’incarcéra pour la nuit. Il passa devant un magistrat fédéral le lendemain matin pour une audience d’extradition.

La juge l’inculpa de « fuite en vue de se soustraire à la justice », fixa la date de sa comparution devant le tribunal au 1er décembre 1986 et le déféra à l’institut correctionnel de Miami, sans possibilité de mise en liberté sous caution. De cet établissement, des policiers le conduisirent à la prison du comté de Dade, où la surpopulation atteignait déjà un stade critique.

La période d’embrouilles qui avait débuté lors de son arrestation laissa les enfants sans protection en prison. Toutes ses affaires lui furent volées – y compris ses chaussures de sport. On lui donna des chaussons de papier en remplacement.

Après trois jours d’incarcération, la cour autorisa sa sortie de prison pour le renvoyer dans l’Ohio sous la garde de deux enquêteurs de Columbus. Les deux hommes se présentèrent, mais Allen ne parvint pas à se souvenir de leurs noms. Il ne pouvait penser à eux autrement que comme « détective Gros » et « détective Grand ». Ils lui annoncèrent qu’ils étaient venus le chercher pour le ramener dans l’Ohio.

Avant de se mettre en route pour l’aéroport, Grand et Gros s’arrêtèrent pour déjeuner au restaurant de l’hôtel où ils avaient passé la nuit. Tandis qu’ils mangeaient, Kevin remarqua deux hommes assis à une autre table qui l’observaient avec attention. Dès qu’il eut fini son repas, ils s’approchèrent de lui.

Kevin aperçut les renflements qui trahissaient la présence de holsters sous leurs vestes.

« Putain, qu’est-ce que vous voulez ? leur demanda-t-il. Vous êtes des tueurs à gages ? »

Les policiers de Columbus ne se retournèrent même pas, aussi Kevin en déduisit-il qu’ils devaient être complices.

Les deux hommes lui exhibèrent rapidement leurs badges.

« Je suis le détective Ziebell, de la police de Bellingham, et voici le détective Duppenthaler. Vous vous souvenez peut-être que je vous ai déjà interrogé par le passé au sujet de la disparition de Frank Borden. Par une étrange coïncidence, il semble que nous soyons descendus dans le même hôtel.

— Bien sûr, répondit Kevin sur un ton narquois. J’ai toujours cru aux coïncidences.

— Nous aimerions vous poser quelques questions, dit Duppenthaler.

— Je ne suis pas une balance, poulet !

— En fait, nous ne vous demanderons rien sur...

— Vous ne croyez pas que je devrais avoir un avocat ?

— Hmm... Désolé, les gars, grommela Gros. Dès qu’il prononce le mot "avocat", la discussion prend fin. »

Après le départ des policiers de Bellingham, Kevin réalisa que les détectives Grand et Gros avaient probablement organisé cette rencontre. Mais il y avait d’autres questions pour lesquelles il aurait souhaité obtenir des réponses : comment le détective Ziebell, du nord-ouest de l’État de Washington – aussi loin du sud-est de la Floride que la géographie des États-Unis le permettait –, avait-il appris sa présence à Key Biscayne ? Et comment le FBI avait-il pu mettre la main sur lui au Biscayne Hotel au moment précis où il retrouvait Randy ?

Randy avait dû appeler le FBI, il ne voyait aucune autre explication. Il ne lui vint pas une seule fois à l’esprit que Tim Cole avait pu téléphoner à Ziebell la veille, lui fournissant involontairement assez d’éléments pour que le détective puisse identifier l’hôtel où se déroulait un congrès d’hommes de loi, ainsi que des avocats commis d’office de l’Ohio qui y avaient réservé une chambre.

D’un simple appel au FBI, Ziebell avait permis l’arrestation de Billy Milligan.

À l’aéroport de Miami, Allen demanda aux policiers de Columbus :

« Ça vous dérangerait de m’acheter un paquet de cigarettes ? Le vol va être long.

— T’auras tes clopes quand tu seras de retour à Columbus, lui répondit Grand.

— Bah, filons-lui ses clopes, dit son partenaire. Qu’est-ce qu’on en a à foutre ?

— J’ai dit : non. J’ai arrêté de fumer le mois dernier et il est hors de question que je passe le vol dans le compartiment fumeurs. »

Allen regarda le détective droit dans les yeux.

« Écoute, mec, je connais les consignes de l’aviation fédérale pour me laisser monter à bord de cet avion. Il me suffit de menacer quelqu’un à voix haute, et t’es bon pour conduire jusqu’à Columbus durant les trois jours à venir. »

Le détective Gros eut du mal à dissimuler son amusement quand son partenaire lui ordonna :

« C’est bon, va acheter des clopes à cet enculé. »

Après avoir atterri sur l’aéroport de Columbus, pendant que l’avion roulait vers une piste isolée, Allen dénombra neuf voitures de police s’approchant de l’appareil toutes sirènes hurlantes. Une fois l’avion immobilisé, les véhicules l’encerclèrent. Une équipe du SWAT 4 en tenue antiémeute et un nombre impressionnant de policiers équipés de fusils se disposèrent près de la passerelle.

« Bon Dieu, qu’est-ce qui se passe, ici ? Ils attendent le Président ou quoi ? demanda Allen.

— Ils sont là pour toi, mec.

— Pour moi ?

— Ce n’est rien. Attends de voir l’accueil des médias. »

En effet, Allen repéra la foule de journalistes accumulés le long de l’un des flancs de l’appareil. Une série de flashs l’aveugla dès qu’il posa un pied sur l’escalier de la passerelle.

« C’est une blague ?

— Hé, tu devrais entendre tout ce qu’on raconte sur toi ! lui dit un des policiers. Les médias ont encerclé l’aéroport. Tous les reporters de la ville doivent faire le pied de grue devant la prison du comté.

— On va les baiser, fit un autre. Nous allons sortir par la porte de devant, mais on s’arrêtera après cinq cents mètres pour te transférer dans une voiture banalisée qui te conduira jusqu’à l’hôpital psychiatrique.

— Pourquoi tout ce cirque ? On dirait que j’ai tué quelqu’un.

— N’est-ce pas le cas, professeur Christopher Carr ? » Allen sentit un frisson parcourir sa colonne vertébrale. « De quoi est-ce que vous parlez ?

— T’as pas lu les journaux, Milligan ?

— Vous croyez que j’ai eu le temps de lire les journaux ? »

L’agent sortit un exemplaire froissé du Columbus Dispatch du 25 novembre 1986. Allen le lut à la hâte.


MILLIGAN IMPLIQUÉ
DANS UNE DISPARITION MYSTÉRIEUSE
par Robert Yocum

Le malade mental William S. Milligan est suspecté d’avoir joué un rôle dans la disparition d’un étudiant de l’université de Bellingham, Washington, où Milligan vivait sous une fausse identité.
Le lieutenant de la police de Bellingham, David MacDonald, pense que l’étudiant en question [Frank Borden], âgé de 33 ans, a été assassiné.
Milligan, qui vivait sous le faux nom de Christopher Carr, avait fait la connaissance de Borden lorsqu’ils habitaient dans le même immeuble [...].
« Milligan est un suspect sérieux, a affirmé MacDonald. Nous l’avons interrogé plusieurs fois ; il nous a donné plusieurs témoignages contradictoires avant de disparaître.
« Au vu des éléments à notre disposition, si j’appartenais à la famille de M. Borden, je ne m’attendrais pas à ce qu’il soit retrouvé vivant. »
MacDonald a déclaré que les autorités ignoraient la véritable identité de Milligan jusqu’à son arrestation à Miami. Le FBI a découvert son nom d’emprunt et contacté la police de Bellingham. Milligan possédait un permis de conduire délivré par l’État de Washington au nom de Christopher Carr.

Telle était donc l’explication de cet invraisemblable dispositif policier et de cette frénésie médiatique.

Voilà qu’à présent on l’accusait de meurtre.

1 Nom modifié.

2 Nom modifié.

3 Les Trois Visages d’Ève, de Corbett H. Thigpen, raconte l’histoire de Chris Costner Sizemore, une femme souffrant de dissociation mentale. The Three Faces of Eve, traduit de l’américain par Boris Vian, Gallimard, 1958. (N.d.T.)

4 Special Weapons and Tactics. (N.d.T.)

Les mille et une guerres de Billy Milligan
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