PRÉFACE

Après le transfert pour le moins inattendu de Billy Milligan à l’hôpital d’État de Lima pour malades mentaux criminels – l’hôpital psychiatrique de haute sécurité que ses avocats commis d’office avaient tout fait pour lui épargner –, je rencontrai tant de gens qui nommaient cette institution « l’hôpital de l’enfer » que je décidai d’en apprendre plus à son sujet.

Je découvris deux articles du Cleveland Plain Dealer, le premier publié le 22 mai 1971 :

AUCUNE AUTOPSIE ORDONNÉE
DANS 26 CAS DE PENDAISONS SURVENUES À LIMA
par Edward P. Whelan et Richard C. Widman
Lima, Ohio. Vingt-six patients se sont suicidés par pendaison à l’hôpital d’État de Lima, d’après les rapports du coroner du comté d’Allen que s’est procuré le Plain Dealer [...].
Le docteur Noble a déclaré hier au Plain Dealer qu’il n’était pas dans ses habitudes de demander une autopsie dans les cas de mort par pendaison.
Un ancien surveillant ayant exercé à l’hôpital de 1960 à 1965, Vincent G. De Vita, a affirmé à nos reporters avoir connu deux patients qui s’étaient pendus en raison des mauvais traitements subis dans cette institution [...].
La plupart de ces vingt-six suicidés ont mis fin à leurs jours en recourant à une technique de pendaison inhabituelle, laquelle est selon toute vraisemblance connue dans tout l’hôpital.
« Il faut une grande détermination pour se suicider de cette façon, nous a confié le coroner. La personne qui l’emploie peut sauver sa vie à tout moment, simplement en se levant. »

L’article ne décrivait pas la « technique inhabituelle » employée par les suicidés, peut-être par peur de choquer les lecteurs, ou bien pour éviter de la diffuser auprès des patients d’autres institutions.

Quatre jours plus tard, le Plain Dealer titrait en gros caractères :

LES ÉLECTROCHOCS SONT EMPLOYÉS
À LIMA COMME PUNITION,
SELON UNE ANCIENNE SURVEILLANTE
par Edward P. Whelan et Richard C. Widman
Lima, Ohio. Les électrochocs sont couramment employés comme menace et punition à l’hôpital d’État de Lima, a révélé au Plain Dealer une ancienne surveillante qui a démissionné de cette institution en raison des mauvais traitements infligés aux patients.
Mme Jean Newman, 46 ans, une ancienne WAVE 1, nous a déclaré sans détour avoir vu une patiente soumise aux électrochocs devenir un véritable « légume » [...].
Mme Newman, malgré l’évidente douleur suscitée par ces souvenirs, a continué : « Je pense être une femme plutôt forte. J’ai vu pas mal d’horreurs dans ma vie. Mais ce qui est arrivé à cette femme est la pire chose dont j’aie été témoin. Cet être humain a été transformé en un tas de chair inconscient en quelques minutes. Cela m’a donné envie de vomir. À Lima, les électrochocs n’étaient employés que comme menace ou punition, certainement pas pour aider les patients. »

Je commençais à comprendre pourquoi Schweickart et Stevenson avaient bataillé avec un tel acharnement, un an auparavant, pour empêcher la cour et le département de la Santé mentale d’envoyer leur client à Lima.

Sachant que le Billy originel avait déjà manifesté des tendances suicidaires dans un environnement plus clément, je m’inquiétais de ce qu’il pourrait tenter dans un lieu tel que celui-ci. Les alter ego constituent dans le SPM des mécanismes de survie, mais Billy – le titulaire de l’acte de naissance au nom de Milligan, la personnalité originale – avait été décrété suicidaire et mis en sommeil par Arthur et Ragen à l’âge de 14 ans, après qu’il eut essayé de sauter du toit de son collège.

Si le Billy non fusionné émergeait à Lima, je redoutais qu’il anéantisse vingt-quatre esprits en détruisant un seul corps.

Il s’en fallut de peu que cela ne se produise.

Après le transfert de Billy, mes demandes de visite furent immédiatement rejetées par son nouveau thérapeute (non affilié à l’ordre des médecins psychiatres), qui répondit à mes requêtes avec ce qui m’apparut comme une profonde hostilité, laquelle traduisait à mon avis sa peur de ce que je pourrais découvrir.

À l’automne 1979, le bureau d’information de Lima organisa des visites régulières de l’hôpital à l’intention du public, aussi m’inscrivis-je à l’une d’entre elles. Je fus un peu plus tard informé que ma visite avait été annulée par le docteur Lewis Lindner, et que mon nom avait été transmis au personnel de chacun des pavillons avec ordre de ne pas m’autoriser à pénétrer dans l’hôpital.

Le 30 janvier 1980, je trouvai dans ma boite aux lettres, en même temps que quelques notes envoyées par Billy pour me décrire son quotidien, une lettre d’un patient de Lima qui m’avait téléphoné quelques jours plus tôt afin de m’entretenir de la situation de Milligan.

Cher Monsieur,
J’ai décidé de réécrire ma lettre après notre discussion au téléphone. J’irai droit au sujet le plus important. Moins de vingt-quatre heures après la visite de son avocat, Billy a été transféré de l’Un 5 à l’Un 9. Le régime du pavillon 9 est beaucoup plus dur que celui du 5.
Ce transfert a été ordonné par l’équipe soignante au cours de sa réunion quotidienne. Plus qu’une surprise, cette nouvelle a causé un véritable choc à Billy, mais il fait face...
Les seuls moments durant lesquels Billy et moi pouvons converser à présent sont les récréations. C’est là que j’ai découvert qu’ils exercent sur lui une pression totale. Il dit que ses visites, son courrier et ses appels téléphoniques ont tous été suspendus jusqu’à ce qu’il vire son avocat. On lui a dit d’arrêter le livre [écrit par l’auteur sur le cas Milligan] et il est harcelé par les surveillants. (J’ai moi aussi été accusé d’aider Billy pour le livre et j’ai compris que ces gens ne veulent pas que ce texte soit publié.) [...]
J’espère avoir été utile. Si je peux vous aider d’une quelconque manière, vous n’avez qu’à me le demander.
Respectueusement, [nom dissimulé 2 ].

Par la suite, après une protestation officielle de l’avocat de Billy, le procureur général adjoint me téléphona pour m’annoncer que les restrictions me concernant avaient été levées. J’étais désormais libre de rendre visite à Billy.

Puisque le docteur Lindner n’a pas répondu à la lettre recommandée que je lui ai envoyée pour lui offrir l’opportunité de donner sa version des événements survenus à Lima, je crois nécessaire de préciser les sources de mes informations le concernant. Les descriptions de son apparence physique, de ses expressions faciales et de son comportement proviennent d’audiences de tribunal auxquelles j’ai assisté ; les scènes où il apparaît sont reconstituées d’après mes entretiens avec Milligan durant lesquels il s’est remémoré ses rencontres avec le docteur ; les mesures prises par Lindner à l’égard de Billy sont souvent illustrées par ses propres comptes rendus médicaux ; enfin, les évaluations de ses compétences en tant que psychiatre ont été faites par d’autres professionnels au cours d’entretiens enregistrés sur bande audio, ou tirées d’articles de presse, tels que celui paru dans le Plain Dealer du 19 août 1980.

Dans le troisième article d’une série intitulée « Les non-dits de l’hôpital d’État de Lima », le journal citait le directeur du département de la Santé mentale, Timothy B. Moritz, qui admettait que les plaintes formulées par de nombreux patients sur le manque de psychothérapie adéquate à Lima étaient probablement fondées, puisque, en raison de son emplacement, l’hôpital souffrait d’une pénurie de personnel qualifié...

Durant la plus grande partie de cette période de restrictions, Billy et moi n’avions pas le droit de communiquer. On lui refusait papier et stylo en privé. Il n’obtenait l’autorisation d’écrire que pour de courts moments, toujours en présence d’un surveillant. Billy vit ces contraintes comme un défi à surmonter, et réussit à prendre des notes pour décrire ce qui se passait à l’intérieur des murs de Lima. La narration des pensées, sentiments et expériences vécues par Billy repose sur ces notes prises à la sauvette, confiées à certains de ses visiteurs pour qu’ils me les fassent parvenir.

Un éclairage extérieur sur l’internement de Milligan à Lima est apporté par les citations directement extraites du journal de Mary. Cette jeune et timide patiente, qui avait rencontré Billy au cours de son séjour au Centre de santé mentale d’Athens, vint le voir chaque fois qu’elle pouvait effectuer le trajet jusqu’à Lima. Elle finit par louer une chambre à proximité de l’hôpital et lui rendit chaque jour visite, consignant dans un journal les préoccupations quotidiennes de Billy, son apparence et son comportement, ainsi que les sentiments qu’elle éprouvait à son égard.

Je lui suis reconnaissant de m’avoir autorisé à publier des extraits de son journal, lesquels corroborent souvent les souvenirs de Milligan et attestent de la réalité d’événements qui paraîtraient autrement incroyables.

Mes entretiens avec les psychiatres, avocats commis d’office ou privés, inspecteurs de police et amis dont les vies ont croisé celle de Milligan au cours des douze dernières années ont fourni la matière brute que j’ai essayé d’organiser en un tout cohérent. Certains événements auxquels il a tout juste été fait allusion dans Les Mille et Une Vies de Billy Milligan peuvent désormais être révélés en détail.

Si ces douze années de l’histoire de Billy Milligan se lisent comme un roman d’aventures, c’est parce que lui-même les a vécues ainsi.

Daniel Keyes,
octobre 1993, Floride.

1 Women Accepted for Volunteer Emergency Service. (N.d.T.)

2 Afin de protéger leur vie privée, j’ai décidé de taire ou de changer les noms des camarades de Billy internés avec lui, ainsi que ceux des infirmiers, des surveillants, des membres du personnel de sécurité et d’autres employés situés en bas de l’échelle des diverses institutions où Billy a été incarcéré.

Les mille et une guerres de Billy Milligan
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