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« LA LOI MILLIGAN »
À l’approche de l’audience du 14 avril 1980, Columbus devint le siège d’intenses manœuvres juridiques et politiques.
Les rapides transferts de Milligan – des cellules d’isolement du pavillon 9 au pavillon 5/7, plus permissif, puis au pavillon 6, semi-ouvert – apparaissaient à certains comme des signes encourageants, qui attestaient de la spectaculaire amélioration de sa condition mentale. Mais d’autres, parmi lesquels certains journaux de Columbus et plusieurs législateurs de l’État de l’Ohio, attisèrent la crainte d’une partie du public que la cour puisse le transférer (ainsi que la loi l’exigeait) vers une institution ouverte comme le Centre de santé mentale d’Athens, voire ordonner sa libération.
Lors de la première audience devant le juge Kinworthy, le 30 novembre 1979, les avocats de Billy avaient remis en cause la légalité de son transfert précipité et forcé à Lima. Cette nouvelle audience soulevait deux autres problèmes : Goldsberry ayant déposé une requête pour le transfert de Milligan dans un hôpital psychiatrique civil, la cour devait déterminer si oui ou non la condition mentale de Milligan exigeait son maintien dans une institution de haute sécurité. Goldsberry avait également déposé une requête pour que la cour reconnaisse le directeur général de Lima, Ronald Hubbard, et le directeur médical, Lewis Lindner, coupables d’outrage à magistrat pour non-application de la décision de Kinworthy du 10 décembre 1979 :
La cour ordonne par conséquent que ledit défenseur soit interné à l’hôpital mental d’État de Lima, pour y recevoir un traitement adapté au diagnostic de personnalités multiples établi pour ledit défenseur, et que des copies scellées du verdict de cette affaire soient transmises à l’hôpital psychiatrique d’État de Lima...
Quand il fut révélé que le département de la Santé mentale pourrait se voir contraint de transférer Milligan dans un hôpital ouvert, ou de le renvoyer à Athens, ou peut-être même de le libérer, plusieurs législateurs de l’État, soutenus par les médias locaux, se lancèrent dans la bataille. Afin d’empêcher un tel transfert, les législateurs de l’Ohio déposèrent un projet d’amendement de la loi 297 devant le Sénat, une mesure d’urgence destinée à « s’assurer que des criminels dangereux ne soient pas libérés [des hôpitaux psychiatriques] sans contrôle judiciaire ».
Le 19 mars 1980, moins d’un mois avant l’audience, le Columbus Dispatch présentait ce projet de loi au public, en le rapprochant du cas Milligan.
DES MESURES ATTENDUES AVANT LES ÉLECTIONS :
L’ACQUITTEMENT POUR DÉMENCE
EXASPÈRE LES ÉLECTEURS
par Robert Ruth
Après des mois de discussions, l’assemblée générale de l’Ohio semble prête à faire passer l’amendement visant à mettre un terme à la libération rapide des criminels internés dans les hôpitaux d’État, après qu’ils ont été acquittés pour démence.
Les dispositions controversées prises à l’égard de William S. Milligan, un violeur à personnalités multiples, ainsi que celles concernant un assassin de Cleveland ont apporté l’essentiel de l’impulsion nécessaire au passage de la mesure [la loi sénatoriale 297...].
De nombreux habitants de l’Ohio, à l’instar d’autres concitoyens à travers tout le pays, soupçonnent les criminels de plaider la démence pour échapper aux rigueurs d’un séjour en prison [...].
Les mécontents citent en exemple le cas Milligan [...].
Autre raison favorable à une approbation rapide de la loi sénatoriale 297, l’année 1980 sera une année électorale. On s’attend à ce que la minorité républicaine au Sénat fasse de la loi et de l’ordre un des thèmes essentiels de la campagne.
Dans ce contexte, la simple mention du nom de Milligan suffisait à provoquer de houleuses discussions sur ses conditions de détention – qu’on présentait comme privilégiées et laxistes – et les dangers que représentait son acquittement pour démence.
L’audience du 14 avril approchait. Les avocats des deux parties assignèrent à comparaître divers experts pour juger de la condition mentale de Milligan, ainsi que du bien-fondé de son diagnostic et de son traitement.
Deux jours avant l’audience, le docteur Lindner ordonna l’adjonction d’une note dans le registre des restrictions destiné au personnel psychiatrique qualifié, pour interdire toute rencontre ou communication téléphonique entre Milligan et l’auteur.
Peu avant que le juge Kinworthy n’ouvre l’audience, Mary prit un siège à côté de l’auteur puis, se saisissant de son bloc-notes, elle rédigea ce message dans de minuscules pattes de mouche :
Le personnel de sécurité possède un petit répertoire qui contient les noms des patients par ordre alphabétique. Quand on l’ouvre à la lettre « M », une note tapée à la machine a été agrafée sur la page de gauche. Elle dit quelque chose comme : « Daniel Keyes (ou M., ou docteur, ou prof. Keyes) n’est pas autorisé à visiter William Milligan ni même à pénétrer à l’intérieur de l’hôpital. »
Le docteur Lindner n’apparut pas à l’audience.
L’État de l’Ohio appela comme premier témoin le docteur en médecine Joseph J. Trevino. Petit et trapu, les cheveux grisonnants, le médecin qui avait remplacé Milkie en tant que thérapeute responsable de Milligan témoigna avoir rencontré son patient pour la première fois à l’unité de traitement intensif. Bien qu’il admît ne pas avoir discuté avec Milligan de ses problèmes psychologiques et émotionnels, Trevino se déclara prêt à émettre un avis sur son état mental en s’appuyant sur l’étude des archives médicales le concernant depuis l’âge de 15 ans, ainsi que sur ses propres observations, effectuées au cours de quatre ou cinq entretiens.
Quand on lui demanda si le personnel de Lima avait prodigué à Milligan des soins adaptés à son syndrome de personnalités multiples, ainsi que la cour l’avait ordonné, Trevino répondit que, en raison de la rareté de ce trouble, trouver des experts capables de le traiter se révélait difficile. Il finit par admettre que l’ordonnance du 10 décembre n’avait fait l’objet d’aucune discussion avec lui.
« Mais n’y a-t-il pas une copie de la décision de la cour dans son dossier ? s’enquit Goldsberry.
— Je ne sais pas, répondit Trevino.
— Vous voulez dire que vous n’avez jamais discuté des circonstances particulières qui entouraient le traitement de Billy Milligan ? »
Trevino lutta pour trouver ses mots.
« Je n’ai pas remarqué de personnalités multiples. M. Milligan n’a pas attiré mon attention sur ce sujet. »
Après avoir consulté les comptes rendus de l’hôpital pour se rafraîchir la mémoire, Trevino confirma que, en dépit du fait que Milligan n’était pas psychotique, on lui avait bien administré à plusieurs reprises, au cours du mois de décembre 1979, divers médicaments antipsychotiques, entre autres de la Thorazine. « En raison de son haut degré d’anxiété – pour le tranquilliser », expliqua-t-il. Il déclara également n’avoir jamais reçu d’instructions spécifiques de la part du directeur médical, et ne pas avoir eu connaissance, jusqu’à cette audience, de l’existence de la lettre du docteur Caul qui contenait une liste d’exigences minimales pour le traitement du SPM.
Une fois la lecture de ce document achevée, Trevino déclara qu’il en désapprouvait le contenu. Non seulement il contestait le programme de traitement suggéré par le docteur Caul, mais il remettait en cause chacun de ses critères.
« Si j’appliquais ceci, fit-il en désignant du doigt le document, la thérapie mobiliserait tout mon temps. »
Trevino récusait la position de Caul selon laquelle il était nécessaire de croire au SPM pour être en mesure de le traiter avec succès.
« Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’y croire pour traiter le SPM, argumenta-t-il. Je pourrais traiter la schizophrénie même si je n’y croyais pas. »
Après la suspension d’audience de 11 h 05, le docteur John Vermeulin, officier de la division de psychiatrie médico-légale, vint à la barre. Le psychiatre barbu, formé dans son pays d’origine, les Pays-Bas, admit dans son accent guttural avoir eu connaissance de l’ordre de traitement rendu par le juge le 10 décembre.
« Qu’avez-vous fait ? l’interrogea Alan Goldsberry.
— Je suis resté perplexe sur la manière d’interpréter cette ordonnance. J’étais au courant de la controverse, ainsi que de la présence de Billy Milligan à Lima. J’ai réagi en essayant d’en apprendre davantage sur le SPM pour décider de ce qu’il convenait de faire. »
Vermeulin avait pris contact avec plusieurs consultants de l’université d’État de l’Ohio, lesquels l’avaient renvoyé vers Judyth Box, la jeune psychiatre australienne qui avait traité les patients souffrants de SPM à la prison de Chillicothe, dans l’Ohio. Il lui avait demandé de rendre visite à Milligan à Lima et de lui transmettre son rapport directement. Vermeulin avait aussi consulté les docteurs Caul, Harding et Lindner, ainsi que plusieurs autres.
Quand on lui demanda de résumer les conclusions du docteur Box, il déclara que la psychiatre avait estimé que Lima n’était pas un établissement adapté au traitement du SPM, et avait suggéré plusieurs institutions, dans l’Ohio ou d’autres États, où Milligan pourrait être soigné.
Lorsque l’audience reprit après la suspension de 13 h 30, le directeur général de Lima, Ronald Hubbard – un homme ventripotent, au double menton tressaillant – se présenta à la barre, un dossier sous le bras. Steve Thompson, l’assistant dégingandé de Goldsberry, lui demanda si les comptes rendus de soins et les fiches de suivi médical de Milligan se trouvaient dans les archives que la cour lui avait ordonné d’apporter avec lui. Le directeur général ouvrit son dossier, y jeta un rapide coup d’œil, puis le referma en affirmant :
« Oui, elles sont ici. »
Hubbard déclara avoir lui aussi ignoré l’existence, jusqu’à dix minutes avant cette audience, de l’ordonnance du 10 décembre.
« J’en reçois tellement ; elles se ressemblent toutes, se justifia-t-il. Si vous affirmez que je l’ai reçue, ce doit être le cas. Mais je ne m’en souviens pas. »
Hubbard parut confus et embarrassé lorsque Thompson lui posa des questions sur les comptes rendus de soins et les fiches de suivi médical relatives au premier mois d’internement de Milligan à Lima. Après avoir feuilleté un par un les documents qu’il avait apportés avec lui, il déclara finalement – en dépit du fait que Milligan avait été transféré à Lima le 5 octobre 1979 – qu’il ne disposait d’aucune archive antérieure au 30 novembre 1979.
De toute évidence surpris par cet aveu, Thompson réorienta son questionnement dans cette direction.
« Où sont conservés d’ordinaire ces dossiers médicaux confidentiels ?
— À l’intérieur du pavillon. Dans un casier fermé à clef.
— Qui peut y avoir accès ?
— Les médecins. Les travailleurs sociaux. Les éducateurs, les surveillants et les infirmiers. »
Quand Thompson demanda les dates de rédaction des notes de soins et de suivi médical que Hubbard avait apportées avec lui, le directeur général se montra nerveux et parcourut lentement les dossiers. Après avoir tourné et retourné les feuillets durant un long moment, il admit que de nombreuses autres notes manquaient. En plus des comptes rendus relatifs à la période allant d’octobre au 30 novembre 1979, manquaient également toutes les notes de décembre à début janvier 1980.
Les seuls comptes rendus de soins disponibles concernaient la période allant de fin janvier à début février 1980.
Un frémissement parcourut la salle d’audience.
« Se peut-il que les fiches de soins et de suivi médical de M. Milligan soient conservées ailleurs ? » l’interrogea Thompson.
Le visage de Hubbard s’empourpra quand il répliqua en tapotant du doigt sur son dossier :
« Toutes les notes sont ici. »
Au cours de l’audience du 14 avril, Alan Goldsberry convoqua également à la barre le docteur Judyth Box, qui n’avait pas revu Milligan depuis que Vermeulin lui avait demandé de se rendre à Lima pour évaluer son état mental. Elle avait à cette époque eu la nette impression que l’administration attendait d’elle qu’elle contredise le diagnostic de syndrome de personnalités multiples. Un officiel lui avait laissé entendre que le département avait besoin de son aide pour se débarrasser de ce problème. En colère, elle avait téléphoné à Alan Goldsberry.
« J’ai vraiment le sentiment d’être censé déclarer que ce type ne souffre pas de personnalités multiples pour tirer d’affaire l’hôpital d’État !
« Ce qui me choque le plus, ce sont les restrictions que Lima lui impose. Ils ne le laissent même pas utiliser un stylo. Il semble pourtant d’une évidente absurdité d’enfermer quelqu’un et de lui refuser l’usage d’un stylo. C’est ce genre de détails qui me donnent la conviction que le personnel de Lima veut la peau de Milligan à tout prix ! Je veux que vous sachiez que si je puis vous être utile de quelque façon, je serai ravie de vous aider. »
Après que la docteur Box eut prêté serment, Goldsberry lui demanda de résumer son parcours professionnel et ses références, afin de réaliser son expertise en SPM. La psychiatre déclara avoir obtenu son diplôme de médecin en Australie et avoir été employée par le département de la Santé mentale depuis 1979, lorsqu’on l’avait chargée de rendre visite à Milligan pour évaluer le traitement qu’il recevait à Lima. Ses expériences antérieures avec des patients atteints de personnalités multiples incluaient le traitement de l’un d’entre eux durant une période d’un an et deux mois, ainsi que la rencontre directe ou de simples contacts avec plus de trente autres. Elle avait été en relation aussi bien avec le docteur Caul qu’avec la psychiatre de Sybille, la docteur Cornelia Wilbur, lesquels l’avaient confortée dans son opinion que Milligan ne recevait pas à Lima un traitement adapté à sa condition.
Interrogée pour savoir si elle avait été capable de formuler un diagnostic sur la base de ses entretiens avec Milligan, elle déclara que ses conversations avec lui confirmaient le SPM.
« En fait, la personne en sommeil disposait de deux à trois heures de conscience par jour. Milligan vivait dans une alternance constante de personnalités. »
Elle affirma qu’un traitement adapté lui permettrait d’améliorer sa condition, mais que seules des institutions dotées des structures appropriées pourraient le lui prodiguer. Elle avait lu le document du docteur Caul qui établissait une liste d’exigences minimales pour le traitement du SPM, et recommandait que Milligan soit traité en accord avec ces instructions.
Durant la dernière suspension d’audience, Milligan transmit une note manuscrite à ses avocats. Il était à présent Steve, indiquait-elle. Ragen avait mis Billy D. en sommeil et avait confié à Steve un message à transmettre à la cour.
Quand il vint à la barre, Steve regarda les personnes qui l’entouraient avec un air de défi.
« Pourquoi ne laissez-vous pas Billy tranquille ? Il dort depuis longtemps. Lorsqu’il sortira de prison, il ira consulter le docteur Caul. »
Il refusa de dire quoi que ce soit d’autre.
Après avoir écouté les plaidoiries des deux avocats, le juge Kinworthy déclara qu’il ne prendrait pas de décision immédiate, mais rendrait son verdict dans les deux semaines à venir – au plus tard le 28 avril.
En dépit des efforts constants du docteur Lindner pour empêcher tout contact entre l’auteur et Milligan, la plainte déposée par Goldsberry auprès du bureau du procureur général contraignit l’hôpital à lever toutes les restrictions le concernant. Quelques jours après l’audience, le procureur Belinky téléphona en personne à l’auteur pour lui annoncer que les consignes données par Lindner avaient été annulées. Il lui serait désormais possible de voir Milligan quand bon lui semblerait durant les heures de visite habituelles. Le personnel de sécurité avait de plus reçu l’ordre de l’autoriser à apporter son magnétophone avec lui dans l’enceinte de l’hôpital.
L’auteur accomplit le voyage jusqu’à Lima le 25 avril 1980, avec dans sa valise le manuscrit complet des Mille et Une Vies de Billy Milligan. Après avoir traversé le sas d’entrée, il parcourut le long corridor situé entre les deux grilles contrôlées électriquement. Pendant qu’il attendait l’ouverture de la seconde grille, l’auteur étudia la gigantesque fresque dont il avait entendu parler par d’autres visiteurs. La formidable peinture déroulait avec force détails un paysage luxuriant sur près de trente mètres.
Une chaîne de montagnes lointaines aux cimes enneigées dominait un lac abritant plusieurs îles arborées de pins et d’autres essences au feuillage enflammé par l’automne. L’arche d’un pont de pierre guidait l’œil du spectateur vers un sentier qui serpentait jusqu’à une cabane flanquée d’un ponton. De l’autre côté du lac, un homme pêchait dans une barque.
Bien que l’œuvre fût signée du nom de Billy, l’auteur savait que seul Tommy peignait des paysages. Il fut heureux de constater qu’on l’avait autorisé à quitter le pavillon pour pouvoir se consacrer à sa peinture – chose la plus importante dans sa vie. Aussi longtemps que le jeune artiste aurait le droit de peindre, son imagination pourrait l’emporter loin de ces murs.
La seconde grille s’ouvrit et l’auteur la passa.
Dans le couloir principal du pavillon 3, les patients faisaient la queue en attendant que les surveillants les prennent en photo au Polaroid avec leurs visiteurs devant la fresque au phare.
L’une des peintures de la salle de visite rappela à l’auteur l’endroit que Kathy, la sœur de Billy, l’avait emmené voir. Il reconnut le pont couvert et la route de la Nouvelle-Jérusalem qui conduisait à la ferme de Brême, où le père adoptif de Billy, Chalmer Milligan (d’après les transcriptions des dépositions effectuées devant la cour par d’autres personnes) avait torturé et violé le garçonnet de 8 ans.
Lorsqu’un surveillant introduisit Billy dans la salle de visite, l’auteur sut au premier regard – à l’expression de son visage, à la mollesse de sa poignée de main, puis au timbre monocorde de sa voix, dénuée de toute émotion – que le jeune homme qui se dirigeait vers lui n’était pas le Professeur. Billy n’était que partiellement fusionné.
« À qui suis-je en train de parler ? chuchota l’auteur dès que le surveillant fut hors de portée de voix.
— Je ne crois pas avoir de nom.
— Où est le Professeur ? »
Un haussement d’épaules.
« Je ne sais pas vraiment.
— Pourquoi n’est-il pas venu m’accueillir ?
— Ragen ne peut pas se joindre aux autres. Cet endroit est dangereux. »
L’auteur comprit le sens de cette remarque. Comme la docteur Marlene Kocan l’avait fait remarquer à l’hôpital Harding, Ragen se révélerait un protecteur moins efficace s’il fusionnait avec les autres. Parce qu’ils se trouvaient dans un hôpital carcéral, Ragen devait demeurer à part pour contrôler le projecteur.
L’auteur soupçonnait le personnel d’avoir intentionnellement administré à Billy une surdose de médicaments avant cette rencontre pour s’assurer qu’il serait incapable de communiquer avec le monde extérieur au sujet de ses conditions de détention ou de son traitement.
Mais l’équipe thérapeutique ignorait qu’au Centre de santé mentale d’Athens il arrivait souvent que Milligan commence un entretien sous la domination d’une de ses personnalités (qu’il eût été sous l’influence de médicaments ou non), puis fusionne pour devenir le Professeur au fur et à mesure qu’il s’impliquait dans ses discussions avec l’auteur. Puisque les personnalités de cette étape « Je ne sais pas qui je suis » avaient jadis appartenu au Professeur, l’auteur supposait que toutes avaient connaissance de leur accord au sujet du livre.
« J’ai l’impression que Ragen voudra savoir si j’ai tenu ma promesse de ne pas l’impliquer dans d’autres crimes pour lesquels il pourrait encore être inculpé, suggéra l’auteur. S’il se joint à la fusion et que le Professeur se manifeste, fais-le-moi savoir. »
Milligan acquiesça de la tête et commença à lire le manuscrit.
Quelques instants plus tard, l’auteur se rendit aux toilettes.
Quand il revint, Milligan releva les yeux vers lui, sourit et désigna du doigt le haut de la page 27, où était écrit « Le Professeur ».
Sa transformation sautait aux yeux.
L’auteur et lui se saluèrent – ils ne s’étaient pas revus depuis la brève apparition du Professeur devant la cour, quand le docteur Milkie l’avait rapidement examiné lors de sa première comparution devant le juge Kinworthy.
Le Professeur – toujours très pointilleux – suggéra plusieurs corrections au manuscrit.
« Tu as écrit ici : "Allen rentra dans la chambre où Marlene fumait une cigarette." Mais elle ne fumait pas.
— Fais une croix dans la marge. Je changerai ça. »
Quelques minutes plus tard, le Professeur secoua la tête. « Tu écris : "Il détroussait les homosexuels sur les aires d’autoroute et utilisait pour cela la voiture de sa mère." Pour être exact, même si la Grand Prix était au nom de maman, j’étais bien son propriétaire légal. Peut-être que tu pourrais remplacer cette phrase par : "... il utilisait sa Grand Prix qui était au nom de sa mère..."
— Fais-moi une note », répondit l’auteur.
Le Professeur corrigea ensuite la scène de la veille de Noël au cours de laquelle sa sœur Kathy et son frère Jim confrontent Kevin aux preuves qui établissent sa participation aux agressions commises sur les aires de repos, pour lesquelles il allait par la suite être envoyé en prison.
Il suggéra que l’auteur ajoutât : « De plus, tu as abandonné la famille depuis longtemps. »
« Tu vois, Jim avait quitté la famille, et Billy devait protéger maman à présent. Il avait la sensation que Jim les avait laissés tomber, avait fui ses responsabilités. Et quand cela lui est revenu en mémoire, au cours de cette nuit, Kevin a lancé à Jim des réflexions destinées à le blesser, tu comprends, il pensait que Jim avait abandonné la petite Kathy et maman. Il quitte la maison à 17 ans, pour aller à l’université et s’engager dans l’Air Force, et il me laisse là, le seul homme de la famille, pour prendre soin de maman et de ma petite sœur, encore une enfant. Je n’ai que 15 ans et demi, mais je suis supposé les protéger, alors que c’est lui le grand frère ! Je pensais que Jim avait abandonné la famille.
— Ce que tu dis est important, dit l’auteur, parce que je ne disposais pour décrire la scène que du point de vue de Jim, que j’ai interviewé par téléphone. Tu as maintenant une chance d’effectuer des corrections. Mais es-tu sûr de l’avoir dit à l’époque, ou seulement maintenant, avec le recul ?...
— Non, je lui ai dit à cet instant précis. J’ai toujours éprouvé une profonde colère à l’égard de Jim pour avoir abandonné la famille.
— Est-ce que Kevin ressentait la même chose ?
— Oh ! Oui. Kevin savait que Jim nous avait abandonnés. Il n’a jamais brillé lui-même pour son sens des responsabilités, mais il avait peur pour maman et Kathy, il a fait de son mieux pour que rien de mal ne leur arrive. »
Le Professeur reprit sa lecture, puis secoua la tête à nouveau.
« Tu fais dire à ce personnage : «Ouais, tu es un bon organisateur. » Il n’aurait pas dit ça comme ça. En argot, ce serait plutôt : "Ouais, tu t’démerdes bien." Tu dois aussi faire en sorte que ces deux autres types apparaissent comme des voyous vulgaires et stupides. C’est ce qu’ils sont, des mecs avec une très sale mentalité. Beaucoup de gros mots. En tout cas, assure-toi qu’ils ne s’expriment pas en anglais correct.
— Mets-moi une note dans la marge », dit l’auteur. – Le Professeur inscrivit : Plus de gros mots.
Quand le Professeur atteignit la fin du chapitre dans lequel Ragen franchit les portes du pénitencier de Lebanon pour y accomplir sa peine de deux à quinze ans de prison, il déclara :
« Tu pourrais vraiment rendre mon état d’esprit en ajoutant : "Ragen entendit le bruit sourd des lourdes portes d’acier qui se refermaient derrière lui." Parce que ce son a encore résonné dans mon esprit durant de nombreuses nuits quand j’étais en prison. Ce bruit me réveillait en sursaut, l’angoisse au ventre. Même ici, chaque fois que j’entends une porte se refermer, je me souviens de mon arrivée à Lebanon.
« Toute ma vie, j’ai brûlé de haine pour Chalmer, mais avant d’aller en prison, je ne connaissais pas la vraie signification du mot "haine". April, par exemple, est le genre de personne qui sait haïr. Elle voudrait voir Chalmer torturé à mort sous ses yeux – qu’il brûle vif devant elle. Le reste d’entre nous n’avait jamais ressenti les choses comme ça. Nous éprouvions de la colère, mais pas de haine – jusqu’à ce qu’on m’envoie injustement en prison. Les choses que j’ai apprises derrière les barreaux... personne ne devrait les connaître. »
Le cinquième jour, quand Milligan pénétra dans la salle de visite, l’auteur sut tout de suite que quelque chose n’allait pas. « Bon Dieu, qu’est-ce qui t’arrive ?
— Ils ont arrêté de me donner mes médicaments.
— Tu crois qu’ils ont fait ça pour t’empêcher de travailler avec moi ? »
Il haussa les épaules.
« Je n’en sais rien... »
Sa voix était monocorde et il parlait avec difficulté.
« Je me sens vraiment faible. J’ai des vertiges. La nuit dernière, j’avais l’impression qu’un compresseur tournait dans ma tête. Il faisait douze degrés dans ma chambre, mais je transpirais à grosses gouttes. J’ai même dû demander de nouveaux draps, parce que j’avais trempé les miens. Je ne tremble plus autant que la nuit dernière à présent, ça va un peu mieux. J’ai dit à Lindner : "Plus jamais ça !" Il a répondu qu’il allait diminuer ma dose de médicaments en trois étapes pour que je ne souffre pas du manque...
— Qui es-tu en ce moment ?
— Eh bien... quelque chose ne tourne pas rond... Je n’arrive pas à me souvenir de certaines choses. Les pertes de mémoire ont commencé la nuit dernière, mais elles deviennent de pire en pire.
— Vas-tu être capable de lire ? »
Il hocha la tête en signe d’acquiescement.
« Mais tu n’es pas le Professeur, n’est-ce pas ?
— À vrai dire, je n’en sais rien. Il y a des souvenirs qui m’échappent. Je pourrais être le Professeur, mais ma mémoire n’est pas terrible.
— D’accord, peut-être que le Professeur reviendra pendant ta lecture. »
Au fur et à mesure que Milligan s’absorbait dans le manuscrit, sa voix devint plus assurée, son expression plus animée. Lors de la lecture de la scène au cours de laquelle Ragen s’introduit dans un magasin de matériel médical afin d’y voler un fauteuil roulant pour la petite Nancy, il manifesta son approbation d’un signe de la tête.
« Ça ne dérangera pas Ragen, parce qu’ils ne seront jamais capables de prouver quoi que ce soit contre lui. Mais tu n’as pas dit à quel point il avait peur.
— Ragen avait peur ?
— Ouais, c’est le point crucial. Les vols par effraction sont terriblement éprouvants pour les nerfs, parce que tu ne sais jamais ce qui t’attend à l’intérieur – une alarme, un chien de garde... tout est possible. Et tu ne sais pas ce que tu devras affronter en sortant. C’était vraiment une expérience effrayante. »
Tandis qu’ils passaient en revue la fin du manuscrit, l’auteur vit l’expression de Billy changer. Le Professeur hocha la tête et se laissa aller contre le dossier de son siège, les larmes aux yeux.
« Tu as réussi, exactement comme je l’espérais. Tu t’es glissé dans ma peau.
— Je suis content que tu sois revenu avant que je ne m’en aille, dit l’auteur.
— Moi aussi. Je voulais te dire au revoir. Tiens... donne ça à Goldsberry. Ils ont peut-être réussi à faire pression sur moi pour que je décore cet endroit au salaire minimum, mais ils ne vont pas s’en tirer pour une poignée de cacahuètes... »
Lorsqu’ils se dirent adieu, l’auteur sentit que le Professeur lui glissait un bout de papier plié dans la main. Il n’osa pas le lire avant d’être sorti de l’institution.
FACTURE DÉTAILLÉE
FACTURE DESTINÉE À L’HÔPITAL D’ÉTAT DE LIMA LA CHARGE DE L’ÉTAT DE L’OHIO
1. Fresque entre les grilles de sécurité (Entrée) : 25 000 $.
2. Fresque de la salle de visite du pavillon 3 (Hiboux) : 1 525 $.
3. Autre fresque pavillon 3 (Phare) : 3 500 $.
4. Autre fresque pavillon 3 (Paysage) : 15 250 $.
5. Porte du pavillon 3 (Pont couvert) : 3 500 $.
6. Fresque du bureau du dentiste (Paysage urbain) : 3 000 $.
7. Fresque de l’atelier de céramique (Grange rustique et tracteur) : 5 000 $.
8. Cadre peint et dorures, pour encadrer une peinture volontaire : gratuit.
Total (avant taxes) = 60 335 $.
Sur le chemin du retour vers Athens, l’auteur acheta un exemplaire du Columbus Citizen-Journal en date du 29 avril 1980. Il lut en première page :
MILLIGAN RESTERA À LIMA
Lima (UPI). Le juge d’application des peines du comté d’Allen, David Kinworthy, a décidé lundi que William S. Milligan, le violeur à personnalités multiples âgé de 26 ans, resterait interné à l’hôpital d’État pour malades mentaux criminels de Lima.
Alan Goldsberry, d’Athens, avocat de Milligan, soutenait que son client n’y avait pas reçu le type de traitement psychiatrique dont il avait besoin [...].
Goldsberry avait déposé une plainte pour négligence contre Ronald Hubbard, le directeur général de l’hôpital de Lima, et contre le docteur Lewis Lindner, le psychiatre de Milligan. Ces plaintes ont-elles aussi été déclarées non recevables par Kinworthy [...] ?
Puisque les juges sont élus dans l’Ohio, personne ne fut surpris par les décisions de Kinworthy, pas plus que par la rapide adoption de la loi sénatoriale 297 par l’assemblée générale de l’Ohio, ni par le fait que le gouverneur James Rhodes ait signé cet amendement deux jours seulement après le vote.
Le juge Jay Flowers, ainsi que plusieurs autres procureurs de l’Ohio (parmi lesquels Bernard Yavitch, qui avait représenté le parquet contre Milligan en 1979) admirent par la suite devant l’auteur que l’amendement était passé par le Sénat et signé sans délai par le gouverneur en raison de la controverse qui entourait l’affaire Milligan. La nouvelle loi eut pour conséquence directe le maintien de Billy dans un établissement de haute sécurité. Dorénavant, le département de la Santé mentale n’aurait plus le droit de l’envoyer dans une institution psychiatrique moins restrictive – en particulier au Centre de santé mentale d’Athens – sans en avertir au préalable la cour, information qui ne manquerait pas d’être relayée par les médias et donnerait au procureur et aux groupes de pression adverses l’occasion de se mobiliser contre son transfert.
La mesure fut surnommée : « la loi du Columbus Dispatch » ou « la loi Milligan ».
Après tout, ainsi que le Dispatch l’avait rappelé aux juges et aux législateurs de l’Ohio de manière assez peu subtile, les élections se tiendraient cette année-là.