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LE JEÛNE À MORT

Randy Dana se retrouva dans une situation délicate. Sa présence aux côtés de Milligan lors de son arrestation mettait sa réputation et sa carrière en jeu. Le FBI et le Bureau du procureur général de Columbus envisagèrent d’ordonner une enquête rigoureuse sur le rôle qu’il avait joué tout au long de la cavale de Milligan.

Le Columbus Dispatch du 25 novembre publia les dénégations de l’homme de loi :


L’AVOCAT DE MILLIGAN DÉMENT
LUI ÊTRE VENU EN AIDE
« Depuis vingt-cinq ans que je travaille dans ce cabinet, jamais nous n’avons donné asile à des fugitifs ni commis aucun autre acte illégal de cet ordre – et jamais nous ne le ferons [...]. »
Dana a démenti hier avoir planifié sa rencontre avec Milligan en Floride, ou avoir eu connaissance des mouvements de son client durant la chasse à l’homme d’envergure nationale lancée contre lui.
« Pourquoi ferais-je quelque chose de ce genre ? Je ne suis pas stupide ! Pourquoi prendrais-je le risque de perdre le droit d’exercer ma profession et d’aller en prison en cachant un client ? »


Cependant, l’avocat engagé par Dana pour le défendre contre l’accusation d’avoir donné asile à Billy Milligan lui rappela qu’il devait penser à son futur, et lui conseilla de ne plus représenter Billy à l’avenir.

« Si vous êtes inculpé, Billy pourrait être cité comme témoin et comparaître devant la cour pour leur donner sa version des faits. Il pourrait facilement vous montrer du doigt et vous accuser d’avoir organisé toute la cavale. »

Ses amis et collaborateurs essayèrent de faire pression sur lui dans le même sens, mais Dana refusa d’abandonner Billy.

Au cours d’une rencontre internationale d’avocats pénalistes, ses collègues tentèrent de le convaincre de renoncer à assurer la défense de Milligan. Une fois de plus, Randy répliqua que, au contraire, Billy avait plus que jamais besoin de lui. La discussion s’éternisa ; ils burent beaucoup et débattirent avec âpreté jusqu’au petit matin.

« Le fait que tu te sois trouvé avec Billy en Floride lors de son arrestation t’a compromis. Tu te retrouves maintenant avec un conflit d’intérêts sur les bras...

— Il ne s’agit pas que de toi personnellement, Randy. Cette affaire risque de détruire la crédibilité du Bureau des avocats commis d’office. Tu as d’autres clients à défendre – certains dans le couloir de la mort – dont le sort risque d’être affecté par cette histoire...

— Ce n’est même pas dans l’intérêt de Billy que tu restes son avocat. Il est temps que quelqu’un d’autre reprenne son cas... »

La résolution de Dana commença à faiblir.

« Qui d’autre pourrait s’en charger ?

— Pourquoi pas Gary Schweickart ? Il a suivi l’affaire depuis le début. Billy le connaît et a confiance en lui. » Dana secoua la tête avec lassitude.

« Il travaille dans un cabinet privé, à présent. Et Billy n’a pas d’argent.

— Tu sais que ça n’a jamais été un problème pour Gary. Il s’occupera de lui pro bono.

— Ce n’est pas juste pour Gary, insista Dana.

— Si tu continues à le représenter, ce ne sera pas juste pour ta famille, ni pour les gens qui travaillent avec toi. Ce ne sera pas juste pour Billy lui-même. »

Dana soupira. Il sentit la tension qui l’habitait redescendre. « J’imagine que vous avez raison. Mais je ne laisserai tomber qu’à la condition que Gary prenne le relais. »

Gary Schweickart accepta de représenter Billy à nouveau, bouclant la boucle de leur relation.

Il lui rendit visite à la prison du comté de Franklin le 9 décembre 1986, neuf ans et un mois après que Judy Stevenson et lui se furent chargés du cas Milligan pour la première fois.

« Tu te souviens de ce que je t’ai dit la première fois que je t’ai rencontré, ici même ? »

Billy hocha la tête.

« Tu as dit à Danny : "N’ouvre pas la bouche, car les murs ont des oreilles."

— Rien n’a changé. Personne ne parle à qui que ce soit, à part moi ! »

Billy acquiesça d’un mouvement de la tête.

« Qui es-tu en ce moment ? demanda Gary.

— Allen.

— C’est ce que je pensais, fit l’avocat. Répète aux autres ce que je viens de te dire, et fais en sorte qu’ils respectent cette consigne.

— Je vais essayer, Gary, mais tu sais que ce n’est pas moi qui commande, ici. »

De retour à son bureau, Gary appela son ancien patron et ami proche, James Kura, un jeune avocat commis d’office du comté de Franklin. Il lui annonça qu’il avait accepté de défendre Billy Milligan gratuitement.

« Diverses audiences sont prévues pour déterminer ce qui va lui arriver, où il va être traité et par qui. Le service de Libération sur parole attendra dans les coulisses la moindre opportunité pour le renvoyer en prison. Je ne peux pas m’attaquer à Shoemaker et au SLP tout seul, James. J’ai besoin de l’aide des avocats commis d’office du comté. Je voudrais que ton Bureau prenne formellement ce cas en charge et me déclare comme ton avocat associé sur cette affaire. »

James Kura était resté assis en silence durant la soirée au cours de laquelle son ami Randy Dana avait subi les pressions de ses collègues pour le convaincre d’abandonner la défense de Milligan. Sitôt le nom de Schweickart prononcé, Kura avait su que, si Gary acceptait, il aurait besoin d’aide. Pour un cas déjà jugé tel que celui de Billy, la cour n’autoriserait pas plus de cent dollars de dépenses.

Aucun autre avocat sain d’esprit n’aurait accepté de se charger d’une affaire aussi compliquée sans rémunération. Seul Gary Schweickart était assez idéaliste pour tenter l’impossible par simple conviction morale. C’était l’une des raisons pour lesquelles Kura admirait Gary, et était devenu un de ses proches amis. À présent – en dépit du bon sens –, Kura ne pouvait refuser de s’impliquer à ses côtés.

« Tu as raison, dit-il. Il y a trop d’enjeux politiques pour qu’aucune autre organisation légale de l’Ohio puisse t’apporter son soutien. Je vais affecter un membre de mon équipe à ce cas pour travailler avec toi. »

Au Bureau des avocats commis d’office du comté de Franklin, cependant, les avocats rechignèrent à se charger de cette affaire : leur propre charge de travail, se plaignirent-ils, les accablait déjà, et le cas Billy Milligan était trop controversé et trop médiatisé pour qu’ils puissent s’en occuper correctement.

« C’est ton genre d’affaire, James, lui dit Judy Stevenson. Tu aurais dû être l’avocat de Milligan depuis le début. »

Kura savait où elle voulait en venir. En 1977, Kura avait assigné Gary et Judy à la défense d’un jeune accusé dans ce qui paraissait une affaire de viol classique. Quelque temps plus tard néanmoins, Gary était rentré dans le bureau de son supérieur pour l’avertir que sa collègue et lui-même se sentaient dépassés par les événements. La première plaidoirie de l’histoire à réclamer un acquittement pour démence au motif que l’accusé souffrait du syndrome de personnalités multiples allait à coup sûr susciter les foudres de la presse et des politiciens au niveau national – peut-être même international.

À cette époque, Kura occupait le poste de directeur du Bureau des avocats commis d’office, et les seuls cas dont il acceptait de se charger lui-même étaient ceux que ses collègues appelaient des « Kura », les affaires macabres dont personne d’autre au Bureau ne voulait s’occuper, clients dangereux, clients qui viraient leur avocat, clients fous et perturbateurs...

Gary et Judy s’étaient toujours débrouillés pour lui refiler ce genre de cas, et bien qu’ils n’aient pas réussi à le convaincre de s’occuper de l’affaire Milligan en 1977, elle tentait le coup à nouveau, comme au bon vieux temps. À présent que Billy était devenu le principal suspect dans une affaire de meurtre, John Shoemaker, le chef du service de Libération sur parole, se montrait plus inflexible que jamais : grâce aux pouvoirs que lui octroyait la « loi Milligan », il entendait renvoyer Billy en prison aussitôt que la cour et le département de la Santé mentale l’élargiraient.

« On ne peut pas laisser Shoemaker l’embarquer, fit Gary.

— Très bien, répondit Kura. Je m’occuperai de faire diversion et de bloquer les joueurs adverses, mais c’est toi qui prendras le ballon. »

Schweickart et Kura demandèrent à la cour de reconduire la docteur Stella Karolin dans ses fonctions de thérapeute responsable de Billy, mais le procureur du comté de Franklin s’y opposa, déclarant que son département objectait à ce choix que la psychiatre n’appartenait pas au personnel de l’hôpital.

Le juge Martin décida que, jusqu’à son prochain passage en commission, deux mois plus tard, Milligan devrait être interné au centre médico-légal Timothy-Moritz, à Columbus. Une fois encore.

Le Columbus Dispatch rendit compte de cette décision le 12 décembre.


MILLIGAN N’AURA PAS LE DROIT
DE CHOISIR SON MÉDECIN
[...] II a été décidé hier au terme d’une audience à huis clos que Milligan serait pris en charge par le docteur Lewis A. Lindner, directeur médical de l’unité Moritz, ou par un autre médecin appartenant au personnel de l’institution [...].


Le jour où on l’enferma dans l’unité Moritz, une fois encore sous le contrôle du docteur Lindner, Billy se rendit compte qu’il s’en moquait, désormais. Il tourna en rond dans sa chambre, étudia le sol, compta les carrés du carrelage et décida d’en finir avec la vie.

En dépit des encouragements de Gary, il avait perdu tout espoir. Il savait que le système ne changerait pas, que le même scénario se répéterait sans fin au gré de ses transferts d’un hôpital psychiatrique à l’autre. Il se vit croupir au fond de pavillons crasseux pour les vingt ou trente années à venir.

Il refusait de vivre ainsi plus longtemps.

Par le passé, il avait recouru à la menace de se suicider pour manipuler les gens autour de lui, mais il avait désormais atteint un stade où il ne pouvait plus jouer ce jeu-là.

Il avait connu la joie de vivre libre, sans avoir à affronter l’infamie d’être Billy Milligan. Il savait que, sans cette stigmatisation, il aurait pu réussir tout ce qu’il aurait décidé d’entreprendre. La société, cependant, ne lui accorderait jamais cette satisfaction.

Le mieux qu’il pouvait faire, à présent, était de mourir. Où qu’il aille après sa mort – si tant est qu’il y eût un « après » –, il pourrait recommencer une nouvelle existence. Il ignorait ce qui l’attendait dans l’au-delà, mais rien ne pourrait être pire que de tourner ainsi en rond pour l’éternité, prisonnier d’une porte à tambour sans issue.

Il voulait en finir.

Mais comment ?

L’équipe thérapeutique avait ordonné son placement sous surveillance personnalisée, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; et, cette fois-ci, il ne pouvait aller chier sans être observé. Aucune possibilité d’évasion. En raison de son histoire médicale et de ses précédentes tentatives de suicide, le personnel avait pris toutes les précautions nécessaires pour qu’il ne puisse attenter à sa vie.

Durant les périodes d’embrouilles, Arthur, Ragen et Allen débattirent de la nécessité d’en finir.

Ragen finit par accepter les arguments d’Arthur, pour qui la mort constituait la seule véritable défense contre la torture mentale et spirituelle qu’ils subissaient. En choisissant de façon délibérée de mettre un terme à leur supplice, les Habitants pourraient reprendre le contrôle de leur propre destinée.

Ils prirent le parti de se laisser mourir de faim.

C’était une décision satisfaisante. Il suffirait d’attendre patiemment que passent les crampes d’estomac, lesquelles ne dureraient que quelques jours. Viendraient ensuite les hallucinations et un sentiment d’euphorie, puis la fin de toute douleur physique, mentale ou spirituelle – pour toujours.

Il ne s’agissait pas d’une manipulation. Billy ne tolérait plus d’être ainsi exploité par l’hôpital, par les politiciens, par les médias. Il ne pouvait accepter d’être le principal suspect dans le meurtre d’un homme.

Il diminua ses apports caloriques par étapes, méthodiquement, afin de rendre le processus moins douloureux pour les plus jeunes des Habitants. Arthur pensait que les enfants avaient besoin d’être préparés, qu’il fallait les encourager à se montrer courageux ; aussi leur expliqua-t-il qu’ils ne devaient en aucun cas manger s’ils souhaitaient emménager dans leur nouvelle demeure, où chacun d’entre eux disposerait de sa chambre, au lieu de tous se partager la même. Quel enfant refuserait une telle offre ?

Après la première semaine, il ne ressentait plus la faim. Puisqu’il était placé sous la surveillance constante d’un aide-soignant qui consignait son comportement toutes les quinze minutes, le personnel se rendit vite compte qu’il n’avalait pas plus de quelques bouchées de nourriture par jour.

Dans leur carnet de liaison, les infirmières donnèrent aux surveillants la consigne d’inciter Milligan à manger davantage.

Le personnel commença à le peser tous les matins, puis deux fois par jour. Quand ils menacèrent de le priver de cigarettes s’il ne s’alimentait pas normalement, il haussa les épaules. Fumer était mauvais pour la santé, de toute façon, répondit-il. Il ne leur dit rien de son projet. Ils ignoraient que, en son for intérieur, il était déjà mort.

Après plusieurs jours de jeûne partiel, il entendit Arthur déclarer aux enfants que tout se passait comme prévu.

« Nous sommes enfin arrivés ici, à l’endroit où l’on meurt. Vous aurez un peu faim, et peut-être ressentirez-vous de petites douleurs. Mais une fois ces mauvais moments passés, chacun de nous aura sa propre maison. Nous pourrons faire toutes les choses que nous avons toujours voulu faire ; chacun d’entre vous restera toujours sous le projecteur. Nous nous rencontrerons tous à nouveau dans cet autre monde. »

Des mensonges, bien sûr. Mais Arthur ne savait que leur dire d’autre.

Les gémissements de faim des enfants suscitèrent une violente dispute entre les Habitants, suivie d’une rationalisation, et enfin d’un accord unanime. La dernière réunion eut lieu au cours du sixième jour. La dernière dissociation, la dernière amnésie. Une renaissance. Une conclusion, tous les Habitants avaient accepté d’en finir.

Puis les voix se turent – le silence régnait dans sa tête. Pour la première fois de sa vie, il désirait sincèrement mourir.

Aux yeux de l’administration de l’hôpital, le fait que Billy se nourrisse à peine n’était qu’une farce – jusqu’à ce qu’il cesse complètement de s’alimenter.

L’équipe thérapeutique fut alors contrainte de reconnaître l’existence d’un « problème Milligan ». Ils tentèrent de faire vaciller sa détermination, persuadés qu’il voulait négocier avec eux.

« Dis-nous ce que tu veux, Billy ! »

Sous-entendu : « Nous accéderons à ta demande et tu mangeras de nouveau. »

« Je ne veux rien, répondait-il. Laissez-moi tranquille. »

Il ne leur annonça pas son intention d’en finir avec la vie. Un jour, il cessa totalement de manger. Lors du changement d’équipe, le psychologue inscrivit cette entrée dans le cahier de suivi :

Billy n’a rien mangé du tout aujourd’hui. Gardez un œil sur lui. Il est peut-être en train de tomber malade – la grippe ?


Au cours de la soirée, le surveillant chargé de lui passer son plateau-repas lui demanda :

« Hé, t’as pas faim, mec ? »

Billy se contenta de secouer la tête en souriant.

« T’es défoncé, mec ? »

Il continua de sourire.

« OK, si tu veux pas manger, y a pas de lézard, mec. » Après que Billy eut refusé le petit déjeuner le lendemain matin, un docteur vint lui rendre visite.

« Laissez-moi tranquille, lui dit-il, les yeux rivés sur le sol. Je suis content. Je suis heureux. Je veux juste qu’on me laisse en paix.

— Faites-lui une prise de sang, ordonna le médecin aux infirmières. Vérifiez que ce patient n’est pas drogué. »

Les résultats des analyses sanguines furent négatifs.

Au début, la presse l’accusa de recevoir de la nourriture en secret. Le département de la Santé mentale envoya de nouveaux surveillants, qui n’avaient jamais rencontré Billy, monter la garde devant sa cellule.

Bientôt, il cessa de parler.

Savoir que l’hôpital n’avait plus aucun pouvoir sur son sort lui procurait une profonde satisfaction. C’était lui qui menait la danse, à présent. Après sa mort, ce serait à eux de transporter son cadavre dans les escaliers pour le sortir de là. En dépit de leur acharnement à l’emprisonner, ils n’avaient jamais pu mettre son esprit en cage, et ils ne pourraient plus garder son corps enfermé bien longtemps. Car il était sur le point de partir.

À sa grande stupéfaction, Billy réalisa qu’il s’agissait de la période la plus heureuse de sa vie. Il voyait enfin le bout du tunnel. Tout serait bientôt terminé. Il regrettait ce qu’il avait fait de son existence. Il se sentait coupable – d’avoir manipulé certaines personnes, d’en avoir fait souffrir d’autres, en particulier ces trois femmes qu’il avait agressées sous l’emprise de la folie.

Mais il n’éprouvait plus de pitié pour lui-même, parce qu’il allait bientôt tirer sa révérence. Pour sûr, il aurait bien voulu entendre ce qu’on raconterait après sa disparition. Mais, au fond, il ne s’en souciait pas vraiment. Il était impatient de découvrir ce qui l’attendait, après la mort.

En plein milieu de son torse, une intense brûlure avait surgi et lui déchirait le cœur. Une part de son être lui criait : « Vas-y ! Avance... Franchis le pas ! », tandis qu’un résidu d’instinct de survie lui murmurait : « Non... non... arrête. »

Il n’éprouvait pas de douleur physique, plutôt une insoutenable souffrance mentale, localisée dans son cœur – toutes les angoisses et les misères de sa vie semblaient s’y accumuler, le rongeant tel un acide.

Il savait qu’il était possible d’éteindre temporairement cette brûlure avec l’alcool ou les drogues – mais au réveil, la souffrance est toujours là, qui vous attend. Indétectable au stéthoscope, elle vous dévore, semblable à un incendie faisant rage sous votre peau.

La seule manière d’en finir avec cette torture était d’accepter la mort. Prendre la décision de mourir équivalait en fait à appuyer sur la gâchette.

Se résigner à sa propre mort éliminerait la douleur.

Il se demanda si son véritable père, Johnny Morrison, avait ressenti la même chose avant de tourner la clef de contact, dans le garage fermé.

Il planait au-dessus de la douleur.

Les hallucinations débutèrent.

Après dix jours sans nourriture, il vit des choses inimaginables. Des milliers d’oiseaux volaient devant les fenêtres, si réels qu’il cria aux surveillants : « Vous les voyez ? Est-ce que vous voyez les oiseaux ? »

Et les couleurs de la lumière ! Le magenta, le bleu brillant, des nuances extraordinaires. Il tournait la tête dans toutes les directions pour voir d’où émanaient ces lueurs chatoyantes, mais elles n’avaient aucune source identifiable.

Les images et les sons de la mort.

Cela lui rappela le jour où Chalmer l’avait enterré vivant, alors qu’il avait 8 ans, bientôt 9, quand Danny avait vu les couleurs de la mort...

Un matin du mois de juin. Le maïs haut d’environ soixante centimètres dans les champs. Le soleil scintille dans la rosée, et les gouttelettes ruissellent sur le pare-brise...

Le petit Billy attendait dans la camionnette, vêtu d’un short chinos gris, d’un tee-shirt et d’une paire de Docksides bleues.

Chalmer sortit de la maison. Avec des gestes raides et nerveux, il enfila le holster de son calibre 22, puis monta dans le véhicule.

Il releva brutalement l’embrayage du pick-up et démarra en trombe, faisant crisser les pneus sur l’allée de gravier.

Quand Billy vit qu’ils quittaient la route 22 pour s’engager dans l’allée conduisant au cimetière, la peur l’envahit. Chalmer lui ordonna de ne pas descendre du véhicule. Billy regarda son beau-père s’avancer vers le petit cimetière à l’enceinte dodécagonale. Les herbes étaient trop hautes pour lui permettre de voir ce que Chalmer fabriquait, mais quand son beau-père revint vers la camionnette, il paraissait plus calme. Ils repartirent vers le nord sur la 22. C’était un étrange petit cimetière. Billy avait entendu des histoires de messes noires à son sujet, et savait qu’un jeune garçon y avait été enterré.

Il se demanda à quoi ça pouvait ressembler, d’être mort.

Au sommet de la colline, Chalmer arrêta la voiture devant le bar L’Oasis, dont il ressortit une heure plus tard avec un pack de bières sous le bras. Il ne cessa de boire tout au long du trajet jusqu’à la ferme. Après avoir déchargé le tracteur, il lança une binette aux pieds de Billy et lui ordonna de commencer à désherber les rangs de maïs.

Billy garda les yeux baissés sur le sol tandis qu’il travaillait. Il entendit son beau-père descendre de la colline sur le tracteur. Soudain, le poing de Chalmer s’abattit sur le côté de sa tête et il s’effondra sur le sol.

« T’as oublié une mauvaise herbe là-bas, imbécile ! »

Billy leva ses yeux pleins de larmes vers le géant en colère. Chalmer marcha jusqu’à la grange, en s’arrêtant régulièrement pour prendre de longues lampées à sa cannette de bière. Il travailla un moment à l’intérieur, puis beugla :

« Amène-toi ! »

Au seuil de la grange, Billy hésita, redoutant de pénétrer à l’intérieur.

« Tiens-moi ça, lui ordonna Chalmer en lui désignant le bord d’un disque de métal, le temps que je passe le boulon. »

Dès que le disque fut monté, Chalmer frappa Billy de toutes ses forces sur l’arrière du crâne. Le petit garçon bascula, à moitié assommé, et s’effondra sur le motoculteur. Chalmer se saisit du tuyau de caoutchouc rouge dont il se servait pour le battre, fit une boucle autour de ses bras puis lui lia les mains dans le dos.

Criant et hurlant, Billy se tordait au sol tandis que son beau-père finissait de l’attacher.

« Ta mère n’est qu’une pute et toi un sale bâtard ! Tu sais que ta mère n’a jamais été mariée à Johnny Morrison ? Tu es le fils bâtard d’une pute et d’un comédien juif ! »

Billy se débattit dans ses liens.

« Je ne te crois pas ! »

Chalmer l’attrapa par l’arrière de son pantalon et par les cheveux pour le traîner à l’extérieur. Billy se remémora la cabane à outils où son beau-père l’avait attaché sur le plan de travail pour le violer. Il crut qu’il l’y conduisait de nouveau. Mais cette fois-ci, son tortionnaire l’entraîna vers le champ de maïs et le jeta contre un arbre. Billy hurla. Chalmer dégaina son revolver.

« Si tu gueules une fois de plus, petit bâtard, je te descends ! T’as compris ? »

Chalmer lui détacha les mains et lui lança une pelle. « Creuse ! » ordonna-t-il.

Billy ferma les yeux, et tout devint flou et sombre.

Danny releva les yeux, se demandant ce qu’il avait fait de mal pour mettre Daddy Chal dans une telle colère.

« Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ? gémit-il.

— Je t’ai dit de creuser une tranchée de drainage ! »

Danny creusa une tranchée de un mètre de profondeur et de deux mètres de long, ainsi que son beau-père le lui ordonnait. Quand elle fut presque achevée, Chalmer termina sa dernière bière, balança la cannette vide dans les fourrés et lui arracha la pelle des mains.

« Espèce de petit bâtard de merde ! Quand tu creuses un trou, tu dois planter ta pelle droite, comme ça. Après tu mets ton pied dessus et t’appuies, comme ça, et tu balances la terre hors du trou. »

Il projeta une pleine pelletée de terre dans le visage de Danny.

« T’es vraiment bon à rien, fils de putain ! » rugit-il en le frappant à l’estomac avec le plat de la pelle.

Danny tomba à genoux, plié en deux par la douleur. D’un coup de pied, Chalmer l’envoya rouler au fond de la tranchée, où il le maintint d’un pied.

Danny se débattit quand une nouvelle pelletée de terre recouvrit son visage. Il agrippa la botte qui le plaquait au sol, la repoussa. Son beau-père chancela et faillit lui tomber dessus. Furieux, l’homme sortit à nouveau son pistolet et appuya le canon contre la tête de Danny. De sa main libre, il attrapa un vieux tuyau de poêle rouillé qu’il écrasa sur la tête de l’enfant, coupant la peau de son visage. Il adossa l’autre extrémité du tube contre la paroi de la tranchée.

« Respire par là ou tu vas mourir asphyxié ! »

Il continua à le recouvrir de terre. Danny pouvait sentir sur son torse les crampons de la botte qui le rivait au sol. Au fur et à mesure que la terre s’entassait sur lui, un froid terrible se répandait dans ses membres. Il pouvait à peine bouger son visage. Il se dit que, s’il pliait les genoux, il pourrait peut-être arriver à soulever la terre, mais Chalmer lui tirerait dessus. Avec de la chance, s’il demeurait immobile, son beau-père finirait par s’en aller.

Il entendit son bourreau crier à tue-tête, entendit la pelle résonner comme s’il s’en servait pour frapper les arbres. Puis il sentit le poids de Chalmer qui lui marchait dessus et s’immobilisait. Il crut que son torse allait imploser sous la pression. Tout à coup, un liquide chaud descendit le long du tuyau, coulant sur son visage, sur ses yeux, sur sa bouche. Danny reconnut l’odeur de la pisse de Daddy Chal. Pris de nausée il toussa, puis vomit. Il étouffait.

C’était donc ça, mourir...

Il s’inquiéta du sort de maman et de Kathy.

Est-ce que Jimbo reviendrait de son voyage avec la Patrouille de l’Air pour prendre soin d’elles ?

Il sentit à nouveau les bottes de Chalmer bouger au-dessus de lui, mais cette fois-ci, elles creusaient la terre accumulée sur son corps. Il perdit conscience.

David apparut pour absorber la douleur.

Des voix résonnaient dans sa tête, incohérentes. Seule celle d’Adalana perçait dans cette confusion, douce et limpide tandis qu’elle chantait pour calmer les enfants. Vingt-quatre merles ont fait une tarte... Quand la tarte fut cuite, ils se mirent à chanter...

Tommy se débattit en vain contre les cordes passées autour de ses bras. Allen battit des jambes, repoussant la terre sur les côtés.

Danny réapparut, crachant et toussant.

Chalmer le détacha et lui lança une serviette mouillée. Danny essuya la terre de son visage, de son cou, de ses jambes. Il tenta de se tenir à l’écart du sadique. Chaque fois que son beau-père se retournait, il sursautait, prêt à prendre la fuite. Incapable de dire un mot, il ne fit que sangloter, prenant garde à rester hors du chemin du désaxé.

Sur le trajet du retour, Chalmer s’arrêta à nouveau à L’Oasis. Il y resta environ une heure...

En ouvrant les yeux, Billy se demanda pourquoi il avait tant de terre dans les cheveux et dans les oreilles. Il se salissait souvent à la ferme, mais cette fois-ci, il avait dépassé les bornes.

Il vit son beau-père sortir de L’Oasis, un pack de six Blue Ribbon sous le bras.

Lorsque Chalmer grimpa dans la camionnette, il décocha à Billy un regard menaçant de ses yeux injectés de sang.

« Si tu dis quoi que ce soit à ta mère, la prochaine fois je t’enterrerai dans la grange et je dirai à cette salope que tu t’es enfui parce que tu ne l’aimais plus. »

Billy faillit demander : « Lui dire quoi ? », mais il n’osa pas.

Alors que Chalmer engageait la camionnette sur la route 22, il fit claquer ses fausses dents et sortit son dentier de sa bouche avec un horrible rictus.

« Si tu ouvres ton clapet et me causes des problèmes, tu pourras me regarder casser les dents de ta chère maman. » Billy savait qu’il ne pouvait rien dire à personne.

Quand ils arrivèrent à la maison, il fila dans la salle de bains, puis descendit au fond du sous-sol, là où il conservait ses crayons de couleur et sa peinture. Il s’assit par terre et se mit à trembler de tous ses membres. Il était effrayé et en colère. Il se mordit les lèvres, se mordit la main. Balançant la tête et le torse d’avant en arrière, il pleura en silence durant plus d’une heure.

Il ne pouvait laisser sa mère découvrir ce qui s’était passé. Si elle faisait la moindre remarque, Chalmer la tabasserait une fois de plus – la tuerait, peut-être. Il ne pouvait tolérer l’idée qu’il fasse du mal à sa mère.

Il aurait voulu que le temps cesse d’exister, s’évanouisse...

Billy savait qu’il lui fallait désormais trouver un moyen de se défendre. Il n’avait plus de famille. Peut-être était-il trop petit pour se battre contre Chalmer, mais il n’avait d’autre choix que de lui résister, et de survivre.

Il prit l’habitude de se réfugier au fond de son esprit, pour des périodes de plus en plus longues. Il se réveillait dans des endroits bizarres, stupéfait et confus.

Quand la rentrée scolaire arriva, il commença à redouter d’éventuels problèmes s’il se réveillait dans des lieux inattendus. Il respectait encore ses professeurs et le directeur, mais rien de ce qu’on pouvait lui dire n’avait d’influence sur lui – plus maintenant. Si quelqu’un essayait de l’empêcher de quitter la classe, il se contentait de le contourner. Après ce que son beau-père lui avait fait subir, rien n’avait d’importance. Personne ne pouvait plus lui faire de mal. Rien de ce qu’on lui infligerait ne pourrait se comparer à ce qu’il avait déjà enduré.

Chalmer viola et tortura son beau-fils durant les cinq années qui suivirent, mais Billy survécut. Et, s’il avait pu survivre à ces sévices, il pouvait survivre à n’importe quoi. Sauf, bien sûr, à sa propre volonté de mourir et de s’enterrer lui-même.

Le 17 février 1987, l’Athens Messenger publiait en première page un article de l’Associated Press intitulé : « Après trente-quatre jours de grève de la faim, Billy Milligan réclame le droit de mourir ».

Gary Schweickart déclara au reporter de l’AP que Milligan lui avait demandé de le représenter pour obtenir la reconnaissance de son droit à mourir, ou, s’il s’y refusait, de l’aider à trouver un avocat prêt à le faire. James Kura et lui-même, dit Schweickart, n’avaient pas encore pris leur décision.

Milligan fut transféré en urgence vers la salle des soins intensifs du centre médical du Mont-Carmel. Il y fut traité pour malnutrition avant d’être renvoyé à l’unité Moritz.

« Le département de la Santé mentale a lancé une procédure juridique pour obtenir le droit de t’alimenter de force, lui annonça Kura. Que veux-tu que je fasse, Billy ?

— Je veux qu’on me laisse mourir en paix.

— Tu en es sûr ? demanda l’avocat.

— Écoute, si tu ne veux pas te battre pour mon droit de mourir, je le ferai moi-même.

— Si c’est ton choix, je le ferai. Je suis ton avocat, Billy, je me battrai pour toi. Ma position a toujours été de lutter pour la cause de mes clients, quelle qu’elle soit. Je ne décide pas de ce qui est le mieux pour eux ; je leur donne les faits et les laisse choisir par eux-mêmes. Et je représente pas mal d’individus qui vivent nus dans leur cellule et projettent leurs excréments sur tous ceux qui y pénètrent... Malgré cela, je considère qu’ils ont le droit de prendre leurs propres décisions. C’est ma philosophie, et je l’applique avec toi, Billy.

— C’est tout ce que je demande, James. »

Kura consulta la jurisprudence. Dans un cas récent, une femme déclarée folle avait exigé, sur la base de ses convictions religieuses, que soit reconnu son droit à ne pas recevoir de soins. La Cour suprême de l’Ohio lui avait donné raison et avait prononcé un jugement selon lequel tout individu jouissait du droit de refuser un traitement forcé.

Le cas en question était si récent que, pour pouvoir étudier ce précédent, l’avocat dut consulter une fiche temporaire de la Cour suprême de l’Ohio, couverte d’annotations manuelles pour corriger les fautes de grammaire.

Le 19 février 1987, Kura défendit devant le tribunal le droit de Billy à mourir. Bien qu’il sût que gagner ce procès scellerait le destin de son client, il se battit avec acharnement. Il ne voulait pas voir Billy se débattre dans ses liens pendant qu’on l’alimenterait de force par des tubes.

La cour rendit un jugement en sa faveur, et, le 20 février 1987, le Columbus Dispatch annonça en gros titre : « Le juge décide que Milligan peut jeûner s’il en a envie ».

Puis – parce que Milligan ne demandait rien, ne cherchait pas à marchander, ne proférait aucune menace ; parce qu’il n’avait formulé ni ultimatums ni demandes ni requêtes – les médias abandonnèrent l’expression « grève de la faim » au profit de « jeûne à mort ».

Le personnel de l’hôpital et le département de la Santé publique furent alors pris de panique. Ils avaient eu la certitude de gagner devant les tribunaux, mais se rendaient compte à présent que leur patient le plus célèbre allait bientôt mourir de sa propre volonté, alors qu’il se trouvait entre leurs mains.

Avoir enfin un contrôle total sur son destin satisfaisait Billy.

Il pouvait voir tous ces pontes s’agiter derrière les parois de verre : le directeur Zackman et le docteur Lindner, ainsi qu’un psychologue, un travailleur social, le directeur des services éducatifs, l’infirmier en chef, et quelques autres individus en costume et cravate qu’il ne connaissait pas.

Ils se confrontèrent à lui plusieurs fois, édictant des règles et des conditions – sans résultat. Constatant l’échec de cette stratégie, ils tentèrent ensuite de le culpabiliser en affirmant que le suicide était contraire à sa religion, et amenèrent un prêtre dans sa chambre.

Devant son indifférence face à l’ecclésiastique, un membre du personnel fit remarquer que malgré une mère catholique, le dossier de Milligan indiquait que son père naturel avait été juif. Ils allèrent donc chercher un rabbin. Quand celui-ci apprit que Billy avait 32 ans, il lui dit :

« Tu essaies de battre le record du Christ, c’est ça ? » On ne cessait de lui demander ce qu’il voulait. « Rien du tout », répondait-il invariablement.

Mais ils continuèrent à supposer qu’il entendait obtenir quelque chose, et que, s’ils trouvaient ce dont il s’agissait et le lui fournissaient, il mettrait un terme à ce jeûne insensé.

Les médias appelaient toutes les heures pour prendre des nouvelles de sa condition. Incroyable, pensait-il, à quel point ils s’intéressent à mon sort.

L’une des infirmières le supplia en sanglotant de s’alimenter.

Le personnel et les administrateurs, réalisa-t-il, éprouvaient de la compassion à son égard. Ils n’acceptaient pas de le voir dépérir. Ils se sentaient impuissants, conscients d’avoir perdu la partie, de parler à une personne désireuse de mourir.

Billy se rendit compte qu’avoir eu à affronter Chalmer lui avait enseigné la résistance passive. Il avait survécu aux tortures de son beau-père sans céder ; personne ne pourrait le briser.

Son estomac se mit à gonfler. Ses gencives saignaient quand il les touchait. Sa vue devint floue. Ses doigts laissaient des traînées lumineuses dans son champ de vision lorsqu’il les agitait devant ses yeux.

Une nuit, il se réveilla vers minuit, en nage, et cria au monde entier :

« J’ai fait de mon mieux ! »

Se traînant jusqu’au lavabo, il observa son visage dans le miroir. Il vit ses yeux jaunes profondément enfoncés dans les cercles noirs autour de ses orbites. Faible et hagard, il savait qu’il ne tarderait pas à y passer. Il faillit perdre connaissance, mais regagna le contrôle de son corps au prix d’un effort de volonté et but une gorgée d’eau. Il se sentait bizarre. Quelque chose manquait. Il écouta. Rien d’autre que le silence.

Il réalisa tout à coup qu’ils avaient tous disparu – Arthur, Ragen, Tommy, David, Danny et les autres. Leurs voix s’étaient tues. Plus d’Habitants pour se partager la conscience. Cette fusion ne devait rien à l’usage d’une substance chimique. Non, celle-ci avait eu lieu de l’intérieur. Son esprit mourant avait recollé les morceaux d’Humpty Dumpty. Tel devait être le secret. Il vivrait de nouveau en un seul morceau avant de plonger dans les ténèbres.

Le Professeur était seul à présent, sans plus aucun de ses fidèles amis à ses côtés. Il les appela en silence, mais ne reçut aucune réponse. Quand il réalisa qu’il les avait perdus pour de bon, il éclata en sanglots.

La thérapie de la mort l’avait fusionné.

Le Professeur commença alors à parler à voix haute. Lorsque le surveillant affecté à sa surveillance le surprit dans ses monologues, il pensa qu’il s’agissait du dernier sursaut avant la mort, et en informa les administrateurs de l’institution. Ces derniers débarquèrent au milieu de la nuit, entourèrent son lit et attendirent.

Le Professeur savait que, même s’il changeait d’avis et recommençait à s’alimenter, il était sans aucun doute déjà trop tard.

Il se sentait déchiré, d’une certaine façon. Il avait gagné. Ils avaient cédé. Il leur avait appris de nombreuses choses sur eux-mêmes au cours de ce jeûne – à quel point, par exemple, leurs procédures de traitement nuisaient à leurs patients. Ils avaient déjà changé leur attitude grâce à lui.

Maintenant que tout était terminé ou presque, il regrettait de n’avoir pas été plus utile aux autres patients. S’il fallait en arriver là pour obtenir des changements, qu’aurait-il pu accomplir sans se laisser mourir ?

« Si tu ne peux les vaincre, deviens l’un d’entre eux », se dit-il.

Il avait formulé lui-même cette pensée – ce n’était pas une pensée dissociée. Il ignorait cependant comment se joindre à eux, en dépit du fait qu’eux-mêmes l’incitaient à le faire de bien des manières, par exemple en lui disant :

« Tu peux nous aider à comprendre des choses sur le système, Billy. Renoncer à ta vie est un tel gâchis !

— Pouvez-vous me garantir ce qui arrivera si je vis ? Pouvez-vous me dire quand je pourrai quitter l’hôpital ? Pouvez-vous me montrer comment débuter une nouvelle existence ?

— Nous essaierons, Billy.

— Pouvez-vous me donner un projet de vie valable, et me promettre que vous tiendrez vos engagements ? Me fournirez-vous un thérapeute extérieur, comme le juge Johnson l’a ordonné ? »

Sa réaction les incita à agir.

Ils commencèrent à négocier l’embauche d’un nouveau thérapeute pour s’occuper de lui. Ils semblaient bien plus disposés désormais à autoriser une expertise psychologique hors de l’Ohio. Ils acceptèrent de demander à la cour, lors de son prochain passage en commission d’évaluation, deux mois plus tard, de le laisser sortir de l’hôpital.

« Nous allons t’offrir une formation professionnelle, pour que tu puisses subvenir à tes besoins. Que pouvons-nous faire d’autre, dans l’immédiat, pour te prouver que nous sommes avec toi ? »

Une nouvelle pensée lui traversa l’esprit. L’informatique.

Les dégâts que Frank Borden avait été capable d’infliger au système grâce à son ordinateur lui revinrent en mémoire. Si les administrateurs l’autorisaient à acheter un ordinateur avec l’argent de ses prestations sociales, cela témoignerait de leur bonne volonté et de la sincérité de leurs promesses. Il apprendrait seul à s’en servir. Il pourrait ensuite s’infiltrer dans le système informatique du département de la Santé mentale pour découvrir s’ils bluffaient ou faisaient machine arrière. S’ils mentaient, il pourrait toujours recommencer à jeûner et mourir plus tard.

Borden lui avait un jour expliqué que la destruction d’un système informatique exigeait de créer une bombe logique capable d’effacer toutes les archives de la cible.

Peut-être pourrait-il apprendre à réaliser un programme qui – en cas de trahison – pourrait le venger depuis sa tombe. Cette idée le réjouit et il pouffa de rire.

Il n’avait jamais eu l’intention de négocier avec eux, se dit-il. Ce n’était que son dernier tour... son dernier éclat de rire. Semblable à la dernière blague que son vrai père avait laissée dans sa lettre de suicide, avant de démarrer le moteur dans le garage fermé.

« Maman, c’est quoi un loup-garou ?

— Tais-toi, et peigne ton visage. »

À la différence de Johnny Morrison, comédien raté, il rirait le dernier avant de mourir. Cela valait la peine de rester en vie encore un peu, ne serait-ce que pour ça.

« Si vous me laissez acheter un ordinateur et de l’équipement informatique avec mon argent, leur dit-il, je mangerai un sandwich au beurre de cacahuète. »

Ils acceptèrent. Se procurer les autorisations officielles nécessaires prendrait quelques semaines, mais ils lui assurèrent qu’il obtiendrait son ordinateur.

Après qu’ils eurent quitté la chambre, le Professeur se laissa retomber sur son oreiller, contempla le plafond et sourit dans le vide. À présent qu’il avait décidé de vivre – de survivre –, sa nouvelle philosophie consistait à rester sur la planète pour emmerder le monde.

Les mille et une guerres de Billy Milligan
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