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Le coup de sonnette me réveilla. Je me traînai jusqu’à la porte et regardai par le judas. Le logo d’un grand magasin, le Corte Inglés, me salua, imprimé, répété et déformé sur un grand sac en plastique.
— Noelia ? demanda une voix féminine. Tu es là ?
— J’aimerais bien, murmurai-je en ouvrant. J’aimerais bien.
Le sac était grand et carré, il avait des jambes bronzées, deux petits pieds et des sandales en cuir. Le sac se baissa et la révéla. Elle avait une tête de chatte et des cheveux noirs qui retombaient sur ses épaules. Des yeux marron, humides, dont l’éclat reflétait fidèlement la matinée ; un nez, court mais très personnel, et une bouche, ah la bouche, la bouche…
La bouche.
Le reste ne gâchait pas l’ensemble. Soudain, je me rappelai que j’étais en caleçon et un peu ivre. Elle ne parut pas le remarquer.
— Noelia est ici ? demanda-t-elle en entrant sans m’accorder un regard. Elle va revenir ? Tu sais comment je peux la contacter ?
— Non, répondis-je en bloc aux trois questions.
Elle me regarda de la tête aux pieds et je ne me sentis pas dans la peau d’un grand séducteur.
— Comment t’appelles-tu ?
— Nicolás.
— Nicolás. D’où es-tu ?
— Je suis argentin.
— Un Latino. Sacrée Noelia… L’exotisme la rend dingue.
— Faut pas croire ! En ce moment, les sociologues noirs sont à la mode. Et mon talent le plus exotique, c’est de me jeter du haut de l’armoire…
— Fascinant !
— Mais je ne vise pas toujours juste.
Elle fit la grimace et enleva ses sandales.
— Il faut d’abord que je me douche. Je suis en nage.
Elle se déshabilla et il ne lui restait plus qu’un tanga microscopique à enlever quand elle atteignit la salle de bains. Comme dit le proverbe : où que tu sois, fais ce que tu vois. Et ce que je voyais était incomparable.
— Je meurs de soif. Tu serais trop mignon si…
— Je peux même être trognon, répondis-je presque sans bégayer.
À la cuisine, le souvenir du Jambon calibre 45 me refroidit.
Cette fille connaissait Noelia.
Elle devait savoir où se trouvait Noelia.
Et même qui était Noelia. Ah, merde, elle avait déjà un avantage sur moi !
J’enfilai mon jeans, remplis deux verres de Coca-Cola, avec rhum et glaçons, et courus à la salle de bains. Une grande serviette gisait par terre, à côté du tanga. Elle chantait, pas trop faux. Elle montra le bout de son nez, une serviette coincée sous ses bras escamotait le paysage entre le cou et les chevilles.
— Tu es un chou. Pose-le sur les w.-c., commanda-t-elle en souriant.
Elle leva les bras et tressa sa serviette comme un turban tandis que moi, en bon crétin, j’essayais de voir comment elle cachait ses cheveux pour ne pas reluquer ce qu’elle ne cachait plus. Elle but une gorgée, se tortilla devant la glace sans cesser de chanter, tira le rideau et prit sa douche comme si j’étais un des meubles de la salle de bains.
Je retournai au salon et regardai par la fenêtre.
À l’angle, malgré le soleil, le Jambon calibre 45 avait le regard braqué sur l’entrée de l’immeuble. Je faillis l’appeler et lui demander de quel côté la pièce était tombée.
J’entendis la fille m’interpeller.
— Tu ne veux pas te doucher ?
Ce genre de choses arrivait toujours dans les romans que je lisais et dans ceux que j’essayais d’écrire. Mais jamais dans ma vie. J’essayai de calculer combien il y avait d’heures, de minutes et de secondes dans trois jours, mais j’ai toujours été une catastrophe en maths. De toute façon, j’avais largement le temps de prendre une douche ou deux. Je me déshabillai.
C’est incroyable, cette liberté qu’ont les morts d’oublier leurs problèmes.
Elle s’appelait Nina et c’était le genre de fille qui me rendait dingue quand j’étais un adolescent timide et solitaire. Elle devait avoir vingt-huit ans, mais à poil elle faisait moins. Elle dégageait une sensualité naturelle qui commençait par les yeux et finissait par les pieds, vifs et menus, toujours prêts à s’écarter. Elle avait un petit corps, un corps qui sait résister aux outrages du temps parce qu’il s’amuse aussi souvent que possible. Je ne dirai pas qu’elle était parfaite, car elle avait plus de chair et d’os que de soupirs, mais son air à la fois vicieux et polisson la rendait irrésistible.
Et elle n’était pas sotte.
Sur le tapis, pendant que nous fumions, elle me demanda si elle savait s’y prendre mieux que Noelia et qui je préférais, des blondes ou des brunes. Je lui répondis que les blondes comme Noelia avaient leur charme, mais que les belles brunes comme elle me rendaient dingue.
— Tu n’as jamais vu Noelia de toute ta putain de vie. Elle est rousse, archi-rousse, des cheveux jusqu’à la touffe. Qu’est-ce que tu fiches chez elle en caleçon à empester le whisky ?
Je passai sous silence l’épisode du mastard et de ses menaces. Je décrivis José, le type qui m’avait refilé les clés. Elle crut l’identifier, sans en être certaine.
— C’est typique de Noelia, dit-elle.
Je la laissai parler. Elle connaissait Noelia depuis des années, depuis son arrivée en Catalogne pour étudier le droit. Elles pensaient consacrer leur vie à sauver les citoyens écrasés par le système, mais elles avaient compris que la plupart des gens ne voulaient pas être sauvés. Ces derniers temps elles se voyaient moins, dit-elle, et je devinai une dispute dont elle préférait ne rien dire.
— En réalité, expliqua-t-elle sans nécessité, j’ai toujours été la folle de la bande : banale, frivole…
— … avec un côté délicieusement putanesque, conclus-je.
Elle le prit pour un éloge. C’en était un. Elle imita mon accent :
— Un côté délicieusement putanesque. Ça sonne bien. Ici, on dirait plutôt “putassier”, mais putanesque est plus lyrique. Tu écriras un tango sur moi quand tu retourneras à Buenos Aires ?
— Je ne sais pas si j’y retournerai. Je n’écris pas de tangos. Je suis journaliste.
— Au chômage.
— Oui. Et ne m’oblige pas à te raconter pourquoi je suis venu ici. C’est trop déprimant.
— Pourquoi tu es venu ici ? Exil politique ? Ça ne se fait plus…
— Exil existentiel. Tu savais que de ce côté de la planète l’eau tourne à l’envers ?
Elle me regarda, étonnée.
— Oui, insistai-je. Je crois que ça s’appelle l’effet Coriolis. C’est la première chose que j’ai constatée en descendant de l’avion à Barajas. J’ai foncé aux toilettes et j’ai tiré la chasse. Là-bas, l’eau tourne dans le sens des aiguilles d’une montre ; ici, dans le sens contraire…
— Ça change tout…
— Pas tant que tu crois, j’ai vite découvert que la merde est pareille partout.
— Mais elle ne tourne pas dans le même sens.
— Exactement.
On se doucha encore une fois. Hésitant entre une nouvelle partie de jambes en l’air et un petit gueuleton, on s’habilla sans enthousiasme. Elle exhuma de son sac du Corte Inglés une robe qui n’habillait pas trop. Je me demandai si je n’allais pas l’entraîner dans un sac de nœuds, mais finalement je lui parlai de Jambon calibre 45. Elle se pencha au balcon et le repéra.
— On dirait un liquidateur judiciaire, en plus ringard. Tu ne serais pas un mauvais payeur ?
— Je ne dois rien aux autres.
— C’est une bonne chose.
— Ça dépend : je me dois tout, mais je ne me paie jamais.
— Tu es vraiment cinglé.
Je le pris pour un éloge. Et je crois que c’en était un.