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Quand je me réveillai, je sentis que j’avais récupéré ma tête, mais elle était douloureuse jusqu’aux cils. Il faisait encore nuit, une nuit interminable. Le chat dormait. Je me levai et il s’étira paresseusement. J’avançai jusqu’à une rue éclairée et il me suivit. Je me sentais coupable et je lui adressai la parole :

— Tu sais quoi, Grosminet ? Je t’ai dit ça pour t’embêter. Si ça se trouve, tu as raison, mais parfois j’en ai marre de chercher sans savoir quoi, et je pense que se laisser domestiquer, même un tout petit peu, ce n’est pas si mal, dis-je sans conviction. Pourvu qu’on ne renonce pas à ses principes…

Le chat agita la queue et pissa contre un carton.

Je hélai un taxi en maraude.

— Tu ne me souhaites pas bonne chance ?

Le taxi s’arrêta et je faillis crier en découvrant que le chauffeur était celui qui, un peu plus tôt, était ligoté dans le coffre de son véhicule. J’ouvris la portière et en me laissant tomber sur le siège arrière je crus entendre le chat me dire :

— Bonne chance. Tu vas en avoir besoin.

Le chauffeur me regarda sans me reconnaître. Il démarra et me regarda de nouveau dans le rétroviseur. Hors du coffre, il avait l’air plus grand.

— Que vous est-il arrivé ? demanda-t-il sans me quitter des yeux.

— Je ne suis pas le chat d’un ministre, répondis-je machinalement.

— Pardon ?

— Rien de particulier, chef. Le gros lot était une raclée et j’avais les bons numéros.

— Et moi, si je vous disais… dit-il, mais il décida de ne rien dire.

Je lui demandai de me déposer près de chez Noelia.

— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas que je vous emmène aux Urgences ?

— Ça a l’air si grave ?

— Je ne sais pas. Mais vous êtes tout pâle. Comme si vous aviez vu un fantôme.

— Pas loin. Une momie, c’est presque pareil.

Quand il démarra, je lui lançai “Comment ça va du côté de Vallecas ?” et il se retourna, surpris. Puis il secoua la tête et poursuivit sa route.

Je m’arrêtai un peu plus loin, devant la vitrine d’un magasin d’articles ménagers, pleine de téléviseurs et de caméras vidéo. J’eus pitié de l’image qui se multipliait sur les écrans : un type d’une trentaine d’années, les cheveux plus longs que ne l’exigeait la mode, la barbe non moins anachronique et un regard triste ou paumé. Ou peut-être les deux à la fois. Il portait une chemise blanche usée, comme s’il était tombé d’un balcon, et un jeans déchiré au genou. C’était moi.

Je crevais d’envie d’un demi-litre de café. J’avais lu quelque part que le café est le sang des hommes fatigués. Chez Chandler, je crois. Qu’aurait fait Marlowe à ma place ? Il aurait encaissé les coups, certainement. Ensuite, il aurait piétiné sa solitude jusqu’à ce qu’il ait découvert le pot aux roses sans avoir l’air d’y tenir vraiment. La tête de ce brave Marlowe était à l’épreuve des matraques et des faux espoirs. Il voyait toujours au-delà des apparences, mais la plupart du temps, derrière les apparences il n’y avait rien, comme ces jeux de miroirs affrontés qui renvoyaient des images sans qu’il y ait un original au départ.

Je passai devant une cabine téléphonique. Lidia.

Je composai son numéro sans penser à l’heure. Elle n’était pas chez elle, ou bien elle ne pouvait pas répondre. Sa voix enregistrée me demanda de laisser un message après le biiip.

— Salut, négrillonne. C’est moi. J’ai quelques renseignements supplémentaires sur les malandrins. Un : il ne s’agit pas d’une plaisanterie, je viens de le vérifier par l’intermédiaire d’une matraque. Deux : la Momie en question, dont je ne connais pas son nom, a passé un bon moment derrière les barreaux. Et il ressemble vraiment à un mort. Trois : l’autre, le mastard, s’appelle Serrano et vit ou a vécu à Vallecas. C’est tout pour le moment, mais avec ça tu pourras déjà informer ton contact. Mais garde tes distances, hein ! Un sac de baisers.

Je raccrochai. Il ne faisait pas encore jour, mais la nuit romantique pliait bagage avant d’aller se faire foutre. À quinze mètres de l’entrée d’un immeuble, une bagnole déglinguée attendait. Il y avait quelqu’un sur le siège avant, qui essayait à la faible lueur d’un réverbère de lire un journal, presque contre ses yeux. En me voyant arriver, il s’emmêla dans ses pages et voulut s’aplatir sur le siège. Mais il se cogna et le choc retentit dans la rue déserte, en duo avec le gémissement correspondant.

Ce n’était pas mon Jambon. Trop petit.

Pas non plus la Momie. Il n’aurait pas gémi.

J’étais furieux.

Très.

J’en avais marre des coups et des silhouettes qui me suivaient, marre que tout le monde exige de moi des choses impossibles, marre d’être un gentil garçon un peu crétin sur les bords que l’on pouvait tromper, malmener, épier ou protéger. Marre.

Je m’arrêtai devant le porche, étudiant du coin de l’œil la tête qui dépassait derrière le volant. J’allai jusqu’au réverbère et me plantai à côté de la voiture. La forme allongée, qui ne pouvait plus se cacher, feignait de dormir. Je courus jusqu’à l’angle. On entendit le grincement d’une portière affamée d’huile. Je me cachai dans l’entrée d’un garage. Les pas indécis s’approchaient. Quand il passa, je tendis la jambe et il tomba comme un fruit mûr. Il gisait sur le trottoir sale et attendait un coup qui n’arrivait pas.

— Onsoir, dis-je, pour imiter le raffinement douteux de Jambon.

Le type s’assit sans changer de place et me regarda.

Il était plus petit que moi, et moins bien nourri. Il devait avoir entre quarante et dix mille ans, et la résignation qu’on lisait sur son visage avait l’âge de sa première défaite. Il portait un costume vaguement marron à rayures noires, trop grand pour lui. Les semelles de ses chaussures avaient des trous dans les trous, sous lesquels on distinguait un vague carton ou des empreintes perdues. Il était maigre et pâle, et gardait les yeux mi-clos, croyant sans doute ressembler à un dur à cuire, mais ressemblant surtout à un vieux somnolant dans une cour d’asile. Ses joues pendaient et ses oreilles pointaient vers le ciel, comme des ailes invalides mais fières. Un mètre plus loin, l’inutile chapeau gris bâillait au firmament, auréolé d’une trace de sueur ancestrale et fossilisée.

Il secoua la tête et parla du coin de la bouche, genre mauvaise imitation de Bogart :

— Vous n’auriez pas dû faire ça.

— Pourquoi me suivez-vous ?

Je grillais d’envie de me venger de tous les coups récoltés dans la nuit. Il nia, toujours assis par terre :

— Je ne vous suivais pas.

— Parfait. Alors on appelle la police et essaie d’y voir clair.

Il sourit de travers.

— Pas la peine de l’appeler, dit-il lentement. Je suis la police.

J’éclatai de rire en imaginant que c’était le “contact” de Lidia, mais j’avais peut-être affaire à un flic. Il attendait mon verdict avec un intérêt manifeste. Je me remis à rire. Le type se mit à pleurer, avec hoquets et tout le tremblement.

— Merde ! Pourquoi personne ne me croit jamais, hein ? Pourtant, je fais tout ce qu’il faut, j’ai suivi les cours, j’ai passé mon diplôme avec mention très honorable ! Pourquoi personne ne me croit ?

J’eus pitié et l’aidai à se relever.

— Allons, allons, ce n’est pas si grave ! Je connais un chat qui est libre et lui non plus n’y croit pas.

Il se gratta la tête, où ses rares cheveux étaient aplatis avec méthode pour couvrir une calvitie précoce, et épousseta son costume. À mon avis, toute cette poussière ne provenait pas seulement de la chute. En tout cas pas de celle-ci.

— On va conclure un accord : vous me dites pourquoi vous me suivez et je vous crois un tout petit peu.

Je m’assis sur la première marche du porche et il m’imita, renifla encore un peu et finit par se calmer. Je lui tendis une cigarette qu’il colla au coin des lèvres comme les durs au cinéma. Il fouilla les poches de son costard et me donna une carte aux bords écornés et sales. La traditionnelle loupe occupait un angle, et dans l’autre un œil attentif et artificiel me regardait sans ciller. Au centre, en caractères plutôt vieillots, on lisait : “Felipe Mar López, détective privé. Divorces, enquêtes. Discrétion assurée.” En dessous, l’adresse d’une rue proche de la Puerta del Sol mais loin du ciel, et un numéro de téléphone. Au stylo-bille, il avait noté une série de numéros à deux chiffres.

— Vous avez changé de téléphone ?

Il s’énerva.

— La combinaison du Loto. Je ne savais pas où la noter. C’est ma dernière carte de visite.

— Les affaires ne vont pas fort…

— Et…, non, c’est vrai, pas terrible.

On fuma un peu en silence.

— Pourquoi vous me suiviez ?

— Une commande. Boulot. Secret professionnel…

— Qui peut avoir intérêt à me suivre ? Je suis de passage. Rien de plus.

— … Et vous vous appelez Nicolás Sotanovsky, vous avez vingt-neuf ans et vous êtes arrivé en Espagne il y a six mois… ajouta Mar López, satisfait d’étaler son efficacité.

— Je vois que je suis célèbre. Qui vous a chargé de me suivre et pourquoi ? Je ne veux pas être violent, mais j’ai des gens autour de moi qui pourraient prendre la mouche. Vous avez déjà entendu parler de la Momie ?

— Vous le connaissez ?

— On est comme cul et chemise, tous les deux. Tiens, justement hier soir on a eu une petite discussion. Pas le mauvais gars. Un peu mou, d’accord. Mais il fait ce qu’il peut.

Mar López me regarda avec beaucoup de respect et un peu de crainte.

— Vous n’allez pas lui dire que je vous ai filé, hein ? s’il vous plaît, monsieur Sotanovsky. Je voulais juste me remplumer…

Je crus qu’il allait se remettre à pleurer et je le rassurai en le tapotant dans le dos.

— D’accord, d’accord. Ça ira pour cette fois. Mais vous devez parler. Qui vous a payé pour me suivre ?

— Je n’ai rien touché, objecta le détective, un peu vexé.

— Peu importe, Mar López, qui vous a chargé de ce travail ?

— La rouquine. La rouquine qui s’appelle Noelia.

Un jambon calibre 45
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