25
Quelqu’un me suivait. Je m’en foutais, mais on me suivait. J’avais beaucoup à réfléchir, aussi descendis-je la rue dans le plus pur style Bogart, avec plusieurs heures et quelques étonnements de retard. Sans regarder les noms des rues, je revenais chez Noelia, fumant pendant que la nuit se préparait à tirer ses rideaux sombres et lourds. “À force de marcher à demi perdu avec l’aube sur les talons, ça va finir par me plaire”, me dis-je. Faux. C’était peut-être Grosminet qui me suivait, ou le fantôme de Mar López, ou le Jambon. Ou la Momie.
— Merde, d’un seul coup j’ai froid, dis-je en m’adressant à personne.
Je profitai d’un carrefour pour m’assurer que ce n’était pas le chat, le fantôme ou le tueur amoureux. Ce n’était pas non plus la Momie, parce qu’il portait une chemise à manches courtes et un jeans.
Je conservai la même allure. Je n’avais pas peur. Pas trop.
Il pouvait s’agir d’un voleur qui, s’il se décidait, récolterait comme butin quelques billets, un demi-paquet de cigarettes et deux tangas de Nina. Mais je ne m’attendais pas à être dévalisé, il en aurait déjà largement eu l’occasion depuis que j’étais parti de chez Lidia. La zone que nous traversions était beaucoup plus fréquentée, parfois une voiture, des groupes qui revenaient d’une fête dominicale ou qui cherchaient un bar pour un dernier verre, qui serait toujours l’avant-dernier. Je me disais tout cela en avançant dans la ville qui ne voulait pas réveiller le lundi. Je ne pouvais pas le lui reprocher.
Je sentais que le type n’était pas aussi facile que Philip à manier, mais j’étais d’humeur joueuse. Il s’était laissé repérer parce qu’il le voulait bien, et il ne m’avait pas rattrapé parce qu’il en avait ainsi décidé. Comme s’il voulait mettre mes nerfs à l’épreuve.
— Tu vas voir ce que c’est, la fureur d’un gaucho, murmurai-je en retraversant la rue, et en trois enjambées j’avais tourné le coin.
Je courus jusqu’à la rue suivante en vérifiant derrière moi qu’il n’était pas encore en vue. Je m’aplatis contre le mur et je comptai ses pas. Il s’arrêta à mi-chemin. Il n’était pas du genre à se laisser attirer dans un guet-apens. Je traversai en restant hors de portée de son regard et je me montrai, pour le surprendre.
La rue était déserte. Je pris peur et cherchai l’avenue la plus proche, mais elles étaient toutes assez éloignées et ma peur beaucoup trop près. Je marchais maintenant plus rapidement, au milieu de la chaussée, en scrutant les zones sombres avant de m’y engager. Et il y en avait ! Je pris mon trousseau de clés dans mon poing gauche en laissant dépasser trois clés entre mes doigts. C’était une défense qu’un ami m’avait apprise, il y recourait quand il était seul et avait peur. Il l’avait utilisée dans quelques bagarres, en boîte, avec de bons résultats, je crois, mais j’étais tellement bourré que je ne m’en souvenais pas très bien. C’était une époque et un lieu qui me semblaient maintenant flous et faux, comme un mauvais roman lu sans enthousiasme et par petits bouts. Maintenant, j’étais sobre, j’avais tous mes sens en alerte et le cœur à la hauteur du nombril.
Le taxi surgit du néant et je sautai de joie en le voyant. Je ne criai même pas quand je m’aperçus que le chauffeur était toujours le même, le voisin de Jambon. Il ne me reconnut pas. Il voyait tant de visages bizarres pendant ses tournées dans les nuits de Madrid qu’il ne devait plus en être à un près.
Je ne voulais pas me rendre directement chez Noelia tant que je n’étais pas sûr de ne plus être filé. J’inventai une destination tout en regardant par la lunette arrière. Le taxi s’engagea dans des rues que je ne connaissais pas, mais au moins il m’éloignait de la peur poisseuse et de l’écho des pas qui se collaient aux miens. Tout redevenait normal, pensai-je. Et je persistai à le penser jusqu’au moment où je me demandai pourquoi la voiture s’était arrêtée. En levant les yeux, je vis l’œil unique et profond d’un pistolet qui me visait à la tête.
— Écoutez, si ce quartier ne vous plaît pas, on peut en changer, dis-je avec un léger tremblement dans la voix.
— On ne peut pas aller dans une rue qui n’existe pas, petit malin, dit le vieux dont la main ne tremblait pas. Donc, terminus, tout le monde descend.
— Je m-m-me suis trompé de rue, assurai-je en baissant les mains vers ma poche pour montrer que j’avais de l’argent.
Le geste du type au pistolet m’arrêta. J’ouvris la portière pour obéir à son invitation.
— Une minute, mon gars. Que tu veuilles me braquer, d’accord. Je pratique la rue depuis des années et il m’arrive encore des trucs bizarres. Si je te disais… Mais jamais je n’ai laissé partir un client sans qu’il ait payé la course, alors bouge tes mains doucement et aboule le fric.
— Mais je ne suis pas encore à destination !
— Je vais t’en coller une, de destination, si tu n’aboules pas le fric en vitesse.
— Je vous dois combien ? demandai-je en fouillant dans la poche de mon jeans sous le regard vigilant de ses trois yeux.
— Tu as combien ?
— Quarante euros et deux tangas d’une fille brune qui est très chouette et complètement folle, avouai-je, vaincu.
— Des tangas, ces trucs qui se collent dans la raie du cul ? s’étonna-t-il. L’autre soir, un mec…, mais non, il était beaucoup plus grand. Et blond. Chilien, je crois. Il avait aussi des tangas dans sa poche. On voit vraiment de tout dans les rues, la nuit !
— J’ai aussi une amie très chouette et qui est de votre avis.
— Et tu as ses tangas ?
— Non. Alors, on va rester ici jusqu’à midi ? Je vous préviens que cela ressemble beaucoup à un braquage…
— Sans blague ? Allons, arrête de gagner du temps et file-moi le pognon, et si jamais tu as un complice et qu’il débarque soudain, je vous descends tous les deux !
Je vidai ma poche et la sortis dans un geste universel de pauvreté. Sans cesser de me viser, le type s’empara des billets et de la petite masse vaporeuse des tangas de Nina. Il y plongea le nez et aspira avec délice.
— Ah, ça sent bon, mon gars ! Avec une gonzesse pareille, je me demande pourquoi tu t’obstines à braquer les taxis la nuit, au lieu de lui flanquer sa branlée. Et puis, si je puis me permettre, la délinquance te va comme un tablier à une vache…
Au lieu de répondre, je descendis et me penchai à la vitre du côté passager.
— Chef, imaginez un instant que vous faites erreur. En ce cas, c’est vous qui me braquez. Vous me plantez là, paumé, sans un rond… donnez-moi au moins de quoi rentrer.
Il réfléchit et approuva.
— Tu as raison, mon gars : personne n’est infaillible. Tiens, pour la route, dit-il sur un ton paternel en me rendant un tanga.
Il démarra et quand il disparut au carrefour, son éclat de rire résonnait encore.
Je ne mis pas longtemps à arriver. La mauvaise humeur mène droit à l’ulcère, mais donne des ailes aux jambes. Moi, je lui avais payé sa course alors que lui, il était ligoté dans le coffre de sa bagnole. J’arrivai devant chez Noelia en ruminant ma rancœur, tellement occupé à échafauder de futures vengeances contre le taxi voleur que je ne vis le type que lorsqu’il fut devant moi. C’était lui qui me suivait. Je le reconnus à sa chemise. Il avait à peu près mon âge, peut-être un ou deux ans de plus. Difficile à savoir, parce que le sérieux de son visage le vieillissait. Il s’habillait comme tant de jeunes qui touchent un salaire normal ou ont chez eux une mère sainte et dévouée qui repasse les jeans avec un pli et attend patiemment le retour du fils écervelé. Encore un tango.
— Pourquoi avez-vous fait toutes ces conneries ? demanda-t-il gravement.
Je ne savais pas s’il parlait de mes manœuvres d’évasion ou de ma vie en général.
— Je ne vous dirai qu’un mot, Sotanovsky, déclara-t-il, imitant sans le savoir le défunt Mar López, barrez-vous, tant que c’est encore possible.
Il était plus grand que moi, devait peser dix bons kilos de plus et avait les épaules larges. Ma seule chance de le vaincre, c’était de le défier aux mots croisés, et encore, compte tenu de mon état de fatigue je demanderais quatre mots d’avance. Et des longs. Au moins pentasyllabiques. Surtout pas ceux de deux lettres, commence par un R et c’est le nom que les Égyptiens donnaient au dieu du soleil. La voix naine, en moi, s’impatienta. Il secoua la tête et entra dans le tapis de lumière du porche.
— Vous vous êtes fourré dans un truc qui vous dépasse, Sotanovsky. Et quand les problèmes vous tomberont dessus, vous ne ferez pas grand-chose avec un trousseau de clés. C’est un bon truc, mais la main doit être ferme, sinon elle morfle plus que celui qui encaisse le coup…
Je me rendis compte que j’avais encore le trousseau dans le poing, avec les trois clés qui dépassaient. J’étais déjà comme ça avant de monter dans le taxi.
— Il vaut mieux utiliser une seule clé, deux au maximum ; et pas trop longues : sinon, en portant le coup, elles font levier et délogent le trousseau. Adieu, et rappelez-vous mon avertissement, avant qu’il ne soit trop tard…
Il fit demi-tour. Je m’assis sous le porche et lui lançai :
— Merci du conseil, inspecteur Sáinz.
Je l’avais pris de court. Il se retourna et se planta devant moi.
— Ça alors, vous m’avez identifié ! J’ai si mal joué mon rôle de tueur ?
— Au contraire ! Vous savez quoi ? Les flics ont une façon de vous flanquer la trouille qui ressemble beaucoup à celle de leurs rivaux. Vous voulez une cigarette ? Allons, asseyez-vous un instant. D’ailleurs, je n’ai pas l’impression que vous soyez en service…
Il accepta la cigarette et s’assit à côté de moi…
— Je vous ai vu sur une photo, il n’y a pas longtemps, lui expliquai-je. Vous êtes un policier efficient, Manolo. Et un homme amoureux. Pourquoi surveillez-vous la maison de Lidia ? Ce n’est pas la première fois que j’y vais et que j’y reste jusqu’à point d’heure…
— C’est la première fois depuis qu’elle et moi…
Je lui servis un demi-mensonge, parce qu’il parlait de la Lidia de toujours :
— Je connais Lidia depuis des années. Elle est comme une sœur pour moi.
Il s’humanisait. Il voulait me poser des questions, rassembler des indices, pour affronter le mystère d’une Lidia qu’il ne parvenait pas à comprendre.
— D’accord, je suis jaloux. Elle a toujours été un peu amoureuse de vous. Mais je m’y suis habitué, et en voyant que vous étiez assez stupide pour l’ignorer…
— Si on doit échanger des compliments, autant passer tout de suite au tutoiement…
— D’accord. J’avais surmonté ma jalousie à ton égard et nous commencions à avoir des projets, pas directement, mais presque. Et Lidia, qui a beaucoup souffert, était…
— Heureuse ? complétai-je.
Il fut honnête et s’abstint de mentir :
— Je doute qu’elle puisse être heureuse au sens où nous l’entendons, toi et moi, qui d’ailleurs n’est certainement pas le même. Lidia a… – il cherchait ses mots. Elle a des problèmes pour exprimer son véritable moi. Et elle n’y parvient qu’en de rares occasions.
Je voyais le genre d’occasions auxquelles il faisait allusion. Et lui aussi, car sa mémoire lui servit quelques images et attouchements. Il revint à la charge :
— Après ces débordements venaient des moments plus paisibles, dîners, promenades… Mais depuis quelques jours, elle est bizarre, presque une inconnue, dirais-je. Comme si…
— Comme si c’était une autre Lidia ?
— Un peu. Mais comment le sais-tu ? demanda-t-il avec méfiance.
— Je le sais, un point c’est tout. Écoute, Manolo, tu es sans doute ce qu’il y a de mieux qui ait pu arriver à la Lidia que j’ai connue. La nouvelle Lidia peut te détruire. Mais si quelqu’un peut l’aider, c’est bien toi. Ma réapparition et son changement t’ont fait croire que j’y étais pour quelque chose. Mais il n’en est rien. La Lidia que tu cherches est morte, ou enfermée dans l’autre, celle qui rappliquait lors de certaines nuits brutales. Non, ne me regarde pas comme ça, tu n’as rien d’un imbécile. Tu l’aimes ? Alors, ça vaut sûrement le coup de le tenter…
— De tenter quoi ?
— Ce qui va se présenter, récupérer l’ancienne ou domestiquer la nouvelle. Mais ne m’utilise pas comme prétexte pour les perdre. J’ai déjà assez à faire avec mes propres culpabilités.
Il fuma en silence et je participai à sa fumée et à ses mots non dits. Il écrasa son mégot et se leva.
— Je crois que je vais tenter le coup. Il regarda sa montre : C’est si tard ?
— Il est toujours trop tard, Manolo. Moi, à ta place, je foncerais chez elle et je ne poserais pas de questions – je me rappelai les portes ouvertes et la belle femme nue dans l’obscurité. Je crois qu’à sa façon elle t’attend.
— Reste l’autre point, dit-il. Tu es dans le pétrin et je ne vais pas pouvoir beaucoup t’aider…
— À cause du détective ?
— Pas vraiment. Nous savons que c’est la Momie. Le témoin qui t’a décrit nous a aussi parlé de lui. Et sa visite coïncide avec l’heure de la mort. De ce côté, je ne crois pas que tu aies de problèmes, mais quand même, à ta place je changerais d’air. Le problème, c’est la Momie, Nicolás. Ce mec n’oublie rien, ne pardonne rien. Et s’il t’en veut, c’est pour une chose que je soupçonne, mais que je préfère ne pas savoir.
— Je vais poser une question idiote : s’il est coupable, pourquoi vous ne l’arrêtez pas ?
— Je suis peut-être naïf avec les gonzesses, mais toi, tu as lu trop de romans. Avec le boulot qu’il y a au commissariat, la mort d’un pauvre diable n’intéresse personne. La Momie tombera pour autre chose, et alors ressortira au grand jour ce qui couve encore.
Il me remercia, me recommanda de prendre soin de moi et s’en fut en courant retrouver la femme qu’il allait sauver de ses propres appétits. Il avait l’air d’un brave garçon. Et j’avais beau me méfier des stéréotypes, je pensai qu’il l’était vraiment. Je me demandai s’il avait en lui un fils de pute, comme Lidia, comme Nina, comme moi ou comme Noelia. J’enviai son talent à croire et à embrasser une cause, à se battre pour sa case sur l’échiquier et à rester en lice même s’il savait que la défaite était assurée et que la victoire dépendait du hasard d’un dé pipé.
J’aspirai une grande bouffée d’air matinal.
J’aurais aimé sentir que j’avais fait une bonne œuvre, mais la voix naine déclara qu’en réalité j’avais refilé au Manolo en question un problème qui me flanquait la trouille. Pour la bâillonner, je décrétai à haute et intelligible voix que je n’avais pas avalé une bouchée depuis midi.
Je poussai la porte et montai quatre à quatre. Une seule chose était claire après cette journée épuisante : j’avais besoin d’une biture et de quelque chose à manger.
Ou vice-versa.