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— C’est à cause de nous ? demanda Nina en m’embrassant.

N’étant sûr de rien, je ne répondis pas. Je lui demandai si tout allait bien et elle me demanda ce que j’en pensais. Je l’embrassai. J’étais étonné que personne ne crie, mais la chute avait été si douce que les passagers dormaient toujours. Ou bien ils étaient morts. Pas le conducteur, car je l’entendis crier, les voyelles allongées par l’ivresse.

— Encore cette putain de vache !

L’autocar était dans une sorte de tranchée, couché sur le côté, à quarante-cinq degrés, peut-être même plus. La géométrie n’a jamais été mon fort. J’embrassai Nina et je partis à quatre pattes entre les sièges. Certains passagers avaient des regards ahuris, mais aucun ne semblait blessé. Une petite vieille ronflait, appuyée sur l’autre. Il me sembla que cette dernière ne respirait plus. Je la secouai, mais elle ne se réveilla pas. Je recommençai :

— Madame ! Madame ! Madaaaaaame !

Elle ouvrit les yeux et me vit.

— Vous allez bien, madame ? Ne bougez pas. Nous avons eu un…

— Miracle ! hurla la vieille. Miracle ! Il était muet et grâce à la Vierge il a retrouvé la parole.

L’autre se réveilla et fit chorus. Elles se mirent à prier, sans remarquer qu’elles étaient en suspension, dans un autocar à moitié renversé. Le chauffeur gigotait frénétiquement, retenu par sa ceinture de sécurité. Le cadran horaire fixé sur le pare-brise était le seul dommage manifeste de l’accident. Il s’était détaché, cassé en morceaux inégaux contre la porte. Je ne les comptai pas : je savais qu’il y en avait dix.

Serrano ronflait comme un bienheureux, le corps sur le flanc du véhicule. Il ne s’était rendu compte de rien. Avec les cris des petites vieilles, les plaintes retentissantes du chauffeur contre “cette putain de vache qui me poursuit” et mes bourrades, Serrano finit par se réveiller. Il me regarda avec surprise et dit :

— Onsoir. Un sandwich ?

Quand on se retrouva tous à l’extérieur du véhicule, on constata qu’en effet il n’y avait pas de blessés. Les vieilles racontaient à qui voulait l’entendre que j’étais muet et que le miracle était arrivé.

Nina aussi était entière, et elle me regardait d’un air mauvais. Et tendre. Nous ne savions pas où nous étions. Cette chaussée irrégulière et étroite, sans aucune signalisation, ne pouvait pas être un grand axe routier. J’essayai d’en parler au conducteur, mais celui-ci était euphorique.

— Cette fois, je l’ai bien eue ! Saloperie de vache, mais je l’ai évitée, là on peut dire que je l’ai évitée…

Je lui demandai si les lumières qu’on voyait au loin étaient celles d’un village et à quelle distance était-il, selon lui. Il me regarda comme si j’étais transparent, éructa de l’alcool pur et bondit :

— Encore elle, cette salope ? Amène-toi, vache de merde ! Viens que je te défonce la tronche !

Il saisit des pierres et s’élança sur le macadam à la poursuite d’une ombre.

L’étranger le suivit en criant “toro, toro”, et l’Anglaise efflanquée me toucha l’épaule de sa main osseuse et me demanda quand on arriverait à “Fuengirolo City”.

Je parlai au Basque, qui semblait être le moins ivre, et on décida qu’il resterait sur place à attendre des secours et à empêcher les gens de se disperser. J’irais avec Serrano jusqu’à ce tas de lumières, sans doute un village. On envoya un chauve squelettique récupérer le chauffeur et l’étranger, lesquels, à deux cents mètres de là, continuaient de caillasser le néant.

Je me mis en route, en compagnie de Serrano. Il y avait un bon bout de chemin pour atteindre les lumières. Des pas légers se rapprochèrent et je n’eus pas besoin de me retourner pour savoir que c’était Nina. Elle me prit la main et on continua.

Serrano se racla la gorge deux ou trois fois avant de prendre la parole, mais il ne se décida pas. On dépassa le virage et on perdit le car de vue. Les lumières semblaient encore plus lointaines qu’auparavant.

Soudain, on entendit un rugissement de basse se rapprocher. Une automobile.

— Elle a dépassé l’autocar, dit Serrano, heureux de renoncer à la marche. Les autres l’ont sûrement envoyée pour nous emmener au village.

À cinq cents mètres, je la reconnus. C’était la voiture que j’avais repérée à côté du bar, elle nous avait suivis dans notre équipée absurde. Je sautai dans le fossé en entraînant Nina.

— Sauve qui peut, Serrano !

Le mastard resta figé. Il ne comprenait pas.

— Qu’est-ce qui vous prend ? Je ne fais pas un pas de plus si on ne m’explique pas, protesta-t-il, buté.

Je passai sous le fil de fer avec Nina et lui criai :

— Dans nos accords, on n’avait pas dit que vous deviez me suivre partout où j’irais ? Si jamais la Momie l’apprend…

Je m’élançai à travers champs, en tirant Nina par la main. Serrano râla et sauta dans le fossé. On l’attendit. Nina demanda, plutôt amusée :

— On joue à quoi ?

— À la course ou la vie !

On se réfugia dans un bosquet tout proche. Et on vit l’automobile noire s’arrêter au bord de la route et quatre types en descendre. Ils regardaient de tous côtés.

— Ils nous cherchent, dis-je sans nécessité.

— Ouf, enfin, dit Jambon, soulagé. Eh ! On est ici !

— Vous êtes taré ou vous faites semblant ?

Deux types avaient sauté la clôture et s’approchaient. Les autres cherchaient un endroit pour passer en voiture.

— Vous êtes fou ! se fâcha Serrano. En plus, ils viennent même nous chercher…

Avant que j’aie pu le retenir, il se leva et appela les types en gesticulant. Les autres répondirent rassurés et firent le même genre de gestes aux occupants de l’automobile, qui avait pu franchir le fossé. Une lampe troua l’obscurité et découpa le profil de Serrano.

— Vous voyez comme ils sont braves ! dit-il en s’adressant aux arbres, où Nina et moi étions toujours planqués. Ils nous éclairent même le chemin…

On entendit un bruit sec et une balle se planta aux pieds de Serrano. Une autre s’encastra un mètre plus loin.

— Putaindechiottedemerde ! cria le mastard en se repliant à fond de train.

— Ils sont braves, hein ?

Il ne répondit pas. Une balle s’enfonça dans un arbre et on s’aplatit sur le sol. On entendit l’automobile arriver sur notre gauche. Ils avaient éteint les phares. Jambon fouilla dans ses poches et je me dis que s’il me proposait un sandwich j’allais craquer.

— J’espère que vous avez apporté le tromblon, Serrano, demandai-je.

— Le quoi ?

— Le pétard. Que vous avez apporté votre revolver, merde !

— Bien sûr, répondit-il avec dignité. Je suis un professionnel, modèle ancien, pas un amateur.

— Et qu’est-ce que vous attendez pour les truffer de plomb, Serrano ?

Il se tortilla, gêné.

— C’est que… Je l’ai perdu en franchissant la clôture.

Je n’eus pas le temps de piquer ma colère, parce qu’un type surgit dans notre dos. Il était chauve mais une longue mèche qui remontait sur le côté lui couvrait la boule. Il braqua sur nous un énorme pistolet noir qui avait un drôle de tube à l’extrémité. Sans doute un silencieux, je me dis.

— Du calme, souffla-t-il. Tous les deux, du calme.

Tous les deux.

Nina n’était plus là et j’en fus soulagé. Elle avait dû se cacher aux premiers coups de feu. Par signes, le type nous imposa silence et nous entraîna en plein champ, à l’opposé de l’endroit où se trouvaient ses complices.

— Pourquoi vous ne m’avez pas dit que vous étiez muet ? demanda Serrano dans un effort de mémoire.

— Je croyais que vous étiez sourd et que vous ne m’écouteriez pas.

— La ferme, merde ! ordonna le mec dans un murmure glacé.

Il nous imposait un large détour pour nous éloigner de la voiture et de ceux qui nous cherchaient toujours, sans faire de bruit. Quelque chose ne collait pas. On arriva enfin sur la route, un kilomètre environ avant l’autocar qui gisait dans le fossé, comme endormi. Il nous imposa de rester sur le côté et approcha du virage sans relâcher sa surveillance. Il attendait quelque chose. “Une voiture, me dis-je. Trahison sur trahison sur trahison.” Pendant que les autres cherchaient, le type attendait un complice pour emporter le trésor. C’est-à-dire moi. Uniquement moi.

Une lumière apparut au bout du virage et le type soupira. Il braqua son pistolet sur Jambon et dit :

— Désolé, Serrano. Rien de personnel, je vous assure !

Soudain, il tomba comme une masse dans le fossé, foudroyé. Il avait pris une pierre de grosse taille en pleine tête, et sa mèche se mit à faseyer comme un drapeau. À une trentaine de mètres, au bout du virage, apparut le chauffeur de l’autocar, triomphal.

— Je l’ai eue, cette putain de vache, je l’ai eue !

Je le félicitai :

— Sacré vieux Rase-Bitume !

Et je détalai à travers champs, courant vers les lumières du village lointain. Serrano me suivait, à bout de souffle, et le chauffeur nous criait de ne pas avoir peur, que la vache ne reviendrait pas. Je courais avec l’énergie du désespoir. Il fallait trouver de l’aide pour Nina. Je me rappelai le revolver de Jambon, dans le fossé, mais nous étions trop loin. Le chauffeur était à la traîne et il renonça à nous suivre. Sans ralentir, on contourna une colline et on traversa un ravin. Les lumières étaient toujours aussi loin. On prit un sentier qui longeait une petite éminence. On s’arrêta pour reprendre son souffle et, en regardant en arrière, la route me parut ridiculement proche. Il y avait au moins une heure qu’on courait et trébuchait dans les champs depuis que j’avais découvert qu’on était poursuivis.

— Vous le connaissiez ? demandai-je.

— Non. Si. De vue.

— Il bosse pour la Momie ?

— Je ne crois pas, dit Serrano méfiant. Je ne crois pas.

On arriva au pied de la montagnette, entourée par un chemin poussiéreux. On continua de courir sous la nuit et en sortant d’un virage, on tomba sur l’arrière d’une voiture noire.

Un jambon calibre 45
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