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C’était un vieil immeuble rénové, en plein quartier de La Latina, et en voyant la clé du porche tourner du premier coup je me dis que ma chance aussi tournait. Il n’y avait pas d’ascenseur et j’arrivai au troisième étage la langue pendante. Sur la porte, la plaque déclarait que Noelia Durán i Mont vivait là, et quand j’ouvris aucune alarme ne se déclencha. J’entrai prudemment, comme un voleur, et déposai mes musettes et mon sac à dos dans la chambre. J’enlevai ma chemise et mon jeans pour fumer en caleçon. C’était un appartement confortable.

Je pris un bain et quelques décisions urgentes.

M’installai sur le canapé et m’endormis.

Soudain, coup de sonnette : en ouvrant la porte, je regrettai de ne pas avoir mis la chaîne de sécurité. Mais ça n’aurait pas servi à grand-chose.

Le mec était gras, gigantesque, et son costume était d’un marron vaguement jaunâtre, comme une glace au citron et chocolat à moitié fondue. Il avait de grosses paluches, et son automatique perdu dans sa main droite était braqué sur moi. Il me flanqua une torgnole de la gauche, presque une caresse, qui me renvoya au salon.

— Où est Noelia ?

Comme j’étais perplexe, il enchaîna :

— Tu as jusqu’à lundi matin pour la trouver. Sinon…

Il glissa son pistolet sous l’aisselle sans me quitter des yeux.

— Vous me croirez, si je vous dis que je ne… ?

— Non. Où est Noelia ?

Je fouillai mon sac à dos avec désespoir sous le regard intéressé du mastard, comme si j’allais en sortir cette fameuse Noelia. Je lui tendis la pochette en cuir contenant mon passeport et mon billet d’avion.

— Vous voyez bien que je ne vous mens pas ! Je suis de passage, c’est tout, je ne sais pas où est Noelia…

Il examina le passeport avec l’air d’un expert en faux papiers, mais je m’aperçus qu’il le regardait à l’envers.

— Buenos Aires… murmura-t-il sur un ton rêveur en glissant l’enveloppe dans la poche de sa veste. J’ai toujours voulu connaître le Brésil. Bon, je le garde, ça t’enlèvera l’envie de t’enfuir. On va t’avoir à l’œil. Toi, tu ne nous verras pas. Mais si tu essaies de filer ou si tu fais un truc bizarre… Il braqua sur moi son index de la taille d’une mortadelle et tourna vers le bas un pouce qui aurait pu être un jambon de bonne taille : Poum.

Il s’en alla et je dus ouvrir les fenêtres.

J’avais l’impression que l’air sentait la poudre.

Un jambon calibre 45.

Je fumai une cigarette et sortis la bouteille de bourbon de mon sac à dos. J’en bus une gorgée, trop chaude, mais elle me détendit. J’avais la bouche endolorie et il fallait réfléchir. Le plus logique était de prendre la poudre d’escampette. Mais sans papiers, je n’irais pas loin. En plus, il avait dit qu’on me surveillait. Qui ? À la cuisine, je pris des glaçons et un verre que je remplis à ras bord. Je le vidai en trois fois et constatai que c’était le nombre de jours qui me restaient à vivre.

Je regardai par la fenêtre : le mec était planté à l’angle, tourné vers l’entrée de l’immeuble. Il faudrait quand même qu’il aille bouffer un jour, ou aux toilettes. Un complice qui ne m’avait pas vu d’aussi près prendrait la relève. Quand j’envisageai de piquer des vêtements dans l’armoire et de me déguiser en femme, je compris que j’avais trop bu. Avec ma barbe, ça ne serait pas très crédible.

Je me mis à trembler. Impossible de m’arrêter.

C’était sûrement une blague, mais de qui ? Je tâtai mon visage endolori et sentis que ce n’en était pas une ; cet aimable géant allait m’envoyer manger les pissenlits par la racine si je ne trouvais pas dans les trois jours une nénette que je n’avais jamais vue de ma putain de vie. On aurait dit le scénario de ces romans policiers que j’avais beaucoup lus, ceux-là même que je rêvais d’écrire du temps où je rêvais encore. Pour me concentrer, je branchai mon iPod clonique et chinois, mis les écouteurs et appuyai sur le bouton. Dans mes oreilles retentit cette phrase de Serú Girán :

“Fini, il est fini ce jeu, fini ce jeu qui te rendait heureuse.”

Charly García n’avait pas entièrement tort : il était clair que mon jeu était fini, mais il ne m’avait pas rendu heureux.

Soudain, je trouvai la solution : le maigrichon qui m’avait prêté la maison de Noelia. Il fallait que je lui mette le grappin dessus, il éclaircirait ce mystère. Pour fêter ça, je me versai à boire. Bien sûr, si Noelia était mêlée à des embrouilles avec des types comme le Jambon calibre 45, son pote ne me dirait sûrement pas où elle était. Mais si je faisais le couillon quand je verrais le maigrichon, ou si j’inventais un truc pour qu’il me dise où la trouver, je refilerais l’info au mastard…

Serais-je assez salaud pour trahir cette pauvre Noelia ?

Noelia me pardonnerait-elle un jour ?

Mais putain, qui était Noelia ?

Grandes énigmes de l’histoire de l’humanité, qui ne pouvaient être résolues qu’en mobilisant mon intelligence suraiguë et la bouteille de bourbon. Je retournai à la cuisine en ricochant sur les murs du couloir et réalisai que je ne savais pas où était le maigrichon, je ne me rappelais même pas son nom. Je l’avais rencontré quelques semaines plus tôt aux Diablos Azules de la rue Apodaca : après quatre ou cinq cuites poétiques, on était devenus comme des frères. Et on n’aura jamais l’idée de demander à son frère comment il s’appelle, n’est-ce pas ?

Je me rappelai que j’avais noté son numéro de téléphone quelque part pour le joindre s’il y avait un problème quelconque dans l’appartement. Avec la sérénité du mec habitué au danger, je vidai mon sac à dos et mes deux musettes sur le tapis, et explorai frénétiquement mes affaires pour retrouver ce bout de papier. Les lettres dansaient un tango endiablé et au moment des accords finaux je découvris que mon sauveur s’appelait José tout court. Je composai le numéro, mais l’opératrice me dit qu’il n’existait pas. Je recomptai les chiffres et j’eus l’impression qu’il y en avait un en trop. Je crus me rappeler qu’au moment où il avait écrit cela, nous étions passablement bourrés. Assez pour l’avoir écrit de travers.

Je me versai un autre bourbon et m’accordai quelques larmes en prime.

Mon expérience des situations violentes n’allait pas au-delà d’une demi-douzaine de bagarres dans les bars – dont je n’étais jamais sorti vainqueur – ou avec des fiancés jaloux, avec ou sans raison. D’accord, j’avais beaucoup lu : tout Chandler, Hammett, Vázquez Montalbán et Juan Madrid, dont je savais depuis peu que ce n’était pas un pseudonyme mais son vrai nom. Une telle culture devait forcément me servir à quelque chose. Je n’avais plus qu’à réfléchir et à rajouter des glaçons dans mon verre. D’autant que le mastard n’était pas candidat au Nobel, je n’aurais donc aucun mal à le semer. Mais il avait parlé au pluriel, et je ne savais pas combien ils étaient.

Si j’appelais la police ? Mais je n’avais aucune preuve qu’il m’ait menacé, aucune explication pour justifier ma foutue présence dans cette maison. J’empestais l’alcool et chaque fois que je voyais un uniforme j’avais le cœur qui battait la breloque, persuadé que je n’avais pas la gueule d’un suspect, mais d’un coupable. Même si je n’avais rien fait. J’éliminai la police.

Et si j’appelais un ami… Mais je n’avais plus d’amis, à peine des compagnons de beuverie dont je ne connaissais ni le nom ni le numéro de téléphone, en raison d’une vieille hostilité contre les portables depuis que j’avais lu Fahrenheit 451. Éliminés, les amis.

Et si j’appelais la Galicienne ? Elle allait sûrement convaincre son nouveau copain africain et se présenter en bas de l’immeuble avec une douzaine de Watusis, armés de lances et de tout le tremblement. Tout bien réfléchi, ça ne marcherait pas. La Galicienne me détestait et, si ma mémoire ne me trahissait pas, mon successeur n’était pas un guerrier massaï, mais un sociologue immigré. Les sociologues ne flanquent la trouille à personne. Même armés de lances.

J’avais donc deux possibilités, mais aucune ne m’enthousiasmait : tenter de filer, même sans passeport, ou attendre la suite des événements.

— Un peu de sérieux, Nicolás, me dis-je. Une formation universitaire, ça doit servir à quelque chose. Il faut adopter une méthode rationnelle.

J’allai chercher une pièce de monnaie dans mon jeans et profitai du voyage pour me resservir un bourbon.

Si c’était face, je tentais de filer ; sinon, je partais à la recherche de cette fameuse Noelia, même si je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où elle pouvait être.

Je lançai la pièce, qui heurta le rebord de la fenêtre, tomba dans la rue et roula jusqu’aux pieds de mon Jambon calibre 45, lequel se pencha, la ramassa, me vit et refit son geste avec les doigts.

Poum.

Je retournai au salon en titubant.

J’étais presque soûl, au bord des larmes et mort de sommeil.

Je décidai que, pour une fois dans ma vie, j’allais faire les choses à fond : je me bourrai la gueule, chialai un bon moment et dormis comme un loir, tandis qu’une demi-douzaine de plans de fuite infaillibles dansaient le malambo dans ma tête. Il n’y avait pas de drame : quand je me serais un peu reposé, tout serait facile, très facile, comme dans les romans.

Ce ne fut pas si facile.

J’ai mis des années avant de me décider à raconter cette histoire, et maintenant que mon accent argentin s’est adapté au lexique européen je peux reconnaître que je suis à la fois un honorable crétin et un grandissime connard de ne pas avoir quitté l’appartement de Noelia le jour même.

Par la suite, je me demanderais mille fois pourquoi j’étais resté, et chaque examen de conscience me donnerait une réponse différente, qui chaque fois aussi me dégagerait de toute responsabilité dans la suite des événements.

Mais aucune excuse morale ne pourrait me pardonner tous ces morts.

Je n’étais pas resté pour connaître la vérité, comme l’aurait fait un détective de roman.

La vérité, je m’en foutais.

La vérité, je ne tarderais pas à le découvrir, passait par le con.

Je n’étais pas non plus resté pour sauver cette fameuse Noelia d’un danger certain.

Je restai à cause d’une bouche.

D’une bouche qui était aussi la vérité.

Même si elle mentait tout le temps.

Un jambon calibre 45
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