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Je passai une grande partie des trois heures suivantes à regarder passer les rares voitures et les nombreux touristes, assis sous un porche. Je pariai avec moi-même sur la couleur des voitures et je perdis. Quant aux touristes, il n’y avait pas grand-chose à deviner : ils semblaient tous coulés sur le même moule, avec de rares variations en fonction de l’âge.
Ensuite, j’errai sans but et trouvai un bar, près de la rue Amparo. La soirée s’avançait, mais je n’avais toujours pas d’ombre. Je commandai quelque chose à grignoter et du vin. Je renonçai au vin et demandai un Coca-Cola. Je voulais être parfaitement lucide le moment venu.
Café.
Noir.
Double.
Sans sucre.
Derrière les vitres, je vis ou crus voir au loin la silhouette d’un immense chien noir efflanqué qui quémandait de l’ombre sous les auvents. Je regardai plus attentivement, mais il n’était plus là. Je l’avais sûrement imaginé, et je savais pourquoi. Quand j’avais un gros problème, quand j’étais vraiment terrifié, je rêvais d’un immense chien noir efflanqué, tout en mufle et en crocs, qui se jetait sur moi. Je traînais ce rêve depuis l’enfance, quand un chien de ce genre m’avait renversé à vélo et mordu au mollet, et il allait me tuer, du moins le croyais-je, quand une vieille femme, aussi grosse que bienvenue, surgit du néant et le chassa à coups de balai.
Je ne savais plus si cela s’était passé exactement de cette façon, mais le rêve revenait quand les problèmes m’assiégeaient. Et quand je voyais un gros chien sous un porche, je traversais la rue ou je changeais de trajet : cette peur était plus forte que moi.
La Momie rappela. Sans lui laisser le temps de flairer le mensonge, je lui déclarai que j’avais l’argent. Il me donna sèchement ses instructions pour aller à une adresse pas très éloignée du bar, et il raccrocha.
Je m’engageai dans la rue où la silhouette noire m’avait rappelé ma peur, m’attendant à entendre le molosse aboyer sous chaque porche. Il ne se montra pas. J’arrivai enfin à l’adresse indiquée. La rue était correcte, mais le numéro n’existait pas. Je m’assis et attendis son appel.
— À quoi jouez-vous, la Momie ? Vous voulez le pognon, oui ou non ?
— Je le veux, dit-il. Mais je me méfie de vous et des flics. Vous voyez le chantier abandonné, sur le trottoir d’en face ?
— Oui.
— Regardez derrière la pile de briques. Il y a un sac en cuir. Mettez-y l’argent et je rappellerai dans une heure.
J’éclatai de rire :
— Vous me prenez pour un cave ? Ne me sous-estime pas, momie de mes deux ! On était convenus d’un échange : le fric contre la fille, c’est à prendre ou à laisser.
Cette fois, c’est moi qui raccrochai.
Ensuite, comme il ne rappelait pas, je le regrettai. Peut-être était-il en train de libérer sa rage sur Nina.
Mais la cigale sonna deux cigarettes plus tard et sans préambule il me donna une nouvelle adresse et coupa aussitôt.
Cette fois, il s’agissait d’un immeuble de bureaux où j’entrai en tremblant.
Personne, une fois de plus.
Je retournai dans l’entrée, posai bruyamment mon sac à dos et l’assis à côté de moi, sans cesser de le caresser comme s’il contenait quelque chose de très précieux.
Il allait mordre à l’hameçon. Sûr qu’il m’épiait derrière une fenêtre et qu’il allait mordre à l’hameçon.
Il appela et me guida sans couper la communication, m’imposant un circuit compliqué qui me ramena devant le même porche. Ensuite, il me fit traverser la rue en diagonale et entrer dans une vieille bâtisse abandonnée.
Je montai plusieurs étages, laissant sur chaque palier un peu de mon assurance. Je trouvais soudain que ce n’était plus une bonne idée, je n’avais aucune preuve que Nina soit encore en vie. Mais il était trop tard pour faire demi-tour.
— Le pognon, exigea la voix de la Momie sortant d’un recoin caché.
— La fille, réclamai-je en franchissant le seuil.
Le premier coup, je m’y attendais, mais il fit quand même mal. Les autres ne furent qu’un enchaînement systématique, mais à la différence de la première raclée, cette fois la Momie était exaspéré.
Au ras du sol, la voix de Serrano informait :
— Rien : du linge, des bouquins, deux boîtes de cigares. Mais pas de fric.
— Des boîtes de cigares ? demanda la Momie. Ouvre-les.
Tout était sombre et rouge à la fois.
— Des cigares, et des bons ! dit Serrano.
— Dans les deux ?
— Dans les deux, affirma-t-il sans hésiter. Ça vous dit ?
— Je ne fume pas, dit la Momie.
Et il reprit sa séance de coups de pied.
Je ne m’évanouis pas. Il finit par se fatiguer. C’était comme si la rage et les nerfs lui pompaient sa force. Au milieu des élancements de douleur, je compris un truc inouï : la Momie avait la trouille, il ne me frappait pas pour me faire céder, mais pour chasser sa propre peur. Il demanda à Serrano de fouiller mes poches et prit les clés de l’appartement de Nina. On entendit la cigale d’un portable, mais pas comme la mienne. Ces insectes ont chacun leur propre voix.
— Attachez-le bien, ordonna la Momie en passant dans l’autre pièce pour répondre.
Serrano me souleva et me poussa contre le mur. Je commençais à voir quelque chose. Et je compris qu’il faisait presque nuit. Finalement, j’étais tombé dans les pommes.
— Votre veuve a apprécié les poèmes ? demandai-je pendant qu’il me ligotait les pieds.
— Je ne lui en ai lu qu’un seul, mais ça l’a émue, dit Jambon en me passant les mains dans le dos. Je…
— Relax, Serrano, relax.
— Nous n’avons pas votre amie, souffla-t-il. C’est une salade qu’il a inventée. Il est bizarre, il n’arrête pas de sursauter chaque fois que le téléphone sonne. Et il sonne de plus en plus souvent. Écartez un peu les mains.
Je ne compris pas et il s’en chargea lui-même.
— Ne les bougez pas pendant que je vous attache, et s’il vient vérifier, écartez-les à nouveau.
J’avais beaucoup de questions à poser, mais elles se résumaient à une seule :
— Alors, Nina… ?
— Je n’ai pas l’impression qu’il parlait de Nina, parce qu’il a parlé d’une, sauf votre respect, d’une Latino que vous aimiez beaucoup…
Il s’éloigna, effrayé, avant que j’aie pu lui poser une autre question. La conversation téléphonique de la Momie était tendue. Je n’entendais pas les paroles, mais la musique était claire : quelqu’un lui mettait la pression et ses réponses, malgré une imposture de dureté, étaient des justifications affolées, des demandes d’un peu de temps et de patience.
J’y voyais plus clair : la Momie avait essayé de me rouler avec un faux enlèvement de Lidia, qui ne pourrait répondre à mes appels. Il ne savait pas que j’avais les clés de chez elle. Quand il comprit que Nina n’était pas avec moi, il continua la farce, tout en sachant qu’elle pouvait être découverte à tout moment. Il devait être au bout du rouleau, pour miser sur un truc aussi niais.
Il revint sans bruit et me regarda avec haine.
— Où vit la pute brune ?
— Elle n’est pas chez elle, dis-je pour que les coups à venir aient au moins l’excuse d’une résistance.
Ils vinrent, et je lui donnai l’adresse de Nina. Il envoya Serrano fouiller l’appartement et resta planté au milieu de la pièce à moitié vide. Je crois qu’il passa des heures ainsi, à me regarder.
Ils auraient quand même pu me laisser sur le grabat qui était contre l’autre mur. Malgré ma posture inconfortable, je m’endormis.
Je rêvai d’un immense chien noir efflanqué, tout en crocs, qui m’assaillait interminablement pour me mordre l’entrejambe. Et pendant que le chien planait, me tombait dessus, je ne pouvais bouger que la tête, et pas de vieille salvatrice en vue. J’eus d’autres rêves enfiévrés et quand je me réveillai, en sueur, il faisait nuit noire et je ne voyais rien dans la pièce obscure.
Peu après, je distinguai l’ombre horizontale du grabat sur lequel je crus distinguer une silhouette endormie. Une silhouette mince et redoutable, comme celles qui dorment dans leur grosse gabardine, le couteau ouvert et prêt à l’emploi.
Une autre ombre, petite et agile, s’approcha de mes pieds.
— Sale affaire, Nicolás, sale affaire, dit Grosminet.
— À qui le dis-tu ?
— Tu sais quoi ? Au fond tu adores ça, tu es un poil masochiste, hein ! Quand même, venir te livrer tout seul, pendant qu’elle s’envoie peut-être un autre imprudent !
— C’est pour ça que tu es revenu, chat de merde ? Avec tout ton baratin sur la liberté et ton romantisme de basse gouttière, tu es comme ton cousin, le minet du ministre. Mais lui, au moins, il a déniché quelqu’un qui s’occupe de lui, Grosminet. Toi tu n’as trouvé personne, tu es trop chiant.
— Je ne te permets pas ! dit le chat, le dos hérissé. Je vis comme je l’entends et j’ai voulu t’aider parce que tu me faisais pitié. Mais toi, tu accumules les gaffes. Tu m’as écouté, au marché aux puces ? Non. Et à Tanger, c’était le comble : je te préviens qu’ils te cherchent et au lieu d’être prudent, tu attires l’attention des tueurs. Décidément, tu as raison : tu es vraiment un imbécile heureux, Nicolás.
Je fermai les yeux pour effacer sa silhouette qui chuchotait des vérités, mais quand je les rouvris, il était toujours là.
— Merci pour tes attentions, Mistigri. Mais les choses sont comme ça et je ne peux plus rien y faire. Pour toi tout est facile, comme tu as sept vies…
— Je t’ai déjà dit que je n’y crois pas et je suis toujours prudent, au cas où. Et puis, on peut toujours faire quelque chose, Nicolás. Toujours. Il se mit en rond et se blottit contre moi : Tu sais la différence entre mon cousin et moi ? Moi je peux rester avec toi toute la nuit, ne serait-ce que pour que tu ne meures pas tout seul. Personne ne m’attend et je dors où j’en ai envie. Lui, il doit respecter des horaires et des rythmes, et faire semblant d’aimer ça.
Le discours me parut complètement idiot, mais je ne voulais pas le vexer. Un ami reste un ami, même s’il a quatre pattes.
— Qu’il aille se faire foutre, ton cousin !
— Qu’il aille se faire foutre, répéta Grosminet en bâillant.
On dormit ensemble, chacun rêvant de sa gouttière, de ses ruelles et de ses femelles dangereuses.