19

Pour compenser l’absence des Madrilènes, le marché aux puces accueillait une quantité de touristes de l’Europe encore riche, avides de se photographier sous la statue de la place de Cascorro. Indifférent à tout, ce soldat de bronze anonyme était bardé d’un attirail guerrier aussi fourni que celui qu’exhibait, à deux pas de son piédestal, un jeune client devant un étal de surplus militaires. Les brigades de touristes, qui répétaient typical dès qu’ils voyaient un punk anachronique aux cheveux orangés, voulaient être pris devant ce monument pour la photo obligatoire, disputant le minuscule périmètre de la statue aux dizaines de personnes qui avaient fait preuve d’originalité en se donnant rendez-vous sous le héros de Cascorro à telle heure, comme s’ils étaient les seuls à avoir une idée pareille.

C’est là que je devais retrouver Nina, qui me retrouva malgré tout, et un lac multinational se fendit comme les eaux de la mer Rouge pour céder le passage à la danse de sa robe quasiment transparente. Le touriste chanceux qui, par un hasard du destin, avait Nina en contre-jour devant le soleil, lâcha un gloup au lieu du traditionnel typical.

— Un baiser ! ordonna-t-elle avec l’air de me pardonner quelque chose de peu important.

J’approchai mes lèvres de sa joue.

— On s’en tient à la fable du frère et de la sœur ? dit-elle en grinçant des dents. À ce rythme, on pourrait refaire Hansel et Gretel en version postmoderne – elle eut un petit rire coquin. Et ta Lidia pourrait jouer le rôle de la méchante sorcière qui nous enferme…

— Nina… coupai-je, en pure perte.

— … et au lieu de lui faire un doigt d’honneur derrière les barreaux, je sais ce que tu pourrais lui montrer. Le “doigt” que je connais bien, il ne deviendrait pas aussi gros avec Lidia…

Je m’avouai vaincu et la laissai épuiser les richesses de cette gaillardise pendant qu’on plongeait dans le flot de gens qui bifurquait en petits affluents non moins bordés d’étals. On arriva à celui qu’elle cherchait, un étal de vêtements, entre la confection artisanale et les nostalgies hippies, entouré de robes, de tuniques, de foulards et de jupes transparentes. Je savais maintenant d’où Nina sortait une partie de sa garde-robe. La fille – s’appelait-elle Amarilis ou Margarita ? Qu’importe, c’était une fleur de serre déguisée en fleur sauvage, avec des lunettes à la Lennon et des cheveux à la Marley – qui planta un client étranger tenant absolument à convaincre sa femme gironde d’acheter une robe plutôt adaptée à sa secrétaire, pour se fondre avec Nina dans une étreinte fusionnelle et transparente. Elles parlèrent de gens et de lieux qui m’étaient inconnus, et à la façon furtive qu’avait cette fleur de me regarder, je compris qu’elle évaluait ma provenance, ma relation avec Nina et l’intérêt de tenter un pillage. Je m’intéressai aux robes inspirées de l’arc-en-ciel, attiré par leur consistance plus que par leurs couleurs.

Une fille, les cheveux séparés en deux tresses qui retombaient non loin de l’endroit où elle aurait dû avoir un cul qui n’y était pas, s’occupait des clients d’un air morne. L’étal était entouré d’un tissu multicolore sur trois côtés, le dernier étant ouvert pour permettre aux acheteurs d’examiner la marchandise. Deux chaises pliantes – pour l’attente des compagnons soumis, pensai-je – et une prétendue cabine d’essayage, en tissu imprimé également (“c’est une idée nouvelle, les gens sont ab-so-lu-ment ravis”) complétaient l’installation.

Le gringo, enfin persuadé que sa femme n’était pas sa secrétaire, acheta une demi-douzaine de foulards et s’en fut, résigné, en traînant sa grosse. Une gamine d’à peine vingt ans, le visage purgé et les cheveux au vent qui s’amusaient à lui cacher les yeux, accepta d’essayer une robe, encouragée par une amie aux cheveux ultracourts et aux gestes trop masculins pour n’être qu’une amie. Je devenais schématique et archaïque, et heureusement je n’aurais pas le temps d’empirer. Le rideau de la cabine se referma derrière la fille, laissant entrevoir un entrefilet vertical et minuscule de l’intérieur enrichi d’un miroir. Je ne voulais pas vraiment regarder, mais je regardai quand même. Une ligne de peau se libérant de la blouse, blanc de lingerie sur blanc de peau, cheveux dansant et… l’amie aux cheveux courts refermant l’interstice avec l’air de dire “c’est moi qui l’ai vue la première”. Nina aussi avait surpris mon incursion visuelle.

— Voyeur, murmura-t-elle pendant que Fleur de serre négociait le prix d’une tunique, lancée dans un marchandage copieux auquel la touriste était dûment entraînée.

Nina renonça à se moquer de moi car son amie revint et reprit la conversation comme si personne ne l’avait interrompue, avec cette aisance féminine dont la définition m’avait tant de fois valu d’être traité de machiste par Elle. Le souvenir me revint d’un coup et me frappa du côté que je croyais le plus endurci. Ce ne fut pas son image, toujours aussi floue, mais une sensation de parcs, de mains, de draps, de pluie derrière les carreaux, à l’autre bout du monde.

Le poids du sac de Nina me déstabilisa le bras.

— Tiens, murmura-t-elle, chargée de robes et de sourires pervers. Si ce sont les cabines d’essayage qui t’excitent, pourquoi s’en priver…

Dès que la fille éthérée et son amie sentinelle eurent déserté la cabine, Nina y entra et avec les pires intentions du monde referma le rideau d’un geste bâclé qui laissa une frange de cinq centimètres. Elle me tourna le dos et se déshabilla. Je feignais d’examiner des robes pour masquer la fente, mais je la guettais en douce. Dans le miroir, elle était de face, mais elle ne semblait pas me voir pendant qu’elle pliait sa robe, mélange de vent et de tissu, nue sauf le tanga et les sandales. Elle savait que j’étais là, buvant sa peau dans le miroir, à portée de main sans pouvoir la toucher. Un type à côté de moi me demanda du feu et si je ne lui brûlai pas les moustaches, ce fut grâce à ses bons réflexes de tennisman surentraîné sous un soleil pâle, comme tous les Hollandais. Quand il s’éloigna avec son épouse et ses paquets, mon œil tenta une fois de plus de franchir la limite absurde que leur imposaient les orbites.

— Tu as fait ton choix ? s’enquit la fleur dans mon dos.

— Comme j’aimerais ne pas avoir à le faire ! murmurai-je.

Mais elle s’adressait à Nina.

Moi je me posais juste une question qui n’avait pas de réponse.

On se sépara. Nina avait des questions à poser, et je voulais me balader dans ce delta de stands qu’est le marché aux puces. Et voler un livre. On décida de se retrouver une heure et demie plus tard dans un bar, et en regardant son pas nerveux s’éloigner au milieu de la foule, à contre-jour dans sa robe légère, je sentis un pincement de nostalgie.

Je musardais, m’arrêtant chez les commerçants qui ne vous épiaient pas comme si vous aviez une vieille dette à leur régler. Je m’attendris devant un artisan qui marchandait avec un client plus ou moins allemand, blond, rougeaud et résolu à suivre jusqu’à la mort la règle recommandant d’exiger un rabais ; je contemplai le temps d’une cigarette l’interminable collection de clés de toutes les formes et de toutes les tailles, qu’un vieillard présentait sur un drap étalé sur le trottoir.

— J’ai beaucoup de clés, mais pas une seule porte, reconnut-il en lisant dans mes pensées.

Je m’assis à côté de lui, lui donnai une cigarette et on fuma en silence.

— Tu en veux une ? proposa le vieux un peu plus tard.

Je me levai et écrasai mon mégot.

— Non, merci. Les clés, je les perds toujours.

— Ah, tu préfères frapper à toutes les portes plutôt que d’en avoir une à toi…

Je lui dis alors, avant de m’éloigner :

— Ou alors j’ai peur que les portes s’ouvrent, papé !

Arrivé à l’angle, j’entendis une voix familière me répondre :

— Il ne faut pas avoir peur des portes qui s’ouvrent, Nicolás, mais plutôt de celles qui se referment derrière toi.

Surpris, je me retournai : le vieux caressait un chat noir tout maigre, avec des taches blanches sur le poitrail et les pattes. Je continuai. Dans l’allée centrale du marché, la foule était en ébullition, d’un étal à l’autre, on passait des tapisseries de l’Équateur aux foulards de l’Inde, aux cendriers iraniens et aux broches en plastique d’origine inconnue. Tout en marchant, j’attrapai au vol l’accent argentin de certains commerçants qui s’interpellaient, et je reconnus même, en dépit de ma distraction naturelle, des visages qui quelques jours plus tôt se vantaient de leurs succès journalistiques au restaurant.

Après avoir acheté quatre livres – et volé le cinquième, selon le rituel – sur un grand étal qui occupait un angle, je m’engageai dans une allée latérale et trouvai ce que je cherchais. Sur des planches posées sur des cartons, on trouvait tout ce qu’on pouvait imaginer d’antique ou plus simplement de vieillot. En fouillant un peu je dénichai une boîte à musique abîmée, avec une danseuse ridicule qui essayait de pivoter quand on l’ouvrait. Il lui manquait une jambe et la figure était brouillonne, mais le mécanisme fonctionnait. La mélodie cristalline égrenait la Lettre à Élise. Je l’achetai sans trop marchander et la glissai dans mon sac à dos. Une surprise pour Nina.

J’arrivai au bar avec dix minutes d’avance. J’aimais la solitude des bars, peuple de gens inconnus, de voix superposées, de conversations furieuses et hachées. Je demandai un rouge qui à la première gorgée me rappela l’ivresse de ma nuit à veiller Philip. Et avec elle la défaite prochaine, l’impasse imminente.

Nina me rejoignit, avec son sourire toujours prometteur.

— Alors, on compose un nouveau tango ? demanda-t-elle.

— En un sens, oui. J’en suis au moment où le type rentre dans sa pauvre petite chaumière et la trouve vide, la femme s’est barrée, elle a emporté les meubles, le vison, le piano, et n’a laissé que le chien, qui lui pisse sur la jambe avant de se barrer à son tour…

— Tu n’en rajoutes pas un peu trop ? hasarda-t-elle en buvant une gorgée de vin dans mon verre.

Je ne répondis pas tout de suite, perdu dans ses lèvres : Nina était capable de transformer le geste le plus ordinaire en débordement de sensualité.

— Détrompe-toi. Il manque encore la strophe où il découvre que sa sainte mère est une pute, et que son père, qu’il croyait mort au champ d’honneur, est un travesti qui porte le nom artistique de “Vanessa l’insatiable”…

Nina secoua la tête, hésitant entre la compassion et l’agacement.

— Tu vois ce qui arrive quand tu ne dors pas avec moi ? Le lendemain, tu es insupportable…

— Mais avec toi je ne dors pas : tu m’en empêches…

Elle commanda un verre de rouge et on but sans parler, même si son genou profitait du tumulte pour farfouiller entre mes jambes.

— La moisson a été bonne ?

— Moyen. Noelia est très connue ici, mais personne n’a pu me donner une piste fiable. Elle a été vue, dimanche dernier ou le dimanche précédent, allant de boutique en boutique, et j’ai parlé avec un jeune homme qui fabrique des instruments de musique. Elle lui avait commandé un ocarina et quand il l’a aperçue, il a voulu lui dire qu’il l’avait. Mais Noelia était pressée, elle ne s’est pas arrêtée… – elle soupira. C’est bizarre, tout ça, Nicolás.

Je payai sans rien dire et on sortit. Il était presque trois heures de l’après-midi et les plus gros commerces avaient déjà replié leurs structures en métal, leurs rayonnages et leurs breloques. On chargeait les cartons invendus dans les voitures et les fourgonnettes, et les chauffeurs faisaient le compte des sommes encaissées. La même scène se répétait un peu partout, mais des étals plus modestes attendaient encore le client qui sauverait la matinée. Nina me prit par la main et je ne la retirai pas. Jambon n’avait pas donné signe de vie et j’avais besoin de me sentir soutenu. On remonta l’allée centrale quand une voix appela Nina à grands cris. C’était la fille de la boutique de robes qui remontait la côte, hors d’haleine. Elle s’effondra presque en arrivant à notre hauteur.

Quand elle eut repris son souffle, elle dit, toujours haletante :

— Je viens de voir Noelia !

Un jambon calibre 45
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-1.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-2.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-3.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-4.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-5.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-6.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-7.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-8.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-9.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-10.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-11.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-12.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-13.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-14.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-15.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-16.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-17.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-18.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-19.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-20.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-21.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-22.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-23.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-24.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-25.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-26.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-27.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-28.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-29.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-30.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-31.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-32.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-33.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-34.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-35.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-36.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-37.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-38.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-39.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-40.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-41.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-42.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-43.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-44.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-45.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-46.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-47.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-48.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-49.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-50.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-51.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-52.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-53.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-54.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-55.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-56.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-57.xhtml
Liens1.xhtml
Liens2.xhtml
Liens3.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-58.xhtml