28

On s’assit presque au fond. Jambon au milieu du car, brandissant son paquet de sandwichs en guise de salut. Je lui dis par gestes qu’on verrait plus tard. Les petites vieilles soupiraient en me voyant si actif.

Le chauffeur était un type plutôt bas sur pattes et chauve, avec une épaisse moustache. Tendu et heureux. Ça se voyait. Il se regarda dans le rétroviseur, admira sa chemise bleu ciel à manches courtes comme si c’était un smoking. Je me dis que son genre était plutôt le bleu du mécano décoré de taches de graisse. Un autre type, en chemise bleu clair aussi, lui donnait des instructions et se moquait de lui. D’une voix trop grande pour sa taille, le moustachu lui cria d’arrêter de lui casser les couilles, qu’il savait très bien ce qu’il avait à faire et où bordel de merde se trouvait la cinquième dans ce tacot. L’autre descendit et je n’entendis pas sa réponse. Mais Rase-Bitume riposta qu’il n’avait pas intérêt à le faire chier, il faisait déjà une grosse faveur à cette putain d’entreprise et que ça faisait dix ans qu’on ne le laissait plus conduire à cause de cette saloperie d’accident, mais ils étaient tout miel maintenant parce qu’ils avaient besoin de lui. Alors que la vraie responsable du choc, insistait-il, c’était la vache.

Le silence dans le véhicule était profond.

La porte se referma dans un bruit d’air expulsé et il contrôla les billets. Le car était à moitié vide, expliqua-t-il à Nina, parce que c’était le dixième qu’on rajoutait ce jour-là, à cause de l’affluence de voyageurs. Nous étions seuls dans la partie arrière du véhicule, à l’exception d’une Anglaise efflanquée et endormie qui de l’autre côté du couloir berçait la chanson de son iPod.

Le moustachu arriva devant nous en ruminant une vieille insulte. Il prit les billets et gesticula au-dessus de nos têtes. De l’autre côté des vitres, le long du véhicule, des types habillés comme lui gesticulaient en rigolant et disaient adieu avec leur mouchoir.

— Connards ! murmura le mec. Je suis sûr qu’ils ont oublié.

Un de ces types montra un truc qu’il cachait derrière lui : une gourde de vin. Rase-Bitume soupira.

— À quelle heure arriverons-nous à Algésiras ? de­manda Nina.

— Sans doute dans la journée, répondit-il. Son haleine sentait le gin. Et encore, si je trouve la route, parce que ça fait une paie que je n’ai pas conduit ce genre d’engins…

— Ah oui, à cause de la vache, dit Nina.

— Pardi ! Mais pour eux, pas du tout, c’était parce que j’avais bu, parce que j’avais la vue basse… Vous voulez que je vous dise ? Si j’ai accepté de conduire cette nuit-là c’était parce qu’on avait parié, l’entreprise, elle peut aller se faire foutre. Dix ans à croupir dans les ateliers…

Il retourna à la portière, s’empara de la gourde et la posa à côté de son siège.

— Messieurs dames, un passager connaîtrait-il le chemin ? demanda-t-il.

Personne ne répondit.

— Alors, on n’est pas dans la merde ! commenta-t-il tout bas.

Il s’installa dans son fauteuil, démarra et on s’enfonça dans la nuit.

Au début, on sentait la peur des passagers, à l’exception des étrangers, qui ne comprenaient rien mais riaient de tout. À la sortie de Madrid, tout se compliqua. Certains se hasardèrent à donner leur avis et à conseiller un itinéraire. À un carrefour, il y eut divergence d’opinions : deux clans criaient que c’était “par là”. Le moustachu se gara, préleva une bonne dose à la gourde et Jambon surgit au-dessus de son dossier pour m’offrir des sandwichs. Je lui dis par gestes qu’on verrait plus tard.

Les gens n’étaient pas d’accord et Rase-Bitume s’essuya la bouche sur l’avant-bras avant de crier :

— Votons, camarades !

— Tu crois qu’on va arriver un jour ? dit Nina en rigo­lant.

— Aucune idée. Mais ce sera un voyage très démocratique. Tu as une pièce ?

Elle m’en donna une de un euro. Je lui demandai de siffler comme elle savait si bien le faire. Elle siffla et tout le monde se tourna vers nous. Je montrai la pièce au moustachu.

— Ah, putain, enfin un type sensé, s’exclama-t-il en attrapant la pièce au vol.

Une des petites vieilles sanglota en voyant que c’était moi. L’autre me cria d’avoir la foi.

Rase-Bitume lança la pièce, qui tournoya en l’air.

Elle retomba, roula et se perdit sous les sièges.

“Fito Páez l’a déjà dit dans une chanson, pensai-je. La vie est une pièce de monnaie.”

Le type se rassit, pressa sur sa gourde et prit la première à droite.

On voyageait depuis un bout de temps et la peur se dissipa quand on repéra le bar pour la pause réglementaire. On apprit que ce n’était pas le bon, mais on en profita pour fêter l’habileté du chauffeur. Le mec voulut offrir un verre à tous les passagers. Certains acceptèrent et rendirent la politesse. Le patron du bar, qui nous regardait avec étonnement, demanda à chacun, l’un après l’autre : “et pour vous, ça sera ?” Les petites vieilles s’installèrent au comptoir à côté de moi et Nina me sauva de la soif en commandant un whisky. Les petites vieilles demandèrent deux tilleuls et j’eus une pensée pour Philip.

— Et deux grands verres d’anis, ajouta la pleureuse.

On trinqua tous, tandis que le patron semblait sur le point de poser une question. Alors, un passager, un Basque carré et jovial, cria pour demander une nouvelle tournée, “et merde”. On trinqua de nouveau.

Le chauffeur invita à son tour, et un gringo bien parti revendiqua son droit à payer. Au bout d’une heure dans le bar, quelqu’un dit qu’il vaudrait peut-être mieux poursuivre le voyage, mais il fut unanimement conspué. Quand le chahut se calma, on entendit la voix de la vieille pleureuse dire :

— Connards, et elle vida d’un trait son troisième verre d’anis.

Nina s’amusait beaucoup et je dis non de la tête quand le patron voulut me servir un quatrième whisky.

— Vous allez où ? me demanda-t-il.

Nina répondit pour moi que nous allions sur la Costa del Sol et le type prit un air ébahi. Il allait dire un truc quand une sorte d’Allemand se déchaîna en entendant ce qu’il croyait être du flamenco. On se mit tous à battre des mains, sans l’Anglaise efflanquée, toujours branchée sur son iPod.

Avant notre départ, le patron offrit une tournée et il n’était pas question de lui faire un affront.

On trinqua à la fraternité des routes et au Destin.

— Et à sa putain de mère ! ajouta la petite vieille entre deux hoquets.

Quand on sortit, avant de monter dans le car, je vis une longue automobile noire sur le côté du bar. J’eus l’impression qu’il y avait des gens à l’intérieur. Mais j’étais trop vaseux pour penser à autre chose qu’au marchepied, qu’il ne fallait pas rater. Jambon m’offrit un sandwich et je lui dis par gestes qu’on verrait plus tard.

J’avais la certitude que nous étions perdus. On ne voyait pas de panneaux et la route était défoncée. Mais nous étions tous ravis. Nous chantions en chœur (moi, je fredonnais), et chaque fois que nous risquions de quitter la route et que Rase-Bitume redressait au dernier moment, les gens criaient :

— Ooooolééééé !

Et ils se remettaient à chanter.

On explora tout le répertoire populaire, sans négliger les chansons paillardes, où les petites vieilles ne gardaient pas leur voix dans leur poche. Au moment où l’un attaquait une berceuse, La Vache laitière, Rase-Bitume dit qu’on ne devait plus chanter, qu’on était comme dans un bateau dont il serait le capitaine, et oui ou merde quelqu’un savait-il où on était ?

Peu à peu, les gens sombrèrent dans la morosité. Nina se pelotonna sur le siège et me tourna le dos, la tête contre la vitre. Un voyageur, devant, se mit à ronfler. Sans doute Serrano.

Je ne pouvais pas dormir. Même le vertige des whiskies s’était évaporé. De nouveau, je sentais que quelque chose allait se briser en dix morceaux inégaux. J’allai au fond du car et vis qu’une voiture suivait notre sillage à distance respectueuse. J’aurais juré que c’était l’automobile noire entrevue au bar. Mais je n’en étais pas sûr.

Je retournai m’asseoir, un peu serré, parce que Nina, endormie, avait pris ses aises. Elle me tournait toujours le dos, la tête contre la vitre, les jambes repliées sur le siège. Je soulevai sa robe et j’avais vu juste : elle était nue, elle n’avait pas remis son tanga après être allée aux toilettes dans le bar. Je l’étudiai délicatement, comme si elle allait se casser. L’épiderme luisant dans la nuit, les fesses bien dessinées, la ligne foncée qui les séparait et descendait, indiquant par-derrière le sexe, tache douce et obscure.

En l’observant ainsi, bravant l’impunité du sommeil, j’eus l’impression d’être dans la peau d’un vieux vicelard épiant une gamine. Cette impression me plut. Je retroussai la robe jusqu’à la taille. Elle n’eut pas l’air de s’en rendre compte. Habillée, Nina respirait moins. Je laissai ma main jouer sur ses hanches et descendre dans les régions voisines de son sexe. Elle murmura quelque chose sans se réveiller. Mes doigts errèrent autour des lèvres, mémorisant la peau, et s’aventurèrent à toucher la sensation aiguë de sa touffe rasée. Elle ronronna dans son sommeil. Je laissai un doigt caresser les lèvres et remonter. Il toucha une zone sensible et je le regrettai, car elle bougea. J’allais renoncer, mais elle murmura avec ravissement un nom d’homme qui n’était pas le mien. Je piquai une rage. À deux doigts j’écartai les lèvres de son sexe, tandis que l’autre main cherchait lentement l’entrée. Sans se réveiller, elle répéta le même nom. Le doigt glissa à l’intérieur, juste un peu, et s’immobilisa, buvant une pulsation humide. La sensation que quelque chose allait se briser s’intensifia. J’attendis. Nina ne bougeait plus. Moi non plus. Mon doigt palpitait sur ses palpitations. Reprenant lentement l’initiative, il remua avec précaution, attendant la réplique de son corps qui me parvint enfin, accueillant. J’épiai son visage : elle feignait toujours de dormir. Le rythme s’accéléra, mon doigt devint un œil, une peau, une antenne émettant et recevant des sensations et des messages. Nous avions tout le temps, au milieu du néant et de la nuit, tandis que l’autocar cahotait sur une route qui n’était pas la sienne. Et avançait. Mon doigt aussi ; d’ailleurs il fut bientôt bu, expulsé et rebu ; maintenant, Nina, oubliant son rôle, jouait des hanches et le chevauchait vers une destination que je ne pouvais voir. On continua et finalement à l’intérieur de Nina quelque chose se répandit et se prolongea en tendres spasmes. Elle me mordit la main qui caressait son visage, continua d’exploser et explosait encore lorsque le car quitta mollement le macadam, glissa dans la terre meuble et se renversa au ralenti.

Un jambon calibre 45
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