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Au début, je croyais que c’étaient toujours les mêmes, quelques fourgonnettes qui se relayaient pour passer, disparaître de ma vue, faire demi-tour et repasser. Dix ou douze, toutes pareilles, qui répétaient ce cirque déprimant : les mêmes couleurs incertaines des carrosseries, les mêmes regards hallucinés des conducteurs, la meute d’enfants obscurs, les foulards chauffant la tête des femmes silencieuses, l’univers des vieux meubles empilés en pyramides sur les galeries. Ensuite, je notai des différences subtiles : soit les matelas recouvraient tout, soit ils étaient roulés ; une cuisinière, une table, des chaises, une cuvette de w.-c. trônait sur le tas de meubles, tel un symbole ou une protestation. Ce n’étaient pas les mêmes qui tournaient en rond, ils étaient des centaines et des centaines, semblables mais différents dans l’histoire globale d’un échec. Ils suivaient la route du port d’un Algésiras contaminé par leur accablement.
J’avais entendu parler d’eux et je connaissais l’insomnie de leur équipée par les journaux télévisés. Nina vit mon air de tango et compléta mes informations, tandis que Serrano conduisait en silence. C’étaient les Marocains émigrés, éboueurs des égouts du rêve européen. Ils rentraient chaque été, venus de tous les horizons de l’Europe où ils vivotaient pour que leur famille puisse survivre au Maroc.
— Et encore, ceux-ci ont eu de la chance, dit Nina. Ceux qui ont pu arriver en France ou en Allemagne, trouver un boulot de merde et un taudis à louer. Beaucoup meurent chaque année en partant de Ceuta ou des côtes du Maroc, en traversant le Détroit sur des embarcations de fortune pour essayer d’atteindre Cadix ou Algésiras.
— Ceux qui ont eu de la chance ? répétai-je. On ne le dirait pas.
Au port, on apprit que la traversée pour Ceuta était impossible avant la soirée : les émigrants silencieux monopolisaient toutes les places pour le retour au bercail. Dans deux mois, ils reprendraient la direction de l’opulence vacillante qu’ils voyaient d’en bas.
N’ayant rien d’autre à faire, on mangea un morceau dans un restaurant du centre.
— Il faut trouver un hôtel, dit Nina. Je rêve d’une douche et on ne peut pas garder cette voiture.
Serrano commença par protester, mais il se ravisa.
Et moi, j’avais vu trop de films, comme il disait :
— Plan A : on cherche un hôtel, pas trop cher…
— C’est la Visa qui paie, coupa Nina. C’est un jour pas comme les autres.
— Tout dépend s’il t’en reste beaucoup à vivre, mignonne. Mais puisque je ne paie pas, autant choisir un bon hôtel. On loue une voiture et on abandonne la nôtre dans un coin paumé.
Personne n’ayant envie de réfléchir, mon idée fut approuvée. L’hôtel était très bien, de plain-pied, les chambres donnaient sur des patios et des jardins arborés. Je ne protestai pas quand Nina demanda une chambre double pour nous et une individuelle pour Jambon. On se doucha l’un après l’autre et quand on se croisa à poil devant la salle de bains Nina me regarda dans les yeux.
— Tu m’as piégée, dit-elle, faisant allusion à l’épisode de l’autocar.
— Tout est contagieux ! répliquai-je.
Et je l’embrassai sur la joue avant de passer sous la douche.
Elle dormait déjà, toute nue sur le lit. Je m’étendis à côté d’elle sans la toucher. Je l’entendais respirer et je compris qu’à cet instant, elle n’en avait pas envie non plus. Je pris sa main et la pressai.
— J’ai peur, dit-elle.
— Nous sommes deux, maintenant, Nina. Pour la peur et pour tout le reste.
Elle me serra dans ses bras. En dépit de la chaleur lourde, je l’enlaçai aussi et on s’endormit dans cette position. Avant de fermer les yeux, je décidai d’appeler Lidia un peu plus tard.
J’avais dormi une bonne heure. Nina n’était plus là. Je m’habillai et sortis dans le patio. Je frappai à la porte de Serrano et il ne répondit pas. Le mastard avait le sommeil lourd. Je descendis à la réception, où je trouvai Nina qui parlait dans son portable.
— J’essaie de joindre Noelia, mais elle est partie pour Tanger il y a deux jours et n’est pas encore revenue à l’hôtel, se justifia-t-elle sans y être obligée.
C’est pourquoi je n’en crus pas un mot.
Un peu plus loin, Serrano sortit de la cabine téléphonique doublée en bois.
— Ça alors, un appel romantique à votre veuve ? demandai-je.
Il dit oui en baissant les yeux.
Il mentait très mal.
Il avait peut-être parlé à sa veuve, mais il avait aussi appelé la Momie.
— Pour ne pas être en reste, je vais m’appeler, je pourrai peut-être même me parler, dis-je.
Je fermai la porte et composai le numéro de Lidia.
Au bout de cinq sonneries, le répondeur se déclencha sèchement.
C’était le message timide habituel, ânonné par la vieille Lidia.
Après le bip, je sus que je n’avais rien à dire :
— Négrillonne, c’est moi. Toujours vivant. Je suis au Maroc, à la recherche de la rouquine. Je vais à Kabila, près de Tétouan, mais on devra peut-être aller jusqu’à Tanger…
On entendit un bruit et sa voix m’interrompit :
— Nicolás, où es-tu ? Dis-moi où tu es ! Je peux t’aider, tout seul tu ne vas jamais pouvoir…
Elle parlait, parlait, mais dans le combiné ses paroles étaient couvertes par la voix trouble d’un homme qui dit quelques mots que je ne compris pas.
— Nicolás ? répéta-t-elle. Où es-tu ?
— Pardon, je me suis trompé de numéro, dis-je avant de raccrocher.
Ce n’était pas Lidia qui avait répondu.
En tout cas pas la Lidia que je connaissais.
Quant à l’autre, je ne voulais pas la connaître, elle me faisait peur.