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Je posai un billet sur la table, demandai à Lidia de m’attendre et me précipitai vers la porte. Mais à ce moment-là quelques joyeux couples décidèrent de jouer à on entre ou pas, puis une serveuse me coupa la route avec son plateau chargé de bières, et deux vieilles se levèrent avec énergie, au risque de se briser sous l’effort. Je mis presque deux minutes à atteindre la rue et j’eus l’impression qu’elles duraient deux siècles. Je la cherchai du regard, sûr que je ne la verrais pas.

Mais je la repérai à une centaine de mètres de là, sous le halo de lumière d’un réverbère. Je m’élançai, freiné par les promeneurs du dimanche effrayés qui redoutaient que j’arrache leur sac, ou qui se retournaient pour voir mon poursuivant. Moi aussi, j’aurais bien aimé le voir.

Je descendis sur la chaussée. On avance plus vite, il suffit d’éviter les voitures. Elle était en vue et je ne m’étais pas trompé : je les reconnaissais, elle et sa robe. Elle ne cessait de se retourner et elle savait que je la suivais.

La chose arriva soudain, mais c’est vrai qu’on peut s’en douter une seconde avant ; je croyais que c’était encore une merde de Hollywood, mais pas du tout. Je sentais qu’il y avait un truc qui ne cadrait pas et quand la voiture se mit en travers, je compris de quoi il s’agissait. L’ombre volumineuse de Serrano se découpa à contre-jour et il la rattrapa en deux enjambées. Je voulus crier, la prévenir, mais trop tard. Je ne pouvais que courir et les rejoindre, sans savoir ce que je ferais ensuite, car Jambon l’entraînait par le bras vers la voiture et j’étais encore trop loin pour intervenir. Je me dis que dans les films le héros trouvait toujours le moyen de se tirer d’affaire : une moto non verrouillée, avec la clé de contact, des poubelles à pousser en direction du méchant, un caddie, n’importe quoi. Moi je n’avais rien, même pas de souffle. Je cherchai une pierre, une bonne pierre à lancer sur Jambon quand je serais plus près. Ce n’était pas très héroïque, mais ça détournerait son attention. Je cherchai sur le macadam, dans le caniveau, sans cesser de courir. Rien. Des emballages de chewing-gum, des capotes usagées, une chaussure de bébé ! Il y avait de tout dans la rue, sauf des pierres.

Je tombai, rebondis et poursuivis ma course, tandis que le nain égoïste que je laisse vivre en moi me soufflait que c’était mieux ainsi, qu’en fin de compte s’ils attrapaient la rouquine, ils me ficheraient la paix. Je lui clouai le bec, cet enfant de salaud ne comprenait pas que j’avais besoin de savoir. Noelia était presque à l’intérieur de la voiture, mais je ne pus éviter la Mercedes noire qui me coupa la route. Le chauffeur me lança un regard haineux, comme si mon sang crado avait taché sa précieuse voiture. Mais je ne saignais pas. Encore un bleu pour Nicolás Sotanovsky, le héros le plus lent du monde.

Quand je relevai la tête, la voiture de Jambon était encore là, mais plus Noelia. Et Serrano me salua de son caractéristique :

— Onsoir.

Je manquais de souffle pour lui rendre la politesse. Il ouvrit la portière et je m’affalai sur le siège à côté de lui.

— Où ? articulai-je.

— Où quoi ? demanda un Jambon offensé.

Je respirai à fond et libérai tout l’air de mes poumons. Mon cœur accepta de continuer à battre.

— Où est la rouquine ?

Il regarda ailleurs, rajusta le nœud de sa cravate qui aurait pu servir à l’amarrage d’un pétrolier, arrangea sa coiffure avare de cheveux dans le rétroviseur, qui aurait tenu au creux de sa main.

— Ça, vous devez le savoir, dit Jambon.

— Écoutez, Serrano, je l’ai vue. Je vous ai vus : elle essayait de s’échapper et vous l’attiriez dans la voiture. Où est-elle ? N’allez pas me dire qu’elle vous a glissé entre les doigts.

Son innocence enfantine s’effondra :

— C’est que… vous savez, elle avait un pistolet !

— Et pas vous ?

— Bien sûr que si – il sortit un canon et je regrettai d’avoir posé la question. Mais elle m’a pris par surprise. Et quand même, tirer sur une femme, vous me prenez pour qui ?

— N’essayez pas de me tirer les vers du nez, Serrano. Vous l’avez vue de près ?

— Elle est jolie, hein ? Elle ressemble aux gonzesses qu’on voit dans les films. Super-bien roulée ! Soudain confus, il se reprit : Excusez-moi, en fin de compte, c’est votre fiancée…

— Mais je m’épuise à vous dire que je ne la connais pas !

C’était inutile. Je m’allumai une cigarette.

— On se retrouve à la case départ, dis-je en pensant à la proposition de Lidia.

— Pas exactement. Vous avez de moins en moins de jours pour la retrouver.

Je descendis de voiture, refermai doucement la portière et fis le tour du véhicule. Arrivé à sa vitre, je demandai :

— Vous allez me suivre aussi ce soir ?

Il sourit d’un air gêné :

— Je ne pense pas qu’elle va réapparaître. Par ailleurs – il rajusta sa cravate –, je dois sortir. Une veuve du quartier, vous savez ? Une brave femme, très seule. Et sans enfants…

— Un bon plan, ça, dis-je en me rappelant Mar López et sa propre veuve.

Les veuves semblaient à la mode et je déplorai de n’en laisser aucune.

— En fait… je devrais vous suivre partout, mais hier je me suis un peu dispersé… Je l’ai emmenée au cinéma, vous savez ? Un film avec Stallone…

— Un choix romantique, Serrano.

— Et ce soir, je l’emmène danser. Voilà pourquoi je comptais vous demander de…

— Accordé.

Son visage s’illumina.

— Alors, vous…

— Je ne vais nulle part ce soir et vous avez un rendez-vous. Relax. On se retrouve demain à midi devant chez la rouquine, vous savez…

Tout confus, il remercia et démarra. Je lui adressai un au revoir en agitant la main.

Tout était ridicule et, pour cette raison sans doute, normal. Les tueurs à gages avaient un cœur, les victimes pouvaient être tolérantes et collaborer, et les policiers voulaient absolument fonder un foyer, même s’il fallait pour cela laisser un suspect en liberté. Un beau monde équilibré qui fonctionnait avec logique, à sa façon, et qui tournait rond, à sa façon. Sauf que Mar López n’était plus là pour apporter sa contribution d’absurdité à la grande absurdité universelle.

Et bientôt moi non plus je ne serais plus là.