1
Trois mots : largué, mais content. Voilà dans quel état j’étais ce vendredi matin, en allant à la poste, sac au dos et musettes en bandoulière. Mon ombre s’étira sur le trottoir presque désert et je me dis qu’avec un chapeau, je ressemblerais au Chinois de Kung Fu. J’étais tout petit quand on avait donné ce feuilleton à la télé, mais on l’avait si souvent programmé par la suite que je le connaissais par cœur. On bisse toujours les feuilletons. Comme les adieux.
J’étais mort de sommeil. J’avais passé la nuit dans les bars du quartier de Malasaña qui, en six mois de séjour en Espagne, étaient devenus les provinces de ma patrie provisoire. J’aurais pu laisser mes deux musettes dans l’un d’eux et les récupérer plus tard, mais j’avais préféré les trimballer de bar en bar et attendre le jour pour entrer dans mon nouveau domicile. Je ne voulais pas y débarquer comme un chien battu. Une voix naine dans ma tête me demanda quelle était la différence et je l’envoyai chier. Elle revint à la charge en suggérant que le moment était peut-être venu d’utiliser le billet de retour en Argentine, et je ne trouvai rien à répondre.
Il y avait toujours ces trois mots, mais il fallait peut-être les changer d’ordre.
Content, mais largué.
La Galicienne m’avait foutu à la porte au bout de deux mois d’idylle morose. Et pour être sûre que je ne reviendrais pas l’embobiner avec ce qu’elle appelait mon “bagout argentin”, elle avait mis dans son lit et dans sa vie un nègre de deux mètres de haut à tête de cannibale.
Largué.
Je l’avais senti venir et j’avais déjà préparé un plan B.
Content.
Depuis six mois que j’étais à Madrid, je n’avais pas écrit une ligne et l’ordinateur portable pesait dans mon sac à dos comme une faute.
Largué.
Maintenant, j’allais avoir deux mois de tranquillité pour écrire mon chef-d’œuvre.
Content.
Tous les vendredis, depuis que j’étais arrivé, j’allais voir à la poste s’il y avait une lettre à mon nom. Au cas où Elle me demanderait de revenir.
Largué. Ce vendredi, j’étais sûr d’avoir du courrier. Content. Je montai l’escalier et le vigile me dévisagea en bâillant. Au guichet de la poste restante, l’employée me regarda avec tristesse. Je ne la connaissais pas, mais ils se racontaient sûrement l’histoire de l’Argentin paumé qui venait tous les vendredis chercher une lettre au nom de Nicolás Sotanovsky. Ils disaient sûrement que j’étais un anachronisme postal à l’ère des courriers électroniques, et que mon apparition hebdomadaire relevait d’un romantisme digne d’éloges ou de moqueries.
Ce vendredi, toujours pas de lettre d’Elle.
Largué. Je ressortis et m’assis sur une marche. En prenant mon briquet pour allumer une cigarette, je sentis les clés dans ma poche et repris confiance : nouvelle maison, nouvelle vie. Et tout seul, cette fois. La propriétaire, une certaine Noelia, ne revenait pas avant octobre, m’avait dit le mec en me confiant la mission d’arroser les plantes et de m’occuper de la maison. Il me préviendrait si elle l’appelait, mais “avec Noelia il n’y a pas de problème, c’est une fille super”.
Deux Argentins, la quarantaine prospère, bien sapés, discutaient boulot à deux mètres de moi en ouvrant la bouche toute grande quand ils avaient un o à prononcer. D’après leur accent, ils venaient d’atterrir, mais en les écoutant je compris qu’ils étaient en Espagne depuis une bonne vingtaine d’années. J’enviai leur articulation méticuleuse. En six mois, la mienne s’était relâchée à force de fréquenter les bars et d’accumuler les erreurs.
Le soleil de Madrid était plutôt niais et mollasson. Mais on était en août, et dans deux ou trois heures il allait tous nous rôtir comme des steaks sur la braise.
J’eus envie d’une grillade dans la cour de mon père.
J’eus envie de boire un maté pas trop amer.
J’eus envie d’Elle.
Je fouillai mon sac à dos à l’aveuglette, ouvris la pochette en plastique et tâtai la photo. Comme si elle était imprimée en relief ! Une photo d’Elle. C’était un polaroïd assez ancien, mais le temps n’avait pas effacé ses traits. Ce qui n’aurait pas eu beaucoup d’importance, car j’avais gravé au bout de mes doigts chaque millimètre de sa peau. Une photo, tout ce qui me restait d’Elle. Même pas une bonne photo. Nue, la moitié de son corps gommé par le soleil, les seins, de vieilles connaissances, son sourire qui faisait encore mal, même de loin. Voilà tout le passé que je m’autorisais. Inutile de dire son nom, puisque je ne pouvais plus la nommer. Dans ma tête, la voix naine dit que mon départ avait été une fuite pour ne pas regretter son absence dans les lieux qui nous avaient vus passer. Comme la voix continuait son baratin, je laissai tomber. Mon histoire avec Elle, je la classais entre l’échec sentimental et la tragédie. Je le tenais dans la main, ce beau visage qui m’avait appartenu sans cesser d’être le sien, et qui était redevenu sa propriété exclusive, après rupture du contrat signé autrefois sur la serviette d’un bar. Plaqué parce qu’Elle en avait marre de jouer les muses d’un auteur qui ne se prenait au sérieux que pour mettre sa vie en scène. Alors, j’avais ramassé mes masques et, après les avoir entassés dans un sac, j’avais filé en Europe pour changer de décor, sans changer la pièce. Elle, c’était l’Inoubliable, qui le resterait tant que sur la photo son image et son corps complice me rappelleraient un truc que je ne voyais pas, mais qui ressemblait à une cuite sans conviction, à un soir de pluie sans cigarettes, à un dimanche solitaire et éternel. Chin chin.
— Comme c’est mignon, che ! dis-je en imitant leur accent, ivre de sommeil. Et maintenant, tu nous mets une jolie musique à la gaucho, et on se retrouve en plein tango, ouaiiis !
Les Argentins déguisés me regardèrent de travers et déclarèrent que “ces Galiciens, quand ils veulent imiter un Argentin, c’est la cata”.
Je me levai, il était temps de partir.
J’avais deux mots de trop pour décrire mon état.
Largué.
J’étais largué.
Mais je ne savais pas encore à quel point.