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L’immeuble où Mar López laissait filer les années et les occasions était une vieille construction grise de rouille et de fatigue. À quelques centaines de mètres, la Puerta del Sol marquait le kilomètre 0 de l’Espagne, mais ici, il sautait aux yeux qu’on ne pouvait pas aller plus loin. Des porches, une mosaïque de plaques annonçaient des affaires douteuses qui allaient de la philatélie à la chiromancie, sans oublier le chapelet de cours d’informatique qui proposaient de quitter la capitale de l’échec et de prendre la route du succès.

Je m’assurai encore une fois que personne ne m’avait suivi. La Momie devait considérer que la raclée dans le taxi avait été suffisante, au moins pour deux ou trois jours. Serrano n’était pas en vue non plus.

La plaque de Mar López était une copie fidèle de sa carte, mais dans un métal qui avait connu la dorure en d’autres temps. À l’extrémité supérieure gauche, recouvrant l’œil vigilant, un gros crachat desséché. L’ascenseur était une cage grillagée, ferrailles sombres et tordues surmontées de fleurs noires en métal tapissé de poussière. Au moment d’ouvrir la porte de cet engin à remonter le temps, quelqu’un l’appela dans les étages supérieurs. Je décidai de prendre l’escalier, car un rapide calcul me montra que cinq étages gravis sans hâte compenseraient les minutes d’avance à mon rendez-vous.

Au deuxième, je m’arrêtai pour allumer une cigarette et vis l’ascenseur descendre en grinçant comme un violon d’occasion. À l’intérieur, un type maigre enveloppé dans une insulte à l’été : une grosse gabardine.

La Momie.

Il ne me vit pas, car il examinait un épais dossier. Je m’assis sur le palier. C’était sûrement un piège. L’heure collait et dans le bureau m’attendait sans doute ce brave Jambon calibre 45, prêt à m’envoyer ad patres parce que j’avais trop vécu. C’était insensé : le délai était fixé à vendredi et on ne m’avait pas interdit de parler aux gens.

Sauf s’ils avaient trouvé Noelia et le fric, un piège n’avait aucun sens. Ils savaient où j’étais, pas besoin de monter un traquenard ou un faux rendez-vous. Le plus sensé aurait été de suivre le conseil de Lidia, de plier bagages et d’utiliser le billet de retour au bercail, valable six mois.

Ou de m’enfuir dans un autre pays d’Europe, c’était injuste de mourir sans avoir vu Paris ni compris que c’était une ville comme les autres. Oui, Paris, ou un voyage sans but dans l’Espagne inconnue, en passant par le village de la région d’Almería dont mon grand-père était originaire. Après, je pourrais rentrer à la maison et chercher un bon boulot dans un journal, ou dans la pub, écrire mon roman à mes moments perdus, vivre en couple stable avec Lidia ou toute autre Lidia non moins adorable et fiable, et ne plus chercher des paysages qui ne m’avaient jamais rien demandé.

Tout à ces pensées, j’avais gravi les trois derniers étages en caressant l’espoir d’un succès honnête dans la profession, sans me laisser domestiquer, sans renoncer à des principes diffus auxquels je tenais, et j’étais arrivé au cinquième, devant la porte du bureau de Mar López.

Une ampoule révélait la poussière collée au verre dépoli, et la plaque du détective sur la porte était à peu près comme je l’avais imaginée : sans mon nom pour partager des attentes infructueuses, mais couverte de chiures de mouches. Je devais peut-être ajouter les mou­ches à ma liste de survivants, à côté des pigeons.

J’attendis un peu, en fumant ma cigarette et en épiant les bruits.

Rien.

J’ouvris la porte, en déplorant de ne pas avoir pris le petit pistolet de Nina. Mais il n’aurait pas servi à grand-chose dans cette salle d’attente, à part tuer le temps, ce dont s’étaient déjà chargés les magazines jaunis qui dataient au moins de l’année de la mort de Franco mais pas de ses enseignements.

Point de toiles d’araignées festonnant le fauteuil des clients, et pourtant personne ne s’y était assis depuis des mois. J’en voulais pour preuve la poussière qui recouvrait une raisonnable imitation de cuir vert. “Vaches vertes, pensai-je, vaches vertes survolant les pigeons qui survolent les mouches et se conchient avant que tous, sans exception, me chient sur la tête.” J’essayai de me rassurer et repérai la porte du bureau, qui avait aussi un verre dépoli et de la lumière derrière. “Philip, appelai-je mentalement, Philip, ça ne se fait pas, saloperie de merde, on avait conclu un pacte, et les pactes ça se respecte, quatre parts égales et la rouquine pour toi, à condition de la convaincre, mais pas comme ça, Philip, la Momie vient de sortir de ce bureau, je ne crois pas qu’il soit allé chez la voyante d’à côté, les momies ne croient pas à ce genre de choses, donc il ne reste que le piège, le traquenard, cette putain d’embuscade pour éliminer un simple voyageur sans destin qui a refusé d’être un chat de ministre, entre nous personne ne le lui a proposé sérieusement, sinon allez savoir ce qui serait arrivé.”

Un peu calmé, je tournai la poignée de porte. Mon regard embrassa le bureau minable et les classeurs délavés, peinture verte sur le bleu, qui cachait mal la peinture grise d’origine, celle les murs.

Une table de travail héritée des précédents occupants qui avaient eu le pot d’échapper à cette souricière.

Deux chaises pour les visiteurs et de l’autre côté un fauteuil pivotant aux bords usés, fils prodigue de la vache verte qui avait déjà accouché de celui de la salle d’attente.

Si quelqu’un voulait peindre l’échec, c’était le moment idéal, le paysage adéquat : une prison sans barreaux ni issue possible, un calendrier dénonçant le temps avec deux mois de retard, des illusions mal rangées dans un coffre-fort encastré, grand ouvert.

Ah, j’allais oublier le cadavre de Philip Mar López, détective privé, preuve qu’il n’y avait pas d’autre moyen de sortir de là.

Un jambon calibre 45
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