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Techniquement, il ne faisait pas encore jour. Il manquait l’intervention en bonne et due forme d’un oiseau chantant dans le matin ou, à défaut, le refrain désaccordé d’un ivrogne saluant le départ de la nuit.
J’attendis.
En bas de la rue passa un ivrogne qui massacrait Asturies, patrie chérie.
Le jour se levait.
Grosminet n’était plus là et la première langue de lumière encore vacillante me montra que la silhouette sur le grabat n’était rien d’autre qu’une couverture froissée. J’essayai de me détacher, mais chez Serrano le concept de “mou” était proportionnel à sa taille. Certes, les liens cédaient, mais tout allait très lentement. L’aube m’avait redonné l’envie de vivre, de rouler la Momie et tout ce qui était momifié, pour me tromper tout seul, pour choisir tout seul de ne pas être un foutu chat de ministre.
Le soleil montait, montait, comme s’il avait trop dormi et cherchait à rattraper le temps perdu. J’entendis la porte et des voix : celle de Serrano et celle de la Momie, honteusement excitée, qui se rapprochait, tandis que celle de Jambon s’éloignait. Je tirai, tirai, tordis les mains pour en libérer une, mais j’obtins seulement d’augmenter l’écart entre les deux, un peu de mouvement. La Momie était derrière la porte. Il l’ouvrit, mais à cet instant son téléphone sonna. Il s’engagea dans une discussion serrée avec son interlocuteur, mais le ton était plus assuré. Il me tournait le dos et regardait de temps en temps dans ma direction. Son autre main tenait un long couteau ouvert, brillant et déjà très usé.
Les yeux toujours fixés sur son dos qui remuait à moins de cinq mètres de moi, je redoublai d’efforts pour me libérer les mains, en même temps que je m’étirais désespérément pour atteindre mon sac. La conversation ne durerait pas longtemps et moi non plus, sauf si je me détachais. Je pus ramener mon sac derrière moi et l’ouvrir laborieusement. Les mains nouées, que j’étais parvenu à écarter d’une quinzaine de centimètres, je cherchai la boîte de cigares et faillis crier quand j’entendis la Momie dire au téléphone “D’accord, je vous rappelle dans une demi-heure”. J’eus l’impression qu’il voulait couper la communication parce qu’il était pressé de me découper, mais son interlocuteur le menaça de quelque chose et il se vexa qu’on ait mis sa parole en doute, et moi, qui avais enfin atteint la boîte de cigares et libéré une main dans le dos tout en faisant semblant de dormir, je me rendis compte que je ne savais pas laquelle des deux contenait le pistolet, car j’avais enlevé la cellophane des deux et la Momie refermait son téléphone portable en même temps que je lançais mentalement une pièce de monnaie en l’air, que je revoyais retomber dans mon esprit, rouler dans mes souvenirs d’enfance, dévier en rencontrant un os-souvenir mal enterré, “Laika, tu fais chier”, et disparaître entre un amour d’adolescence et le nom d’Elle. J’en ouvris une au hasard pendant qu’ils se retournaient tous les deux, son couteau et lui. Je plongeai la main libre dans la boîte : j’avais choisi celle qui contenait les cigares.
— Vous fumez, demandai-je aimablement.
— Je ne fume pas. Et bientôt, vous non plus.
Il n’avait pas remarqué que mes mains, dans le dos, étaient détachées. Il faut dire que la Momie était euphorique. Il n’y a rien de plus ridicule qu’une momie enthousiaste.
— Arrêtez vos cachotteries, Sotanovsky. Je sais tout. Et éloignez-vous de ce sac, je ne fais pas confiance à Serrano : c’est un mou et comme vous êtes copains comme cochons, il ne va pas tarder à vous rejoindre.
Je m’écartai, les mains dans le dos, comme si j’étais toujours attaché. Mais j’avais raté mon coup, le pistolet était dans l’autre boîte, où il devait embaumer le tabac cubain. Je n’eus pas le loisir de réfléchir au problème, car le ricanement de la Momie me dérangea. On aurait dit un croassement.
— Enfoiré de Latino ! Allons, vous avez même failli me rouler. – Il se remit à ricaner et je faillis le supplier de me tuer tout de suite pour ne plus l’entendre. – Regardez ce que nous avons trouvé chez la pute brune. Sous le lit…
Il me montra le contenu d’un sac que je ne connaissais pas.
— J’y comprends que dalle, dis-je.
En réalité, maintenant, je comprenais presque tout.
— Moi, personne ne peut me rouler, décréta la Momie.
— Et le fric ?
— Maintenant, je sais où le trouver, ou plus exactement, où je peux trouver celui qui ira le chercher. C’est plus simple. Mais avant de vous tuer, je vais vous avouer une chose, Sotanovsky : ce qui me rendait fou, ce n’était pas de récupérer le fric, qui va me passer sous le nez, comme vous l’aurez deviné, ce n’était pas ce bordel dans lequel m’a entraîné cette salope de rouquine, qui aurait très bien pu mettre les voiles, c’était de ne pas savoir le pourquoi ni le comment.
Je pris peur en constatant que ses raisons d’aller au bout de cette histoire ressemblaient aux miennes, avec la subtile mais brutale différence que je paierais de ma vie cette curiosité, et pas lui. J’aurais voulu gagner du temps, attendre une distraction de sa part pour lui sauter dessus, mais finalement je ne pus qu’implorer sa pitié.
— Moi aussi, j’ai été une victime, la Momie. À quoi ça sert de me tuer ?
— Vous êtes né pour être une victime, pauvre type.
Il lâcha le sac et brandit son couteau, calculant la trajectoire et l’entaille, qui serait propre, définitive et brutale.
— Pourquoi Lidia ? demandai-je.
— Parce qu’elle devenait ambitieuse, et son copain le flic voulait jouer au plus fin. C’était une pute plutôt bizarre, votre copine, vous savez ? Mais elle baisait comme une déesse. Et arrêtez de me distraire, Sotanovsky, voyons, un peu de sérieux ! Votre histoire, c’est du passé, et je n’ai pas de temps à perdre.
— Vous avez déjà vu un chat qui parle ?
— C’est quoi cette connerie ?
— Je vous demande si vous avez déjà rencontré un chat philosophe, errant et maigre, noir comme la nuit, avec des taches blanches sur le ventre, les pattes et, pour être très précis, au bout de la queue ; un copain, ce chat, le genre à venir passer sa dernière nuit avec quelqu’un, ils connaissent la fatalité des chemins difficiles qui sont parfois les meilleurs même si ce sont les pires, la Momie, ils connaissent les femmes dangereuses qui sont parfois les meilleures même si ce sont les pires, et la loyauté, qui n’est pas la même chose que la fidélité, un truc typique des chiens ; le chat dont je vous parle connaît la différence et la valorise, comme il connaît la faiblesse des versions officielles et voilà pourquoi, même si on lui a dit et répété qu’il avait sept vies, il prend grand soin de la première, mais sans avarice, il la vit, les vies ça sert à ça, la Momie, à les vivre comme elles viennent, et s’il le faut on la risque et on n’en parle plus. Surveillez bien ce chat, la Momie, parce qu’il va vous sauter aux yeux quand vous vous y attendrez le moins, quand vous m’aurez coupé le cou pour couper cette peur que je vois au fond de vos yeux, car tout en sachant qu’il tente un saut mortel, le chat dont je vous parle n’hésitera pas à bondir, sinon il ne serait qu’un chat de ministre…
— Mais mais… ? s’exclama la Momie, en regardant derrière lui avec inquiétude.
Il baissa son surin, voulut prendre son pistolet, recula d’un pas et sursauta d’effroi en entendant le miaulement terrifiant d’un chat quand on lui écrase la queue. Il perdit l’équilibre et je bondis, les pieds attachés et les mains libres, avec l’énergie du désespoir et l’ignorance des probabilités statistiques. Oui, je bondis.
— Ne lui marche pas dessus, fils de pute, ne marche pas sur mon copain ! criai-je en retombant sur son corps squelettique.
Sans penser à le désarmer, je me mis à cogner, à cogner comme jamais je n’avais cogné personne, j’avais attrapé ses cheveux à deux mains et je faisais frénétiquement rebondir sa tête contre le sol, et ces bruits secs retentissaient dans toute la maison vide. Ce n’était pas moi qui cognais, mais l’Autre, le locataire pusillanime et visionnaire – “je te l’avais bien dit” – qui tuait la Momie à défaut de me tuer, moi. Et mon locataire savait, dans un dernier sursaut de trouille, qu’un instant de trêve, une once de doute, une miette de pitié et nous étions perdus. Voilà pourquoi il avait pris l’initiative de ce tam-tam frénétique avec la tête de la Momie, qu’il interrompit enfin quand une crampe me paralysa les bras et que je pus le persuader de lâcher les cheveux ensanglantés. Alors, la tête retomba avec un bruit mat. Je me levai, les jambes tremblantes, et retombai sur le côté, épuisé. Les liens autour des pieds étaient des serpents qui me mordaient les chevilles et j’eus soudain le sentiment d’être plus vulnérable qu’au long de toute la nuit précédente. J’essayai de m’emparer du couteau de la Momie, mais il s’y agrippait avec une telle force que je dus couper les cordes sans avoir pu desserrer sa main morte.
En titubant, je visitai toute la maison, zigzaguant dans les couloirs, de pièce en pièce, et aboutis dans une chambre où je trouvai deux chaises, une table et deux grabats. Un ensemble crado et sommaire. Un sac sur chaque lit. J’étais glacé et ma sueur était une couche de glace répugnante. Sur la table, une bouteille de whisky à moitié pleine. Je l’empoignai et en avalai une longue gorgée, laissant deux cascades de cet alcool médiocre dégouliner au coin des lèvres. Il me brûla la gorge, mon estomac fit un triple saut périlleux et ma tête se brisa en dix morceaux inégaux. Mais ils étaient paresseux, ils m’appartenaient et je n’aurais aucun mal à les réajuster. Je reposai la bouteille, il y avait une table, deux, trois, et même aucune. La bouteille faillit tomber, mais je la rattrapai. Je reconnus l’étiquette de cette marque infâme que nous avions utilisée pour suborner les gardes à la frontière marocaine. J’éclatai de rire, assis sur un grabat parsemé de zones dures. “Voyons l’équilibre de la tête, hop, en bas et sans les mains.” C’étaient des piles de briques qui consolidaient le grabat, vu le poids exceptionnel de Serrano. J’eus plus de mal à relever la tête et, me sachant sur un lit ami, j’eus envie de m’accorder une pause. Mais je ne pouvais pas, je sentais mauvais, très mauvais, une puanteur qui me venait de l’intérieur. Je finis par trouver la salle de bains. L’abandon était gravé sur les murs de cette bâtisse que même les squatteurs avaient quittée. Mais la salle de bains était conçue pour un séjour prolongé, un refuge pour disparaître si nécessaire. Je me dis que la Momie devait être dans de sales draps s’il s’était caché là, et qu’une douche était mon plus cher désir, pour effacer l’odeur. Mon locataire se plaignit faiblement, il n’était pas logique de rester là une seconde de plus. Je lui imposai silence et me déshabillai. L’eau glacée me remit les idées en place. Je ne trouvai pas de savon, mais j’utilisai un énorme flacon de shampoing pour bébé.
Une fois séché, je jouai les somnambules, errant à poil dans la maison, lisant tout haut les graffitis des murs et ânonnant le refrain d’une marche patriotique de mon pays que je croyais avoir oubliée. “Cabral, soldat héroïque…” Je n’avais jamais eu de sympathie pour ce Cabral, un grand homme qu’on nous apprenait à admirer en classe, “couvert de gloire, le prix de la victoire”, dont le seul mérite avait été de se mettre sur la trajectoire d’une lance qui, disait-on, était destinée au général San Martín. “Il donne sa vie ! et devient immortel” ; il succomba à son obéissance et, selon la version officielle de l’Histoire, au lieu de pleurer sur son sort, il déclara qu’il mourait content, car nous avions “battu l’ennemi et ainsi, grâce à son audace il sauvait la liberté naissante de la moitié d’un continent”. Avant de mourir pour cette cause, il était caporal, en récompense on le nomma sergent. “Honneur, honneur au grand Cabral !” Post-mortem, bien sûr.
Une moto matinale vrombit dans une rue proche et je me secouai. Ma chemise maculée du sang de la Momie me donnait des haut-le-cœur et les quelques vêtements que j’avais dans mon sac ne valaient guère mieux. Je voulais me sentir propre, au moins extérieurement. Je retournai dans la chambre et sans accorder un regard à la silhouette qui gisait je récupérai mon sac et celui qu’il avait apporté. Dans la chambre où ils dormaient, je pris au pied du lit de Jambon une de ses immenses chemises hawaïennes, délicatement repassées par sa veuve. Je trouvai aussi une liasse de feuillets que je reconnus. Je les glissai dans une poche de mon sac et voulus prendre un jeans. En le sortant, je fis tomber la boîte de cigares, qui roula, s’ouvrit et libéra le petit pistolet argenté.
La chemise de Serrano aurait pu accueillir trois femmes superbement roulées à côté de moi. Trois. Je voulus enterrer leur nom mais Laika était partie en vacances et elle ne répondit pas à mes sifflets.
Avant de filer, je jetai un dernier coup d’œil sur la pièce, c’était nécessaire. Par terre, auréolé de sang, emmitouflé dans sa grosse gabardine noire, la Momie ressemblait à un immense chien efflanqué au museau proéminent, définitivement mort.
J’allais franchir le seuil quand j’eus une illumination et lançai à la cantonade :
— Merci, Grosminet. Merci pour tout.
J’attendis, mais il n’y eut pas de réponse. J’enfilai le sac à dos et mis l’autre en bandoulière. Kung Fu en chemise hawaïenne. Au moment de refermer la porte derrière moi, je crus entendre une voix féline et connue qui me disait :
— Il n’y a pas de quoi, Nicolás. Et fais gaffe aux ruelles obscures.
En descendant l’escalier, j’entendis le téléphone portable de la Momie qui sonnait avec arrogance.