21

— Tu aimes ce que tu vois ? demanda Lidia.

J’aimais. Beaucoup. Elle ne ressemblait en rien à la fille brillante et un peu brouillonne qui pendant des années avait été presque une sœur pour moi. Elle avait changé, pas seulement à cause de la robe courte, décolletée et moulée qui la déshabillait, ou de la coupe de cheveux, ou des courbes que je lui découvrais maintenant, après tant d’années. C’était autre chose dans le regard, une friponnerie nouvelle et pourtant vieille comme le vent. Et encore autre chose que je ne parvenais pas à préciser.

— Ce qui me rend perplexe, c’est ton nouveau look. Je te préviens que je suis moulu et que je ne pourrai retenir la meute de mâles qui va te sauter dessus…

Elle rit, et son rire aussi avait changé. Les cœurs des mâles de la brasserie – y compris le mien – se mirent à battre à coups redoublés.

— Il y a une solution : tu n’as qu’à les coiffer au poteau…

— Qu’en serait-il alors de mon prestige international de chevalier errant et désintéressé ?

Je voulus prendre le biais de la plaisanterie que nous avions si souvent emprunté ensemble, pour éviter des routes plus compromettantes.

Mais tous les carrefours me ramenaient au même point : ses jambes fascinantes, sa silhouette sensuelle qui me surprenait, ses seins qui se tenaient sans assistance. Et ce regard. Lidia avait toujours été une jolie fille, mais cachée, comme si elle avait honte d’être belle. Je m’aperçus que jamais je ne l’avais imaginée nue, exercice que je pratiquais même avec les bonnes sœurs ; et sa façon habituelle de s’habiller ne facilitait pas les choses. Mais cela n’expliquait rien. Une jeune femme ne peut cacher ce corps sous aucun tissu, mais je fus déconcerté par la certitude que je ne l’avais jamais vue à la plage en Argentine. En dépit des changements, il n’y avait ni maquillage ni régime intensif. C’était l’attitude, comme un papillon qui dit je suis là et j’en ai marre de cacher mes couleurs.

— Tu veux que je te dise où tu peux te le mettre, ton prestige de chevalier errant, Nicolás ?

Sa voix.

C’était et ce n’était pas la voix de Lidia. Plus âpre, et en même temps plus soyeuse. Une voix qui portait la mémoire de nuits brûlées dans les incendies de draps inconnus, d’aurores sans questions ni noms. Une voix dangereuse, pour elle-même et pour celui qui l’écoutait de près.

Je l’examinai plus attentivement. Et ne trouvai trace de l’amie à qui j’avais confié tant de tourments et de projets à peine ébauchés. C’était une autre femme. Très désirable.

— Je crois que l’irrigation du mâle ibérique et policier a fait du bien à ma petite fleur de la pampa…

— Manolo n’y est pour rien. Mais il est vrai que grâce à lui je me suis sentie aimée, il est si empressé… Elle sourit encore une fois. Et très macho.

— Olé !

— Depuis combien de temps nous connaissons-nous, Nicolás ? Onze, douze ans ? Et pendant tout ce temps, cette succession de fêtes et de confidences, quand tu venais chez moi au moment où tout s’effondrait, pendant tout ce temps, tu n’as jamais eu envie de moi ?

— Je…

— Détends-toi, c’est ma colère et elle n’est dirigée que contre moi. L’histoire de ma vie change ce soir, j’ignore si c’est en pire, mais elle change.

Je sirotais mon bourbon en l’écoutant parler.

— Si quelqu’un peut comprendre ça, c’est bien Nicolás Sotanovsky. N’oublie pas que pendant des années j’ai été la première et bienveillante critique des récits que tu écrivais entre l’amour de ta vie et le suivant : Deux en un, le locataire toujours présent et relégué, à l’intérieur du corps gouverné la plupart du temps par l’autre moitié… Tu croyais en avoir l’exclusivité ? Non, Nico. Ça m’arrive aussi, mais à ma façon. Dès l’adolescence, j’ai compris que j’avais un corps séduisant, mais je le cachais. Et je l’ai caché aussi à mesure que le temps passait et que venaient les illusions et les garçons qui me plaisaient, qui s’approchaient, attirés par mon intelligence, ils caressaient l’idée, mais finissaient par s’en aller avec une autre plus évidente qui exploitait son éternel petit capital de nichons minuscules et de jeans moulants. Moi, je dissimulais mes charmes, camouflais mes courbes et cachais mes jambes au-dessus du genou. Finalement, j’ai découvert le sexe par le truchement d’un mec plutôt maladroit, dans l’obscurité furtive d’un jardin, pendant que dans la maison une grande amie écartait les jambes dans ma chambre pour se taper le garçon qui me plaisait le plus, tomber enceinte, le cocufier avec tout le quartier et divorcer cinq ans après. C’était le jour de mon anniversaire. Je venais d’avoir quinze ans.

Elle se redressa, croisa les jambes, balança le pied comme un pendule, aspira une profonde bouffée de sa cigarette et enchaîna :

— Quand maman est morte, je suis allée faire des études à la capitale. J’avais tant d’illusions ! Je croyais qu’il suffirait d’arriver et de laisser s’exprimer l’autre Lidia, celle que tu vois, jusqu’alors reléguée dans un épisode trouble et secret, et dans l’intimité de ma chambre quand je me masturbais avec fureur devant la glace, la porte fermée à double tour et le tourne-disque à plein volume, en surveillant mes gémissements, Nicolás, en mesurant l’intensité du pauvre et cendreux plaisir que je m’accordais…

Je me tournai vers les autres tables, gêné.

— L’ennui, c’est que rien ou presque n’a changé, à l’université, et pourtant je vivais seule, débarrassée de ce putain de qu’en-dira-t-on du village. Je me suis installée, comme une conne de princesse en haut de sa morne tour, dans l’attente du prince clairvoyant qui saurait jeter un pont entre les deux Lidia…

— Attendre si longtemps un prince, et me voir apparaître…

— Il n’y a pas eu de prince. En tout cas pas de pont. Et on s’est habituées toutes les deux à vivre ainsi : ta Lidia de toujours menant sa barque de nuits vides, et moi guettant le bon moment pour l’assassiner. Bien sûr, il n’est pas facile d’assassiner quelqu’un qui fait partie de soi, même si c’est une partie stupide et réprimée. Ça reste sa propriété. Il faut être patiente, encaisser les affronts non éclaircis, les plaintes non criées, tisser la haine en fibres fines, Nicolás, jusqu’à ce qu’elle devienne épaisse et sans retour.

Je crus qu’elle allait pleurer et que ma main envelopperait les siennes pour un soutien innocent, que tout serait de nouveau sous contrôle : l’éternelle amie vaguement amoureuse à qui je ne voulais pas faire de mal, voilà pourquoi je préférais ne pas concrétiser. Mais elle ne pleura point, ce n’était pas la Lidia habituelle, mais une femme très attirante qui avait une sorte de dureté au fond des pupilles et cette voix qui changeait tout.

— Mais bon ! soupira-t-elle en croisant les jambes sur la banquette, ton histoire est plus urgente et a une date de péremption. Parlons-en.

Elle sortit de son sac un livret de Caisse d’épargne et me le tendit :

— Toutes mes économies à la banque – devant mon sifflement admiratif, elle précisa : La vieille Lidia était une fourmi qui engrangeait pour l’hiver, sans voir qu’elle n’avait jamais quitté l’hiver. Celle d’aujourd’hui, bébé, est une cigale qui veut chanter et voyager…

— Je ne comprends pas… Avec ton salaire au journal…

— Tu ne veux pas comprendre, mais laisse-moi t’expliquer : je manie des informations, des contacts, des choses qui valent de l’argent en politique ou dans les affaires. Et seule une conne scrupuleuse comme ta Lidia aurait laissé échapper ces occasions. J’ai de l’argent, mes papiers en règle, personne ne soupçonne ma double vie. Donc, on s’en va. Tu ne peux pas rester à Madrid avec ces types sur les talons.

— Je peux gérer, je crois.

Elle sortit un papier de son sac. Le portrait-robot ne me faisait pas justice, mais c’était moi.

— Ton copain le détective pensait pareil, Nicolás. Et on lui a dessiné un deuxième sourire. Un grand sourire éternel, à hauteur de la gorge…

Je ne dis rien, parce que je n’avais rien à dire. Contrairement à la nouvelle Lidia :

— Personne ne remarque les mendiants, mais ils voient tout, derrière leurs châteaux en carton. L’un d’eux t’a vu entrer hier soir et ressortir ce matin de l’immeuble de Mar López. On a trouvé ton nom sur un agenda, et le numéro de téléphone de la petite pute, mais personne ne les a associés…

— Sauf le sagace Manolo.

— Tout juste. Et il m’a apporté le dessin pour avoir mon avis. Je lui ai menti. Je lui ai dit qu’hier soir nous avions dîné ensemble en repassant les notes de ton reportage, et que nous étions restés chez moi très tard…

— Génial. Maintenant, non seulement un maffieux de troisième ordre veut ma peau, mais un policier de deuxième ordre rêve de m’assassiner. Je progresse, négrillonne.

— Arrête tes conneries. Il n’a pas adoré, mais si ça ne lui plaît pas, tant pis pour lui. En outre – et elle sourit de nouveau –, je peux être très persuasive…

Je ne lui demandai pas comment elle avait obtenu le dessin, mais je l’imaginai. Et j’ai beau me détester d’avoir ce genre de réaction, quelque chose dans mon entrejambe fatigué redressa la tête.

— Tu ne peux pas continuer comme ça, Nico. Ou bien ces maffieux te descendent, ou bien la police finit par te mettre sur le dos la mort du détective.

— Alors ?

— Alors, je te prends en location pour un temps, déclara-t-elle en tapotant son livret. Nous partons demain parcourir l’Europe, ou l’Afrique si tu préfères. Si tu ne veux pas que je demande à Manolo de t’arranger un passeport, je sais où en acheter un faux qui peut te faire traverser n’importe quelle frontière. Nous disparaissons de cette carte où personne ne veut de toi. Ensuite, nous avisons. Avec ça, nous avons de quoi vivre un bon moment dans le luxe. Je ne te demande aucun engagement : nous quittons le pays et restons ensemble le premier mois. Ensuite, tu fais ce que tu veux ou tu restes avec moi. À mon avis, tu devrais supporter un mois de vacances ensemble. Je me trompe ?

Je la regardai de la tête aux pieds, sans me retrancher dans les souvenirs ni brandir un bouclier de principes. Je la regardai comme on regarde une femme qui promet et qui a de quoi tenir ses promesses.

— Je pense que je pourrais survivre, Lidia.

Je ne l’appelai pas “négrillonne” et elle s’en aperçut. Je lui pris la main. Ce fut une caresse d’un homme à une femme, qui contenait toute la tendresse et le reste, sueur et lutte des corps comprises.

— Mais je ne peux pas partir. Et ce n’est plus par peur de te faire du mal, il faudrait quand même que j’apprenne à avoir peur. C’est à cause de moi. Peux-tu me dire ce que je fous en Espagne ? Je vais te le dire : je fuis. Mais comme j’y mets beaucoup de paresse, ça ne se voit pas. Et je fuis des souvenirs minuscules mais affûtés ; je fuis pour ne pas livrer bataille ni croire en quelque chose. Je fuis, car même si ça paraît plus dur, rien de plus facile que de remplir deux musettes et de prendre la route…

Elle me regardait sans broncher, comme si elle comprenait.

— Tu es adorable, Lidia. Et moi je suis un crétin de ne pas t’avoir remarquée plus tôt. Je pourrais tomber amoureux de toi et te pourrir l’existence. Quand cette histoire sera finie, si la proposition tient toujours, et je ne parle pas du voyage, mais de toi, je me déciderai peut-être. Mais pas maintenant. Maintenant, je ne recule pas d’une case sur l’échiquier, je ne jette plus les dés, je ne demande plus de cartes ; je m’en tiens à ce que j’ai, et advienne que pourra.

— Nicolás…

— Non, c’est décidé, je ne changerai pas d’avis. Pas cette fois. En outre…

— Nico…

— Ça a l’air con, mais il faut bien que je me décide un jour à dire je reste ici et voyons ce qui se passe…

Elle plaqua la main sur ma bouche :

— Je suis bien d’accord, Nicolás. Je comprends et je suis d’accord.

J’étais un peu vexé qu’elle n’insiste pas davantage, mais je ne le lui dis pas. Ses doigts traînaient sur mes lèvres et l’un d’eux glissa même dans ma bouche.

— Tu viens ce soir ne pas dormir avec moi ?

Je dis oui d’un signe de tête.

C’est alors que je la vis.

Derrière les vitres, Noelia me regarda un instant et tourna la tête. Elle portait la robe rouge que j’avais vue sur la photo, qui flotta quand elle se sauva en courant.

Un jambon calibre 45
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