11

Je titubais. Aucune des rares voitures que je croisai ne se soucia de moi, et la tête des conducteurs, décapitée au ras du pare-brise, n’avait pas non plus un air très sobre. Le monde était ivre et les feux de circulation envoyaient des lumières de sept couleurs différentes, sorte d’arc-en-ciel électronique au pied duquel était enterré un égout : on était loin de la marmite pleine d’or. J’avais la tête pleine de ronflements : ceux des locataires des immeubles qui m’entouraient, ivres de sommeil, mais pas de rêves. Je marchais en zigzag, un des nombreux poivrots de cette ville ivre de routine et de chaleur. Je me dis que si je faisais la tournée des bars de Malasaña, je pourrais retrouver José, le type qui m’avait refilé les clés de Noelia, mais je me rappelai qu’il devait quitter Madrid pour quelques semaines. Voilà pourquoi il m’avait donné son numéro de téléphone. Un numéro recopié de travers. Par lui ou par moi ?

Un chat noir et maigre, avec du blanc sur le poitrail et les pattes, me jaugea un moment, redoutant le coup gratuit, mais comprenant que je n’étais pas le genre à taper sur quiconque, il retourna à sa bagarre inégale avec un sac d’ordures qui dissimulait peu de protéines.

— Pas de pot, Grosminet.

— Que tu crois ! s’exclama le chat. Ça pourrait être pire. Avec tous ces maris qui restent en ville pendant que leur famille est sur la côte, ceux qui ne mangent pas en ville préparent des tonnes de bouffe qui finissent à la poubelle.

— Tu as tout prévu, dis-je, manière de dire quelque chose.

Je ne voyais pas quel sujet de conversation pourrait intéresser un chat des rues.

— Mon cher, soit tu t’en sors, soit tu plonges. Avec tous les petits malins qui s’amusent à botter le cul aux chats, et tous les chauffards, on n’a pas intérêt à avoir la trouille. Mais je me débrouille. Et toi ?

— Moi ? Plutôt bien, merci.

Il me toisa de la tête aux pieds.

— On t’a flanqué une belle raclée, mon vieux.

— Ça se voit tellement ?

— Plutôt. Mais tu lui as rendu la pareille, hein ?

— Heu…

— Même pas une modeste riposte ? s’étonna-t-il.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre, chat de merde !

— Aïe, sale affaire ! Enragé et pas un coup donné. Sale affaire. Écoute, dit-il compréhensif, moi aussi j’ai connu ça, mais ce n’est pas grave. Les bagarres pour les sacs d’ordures font partie du métier de félin, et par-dessus le marché, avec la crise il y a beaucoup de concurrence du côté des humains…

Je marchais lentement et le chat était toujours à mes côtés.

— Et ton dîner ? demandai-je.

— Il y a plus de sacs-poubelles que de journées. Par contre, ils sont rares, ceux qui s’arrêtent pour tailler une bavette.

— Peut-être qu’ils n’osent pas…

— Allons donc. C’est plutôt qu’ils ne me voient pas. Ils se regardent le nombril et ne voient qu’un chat qui fouille dans les poubelles. Si tu es petit, ils murmurent “le pauvre” ou te balancent un coup de latte, ou les deux à la fois. Et ils poursuivent leur chemin. Qui peut s’intéresser à un foutu chat des rues ?

— Quelqu’un que je connais, dis-je en pensant à Lidia. Elle les récupère, leur donne à manger, les emmène chez le vétérinaire…

— Et finit par les castrer, conclut-il d’un air sceptique. Méfie-toi des femmes trop compréhensives, Nicolás. Elles sont émues par les rebelles, mais elles cherchent à les domestiquer…

— Je ne suis pas un rebelle. Je suis un…

— Un crétin. Je le sais, Nicolás. J’en saisis le sens, mais pas la signification exacte. Mais ça sonne bien : cré-tin.

J’étais vexé.

— Comment tu sais mon nom ?

— C’est toi qui l’as dit, c’est aussi toi qui as dit que tu étais un crétin. Tu parlais tout seul pendant que je dînais et j’ai eu de la peine…

La goutte qui faisait déborder le vase.

— Mais enfin, chat de merde ! De la peine pour moi ? Je suis un professionnel. Je mange ce que je gagne, je n’ai pas besoin de faire les poubelles !

Il ne se troubla pas.

— Que veux-tu que j’y fasse ? Que je mette une cravate et que je m’achète un ulcère ? Je suis un chat des rues, pas un apprenti raté…

Ce chat avait réponse à tout.

Je m’affalai sous un porche, comme un sac de pierres. Il s’étendit élégamment à côté de moi, mais à distance respectueuse.

— En plus, poursuivit-il, je fouille dans les ordures, mais ce sont mes ordures, les ordures de ma terre. Qu’en est-il de tes propres ordures, Nicolás ?

— Chauvin ! accusai-je sans enthousiasme. Un chat crado, maigre, et xénophobe par-dessus le marché.

Il se hérissa :

— Sûrement pas. Je descends d’une lignée de félins socialistes. Mon arrière-grand-père a fait la guerre et j’ai un oncle qui est chat de ministre. Je ne te dis pas la vie qu’il mène, ce salaud. Je parle du chat, bien sûr. Nourriture spéciale, coiffeur, et on lui amène une femelle de temps en temps ! L’ennui, c’est qu’on ne le laisse pas choisir.

— Toi, tu choisis beaucoup, entre les gouttières et les décharges…

— Pardi ! On a ça en commun, Nicolás. On choisit les matraques, les coups de pied, les femelles à problèmes et les chemins difficiles. Mais on choisit. Mon cousin, chez le ministre, non : le larbin choisit pour lui.

J’avais trop mal pour lui répondre. Discuter avec les félins, c’est épuisant. Et puis ma tête résonnait comme si c’était mon deuxième cœur, battu comme plâtre.

— Si tu le dis…

— Nous sommes libres, Nicolás. Et ça n’a pas de prix.

— Mais si, Grosminet, ça en a un : les bastons, les coups de pied, les femelles à problèmes, les chemins difficiles. Tout le monde a un prix, mais les types dans notre genre sont plutôt soldés…

— Parle pour toi. Moi je suis heureux de cette vie. Il m’en reste encore six, et j’en ferai ce que je voudrai.

— Ce n’est donc pas une légende ?

— Qu’est-ce que j’en sais ! Côté doutes, je ne perds pas mon temps à vérifier. Je vis au jour le jour, c’est-à-dire la nuit, et quand quelqu’un s’approche, j’attends le coup. Les rares fois où je reçois une caresse, ça a plus de valeur que les femelles parfumées de mon cousin ou cette connerie d’aller chez le coiffeur.

— En réalité, tu es jaloux du sort de ton cousin, voilà pourquoi tu idéalises cette liberté de merde pour n’aller nulle part, dis-je en me renversant en arrière, à moitié endormi. En fait, tu as un complexe d’infériorité refoulé, Grosminet. Si tu aimais vraiment cette vie, tu n’échafau­derais pas toutes ces théories, tu essaierais de vivre aussi longtemps que possible.

Il me lança un regard amer.

— Et toi, d’où sors-tu ce baratin psychanalytique ?

— Pendant un an j’ai couché avec une psychologue, dis-je en fermant les yeux. Tu n’imagines pas tout ce qu’on peut apprendre dans un lit.

— Ah, les Argentins ! Vous êtes tous pareils, dit-il avec mépris.

Il hocha la tête et se pelotonna.

Il s’endormit en même temps que moi.

Un jambon calibre 45
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-1.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-2.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-3.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-4.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-5.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-6.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-7.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-8.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-9.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-10.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-11.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-12.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-13.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-14.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-15.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-16.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-17.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-18.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-19.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-20.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-21.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-22.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-23.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-24.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-25.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-26.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-27.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-28.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-29.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-30.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-31.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-32.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-33.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-34.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-35.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-36.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-37.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-38.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-39.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-40.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-41.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-42.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-43.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-44.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-45.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-46.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-47.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-48.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-49.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-50.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-51.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-52.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-53.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-54.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-55.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-56.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-57.xhtml
Liens1.xhtml
Liens2.xhtml
Liens3.xhtml
MEP_Num_JambonCalibre45EPUB-58.xhtml